Derrière la porte du salon de musique...

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- Mademoiselle Winter… concentrez-vous.

- Oui, Smitt.

- Parbleu ! Qu’avez-vous donc aujourd’hui ? Vos gammes sont épouvantables.

- Plus que d’habitude ou ai-je battu le record de nullité au piano ?

- Mademoiselle, ce n’est pas drôle ! Ma question était sérieuse.

- La mienne aussi. Et combien de fois vous ai-je demandé de m’appeler « Alice » ? Nous nous connaissons depuis ma naissance.

- Ce n’est pas convenable.

- Quoi ? Ma prestation ou le fait de m’appeler par mon prénom ?

- Les deux. Recommencez à partir du la de la troisième ligne.

Tougn.

- Mademoiselle…

- Excusez-moi.

Tougn. Tougn.

- C’est mieux ?

- La réponse est négative, j’en ai peur.

- Ne peut-on pas arrêter un moment ? Cela fait déjà plus d’une heure et demie et je ne me sens pas très bien.

- Êtes-vous souffrante ?

- Juste fatiguée. Je n’ai pas bien dormi cette nuit.

- Avez-vous besoin de quelque chose ?

- Un verre d’eau me ferait du bien.

- Je vais vous le chercher ! Et j’avertirai miss Grendwil de votre état.

- Je vais bien, Smitt.

- Vous êtes, ma foi, plus pâle qu’à l’accoutumée. Attendez-moi, je n’en ai pas pour longtemps. Allongez-vous sur le sofa si vous vous sentez…

- Je préfère rester assise.

- Comme vous voulez. Je me hâte.

Les deux battants de la porte du salon de musique se refermèrent sur un monsieur Smitt complètement paniqué.

Clac.

Je soupirai.

L’horloge, au fond de la salle, flanquée de deux bibliothèques, et égrenant le Temps de son tic-tac régulier indiquait onze heures moins le quart.

Les angoisses de ce matin et le cauchemar de cette nuit ne m’avaient pas laissés me rendormir.

D’un regard absent, je fixai les touches noires et blanches du clavier.

Je n’aimais pas le piano.

Je lui préférai le violon, l’harmonica, ou la harpe. La flûte et le hautbois étaient agréables aussi. De même que ce curieux instrument écossais que l’on nommait « cornemuse ».

Le piano, c’était trop… commun, trop « rangé », trop classique. Même si j’aurai menti en affirmant ne pas aimer sa musique. Encore fallait-il savoir en jouer.

Je poussai un nouveau soupir et me levai.

Le salon de musique servait aussi de bibliothèque et, autrefois, de bureau.

Je fis quelques pas hésitants en direction de la fenêtre et regardais dehors.

L’allée principale menant aux grilles qui fermaient le Manoir Winter m’apparue dans toute sa longueur. De chaque côté de la route, des platanes âgés d’au moins un siècle agitaient leurs branches dénudées sous le vent.

J’essayai de me représenter l’endroit du temps de mon arrière-grand-père, lord Charles Edouard Winter. En vain.

Les lieux me paraissaient tellement intemporels que je ne pouvais imaginer qu’un jour ils furent différents de ce qu’ils étaient aujourd’hui.

Un grincement léger résonna dans mon dos.

Je fis volte-face.

La porte de la pièce était entrouverte.

- Smitt ! Vous m’avez fait une de ces peurs ! Entrez donc !

Personne ne me répondit.

- Smitt ?

Silence.

- Smitt, si c’est une blague, elle n’est pas amusante.

Sauf que Smitt ne me ferai jamais une plaisanterie de ce genre pensai-je aussitôt après. Surtout s’il savait que je n’étais pas au mieux de ma forme.

La porte restait immobile et je ne voyais personne derrière la mince fente qui séparait le premier battant du second.

- Ce n’est qu’un courant d’air, Alice, me rassurai-je.

Et dire que j’avais eu si peur à cause d’une porte qui s’ouvrait à cause du vent !

Je devais vraiment avoir les nerfs à vifs pour perdre ainsi mon sang-froid !

Mais la fenêtre du salon de musique était fermée...

Un long frisson me parcouru l'échine.

