Murmure dans le jardin

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La lamentation des violons emplissait la salle de bal d’une atmosphère nostalgique.

Je poussai un profond soupir.

Assise sur une chaise au coussin de velours pourpre, un peu à l’écart des autres invités qui se pressaient aux alentours du buffet de mets raffinés et délicats ou sur la piste de danse, je m’ennuyais ferme.

Ma robe de velours bleu nuit s’étalait autour de moi, tel les pétales sombres d’une fleur fanée et mes cheveux, que j’aimais porter détachés, étaient retenus par un ruban anthracite. Je croisai les bras sur ma poitrine, emprisonnée dans un corset noir un peu trop serré.

- Mademoiselle Alice, ce n’est pas une position adaptée à votre rang ! Vous êtes une aristocrate, mademoiselle ! La digne héritière de vos défunts parents ! Tâchez de vous comporter comme telle !

- Miss Grendwil, je vous remercie de votre sollicitude mais… une fête entre nobles n’est jamais très divertissante.

La vieille femme, dont les cheveux d’un gris clair étaient arrangés en un chignon d’une perfection à faire pâlir les plus savants coiffeurs d’Angleterre, m’adressa un regard réprobateur.

Sa tenue se résumait à une robe de satin vert foncé, au décolleté léger agrémenté d’un collier de perles rosées ; deux rubans d’un vert plus effacé fermaient à l'arrière le faux-cu pour reprendre l’expression de mon précepteur, le vénérable monsieur Smitt.

En d’autres termes, ma gouvernante était à la fois sobre et élégante, et représentait à elle seule l’archétype parfait d’une anglaise pur souche : raffinée, sachant se contenir et ne s’écartant jamais de la place qu’attribuait la naissance. Elle était gentille et je savais qu’elle ne voulait que mon bonheur mais… je ne l’appréciais pas vraiment.

Je savais que c’était horrible de dire cela alors qu’à la mort de mes parents, deux ans plus tôt, elle avait tout fait pour me soutenir et avait refusé de m’abandonner, même lorsque je lui en avais donné l’ordre. Cependant, la vie était trop brève pour se laisser dicter sa conduite. Je ne voulais pas devenir une aristocrate bien élevée à la tête de la famille Winter, un trophée de choix pour les nobles masculins qui se bousculeraient dès le jour de mes dix-huit ans pour me demander en mariage dans l’unique but de s’enrichir davantage. J’avais déjà reçu de nombreuses lettres enflammées, toutes plus hypocrites les unes que les autres. Elles avaient alimentées les cheminées du Manoir Winter pendant plus d’un mois.

Non. Je n’étais pas ce genre de fille qui se laissait faire sans rien dire parce qu’une femme n’était qu’un ornement, un objet dans notre société. Je ne le serais jamais, cet objet, plutôt mourir.

- Mademoiselle Alice… Il n’est même pas vingt et une heures … Et il y a beaucoup de jeunes gens de votre âge, comme le lord Brandon par exemple. C’est un joli garçon, et riche de surcroît. Il vous conviendrait parfaitement…

- Si on aime les hommes bien en chair, il est vrai qu’il est attirant. Le seul problème sera la coucherie, il risquerait de m’écraser… il faudra que je me débrouille pour être toujours au-dessus.

- Mademoiselle Alice Lydia Elisabeth Winter ! Ce sont des propos inconvenants dans la bouche d’une jeune fille de votre rang, sans parler du vocabulaire dans lequel vous l’exprimez…

- Pardonnez-moi, miss Grendwil.

- Voilà qui est mieux.

- Pourrai-je me retirer dans mes appartements ?

- Comme je vous l’ai dis précédemment, il est encore tôt… et c’est vous, l’hôte, c’est votre manoir. Il ne serait pas très courtois de délaisser ainsi vos convives.

- Je prendrai alors l’air dans le jardin de derrière.

- Le jardin ? Mais… mais mademoiselle, il fait nuit… et nous sommes en décembre…

- Justement, l’air frais me fera du bien.

- Je ne parlais pas vraiment pour vous, mademoiselle Alice. Je sais bien que le froid ne vous dérange pas outre mesure. À vrai dire c’est pour ma santé que je m’inquiétais.

Je réprimai un sourire.

- Vous n’avez pas besoin de m’accompagner, vous savez. Je n’en aurai pas pour longtemps. Je reviendrai remplir mon rôle d’hôte juste après m’être aéré l’esprit.

- Mais…

- Promis.

Je me levai et, après une petite révérence, je délaissai ma gouvernante.

Je me faufilai entre les invités et atteignis l’autre côté de la salle où j’ouvris une porte donnant sur un long corridor. Je refermai le battant d’un claquement sec.

La musique et les rires me parvenaient étouffés, lointains, presque irréels.

Avec un soupir de soulagement je m’élançai dans le couloir, retenant la traîne de ma robe afin de faciliter ma course.

Les murs de bois sombre étaient couverts de portraits de mes aïeuls. Je n’en connaissais aucun et aucun ne m’avait connue. Les lustres, en cristal et représentant des motifs complexes, étaient à un intervalle de quinze pas environs, faisant ressembler le corridor à une étrange marelle de ténèbres et de lumière.

Le couloir s’élargit en haut d’un étroit escalier en colimaçon. Sans la moindre appréhension, je commençai à descendre les marches quatre à quatre. Les seuls bruits que je percevais étaient les battements frénétiques de mon cœur, le sifflement de ma respiration, l’écho de mes pas contre la pierre et le froissement du velours de ma robe à chacun de mes mouvements.

Enfin, j’atteignis le vieux portail de fer noir. Un rosier et un lierre s