Je déglutis péniblement. Et, alors que je tentais de me ressaisir, la porte gémit de nouveau et s’ouvrit en grand…

Les deux battants rebondir violement contre les murs.

Je sursautai et mon cœur se mit à cogner de plus en plus fort dans ma cage thoracique.

Deux enfants se tenaient sur le seuil. Une fille et un garçon.

La fillette avait les cheveux châtain clair, légèrement ondulés, qui cascadaient sur ses épaules frêles et s’arrêtaient au milieu de son dos. Une rose blanche était glissée dans sa chevelure, sur le côté gauche. Elle portait une simple robe de soie noire, déchirée par endroits, qui faisait ressortir ses yeux d’un bleu changeant.

Le petit garçon, lui, avait les cheveux blancs comme neige et arborait une rose noire sur le côté droit. Il était vêtu d’une chemise blanche trouée et d’un pantalon assorti. Ses yeux étaient du même bleu que ceux de la fille.

Tous deux avaient la peau blême sur laquelle ressortaient des veines bleuâtres et violettes, et affichaient une mine grave, mais aucun ne portait de chaussures.

Ils me fixaient de leurs regards si semblables que s’en était… troublant.

- Comment êtes-vous arrivés ici ? Vous êtes les enfants d’une domestique ?

Ils continuèrent à me dévisager, en silence.

- Vous vous êtes perdus ?

Toujours rien. Pas la moindre réaction, pas même un battement de cils.

Si je ne voyais pas leurs poitrines se soulever et s’abaisser au rythme de leurs respirations, j’aurai juré être face à des statues ou des poupées.

- Euh… Je m’appelle Alice, je suis l’héritière des Winter… et euh, vous êtes dans mon manoir… euh, ahem… vous avez faim ? Soif ? Monsieur Smitt, qui est mon précepteur, ne devrait plus tarder à présent, il pourra vous…

- Alice.

Je me figeai. Ils avaient parlés exactement en même temps et de la même voix.

Un large sourire illumina leurs frimousses.

- Ton reflet est mort.

- Pardon ?

- Ton reflet est mort.

- Mon reflet ? Que voulez-vous dire ?

- Ecila est morte.

- Ecila…

Le nom que j’avais entendu dans mes rêves. Celle que j’étais dans cette forêt lugubre.

- Ecila est... mon reflet ?

- Ecila était ton reflet.

- Mais… ça n’a aucun sens ! Qui êtes vous ? Comment êtes vous au courant pour…

- A, L, I, C, E. Ton nom dans ce monde. À l’envers ça donne E, C, I, L, A. Ton nom dans l’autre.

Alice, Ecila. Mon cœur rata un battement. L’autre moi, celle qui était morte. Un reflet… Un autre monde…

Mais c’était quoi ce bazar ?!

Pourquoi Smitt ne revenait-il pas ?

Pourquoi ces enfants étaient-ils si… étranges ?

Il ne manquerait plus qu’ils fassent allusion à ce « jeu » dont j’avais tellement entendu parler dans mes songes et j’allai devenir folle.

- Alice, c’est à toi de finir le jeu.

Ah, bah c’était officiel : j’étais folle.

- C’est encore un rêve, n’est-ce pas ? Je me suis assoupie en attendant Smitt et c’est tout. Vous n’êtes pas réels. Je vais me réveiller et…

- Et si c’était avant le rêve et maintenant la réalité ?

- Non. C’est impossible.

- C’est ce que disent les gens qui ne croient en rien.

- Vous êtes fous !

- Peut-être. Mais peut-être aussi que cette « folie » fait de nous des êtres lucides. Contrairement à toi.

Je serrai les poings.

- Allez-vous en. Sortez d’ici et n’y revenez plus.

- Si nous faisons cela, le jeu ne se terminera jamais.

- Ça m’est égal.

- Tu ne sauras jamais qui tu es.

- Je sais déjà qui je suis. Sortez.

- Ni qui a tué tes parents.

- Quoi ?!

Les enfants m’adressèrent une grimace et s’enfuirent en courant.

Sans réfléchir, je me précipitai à leur poursuite.

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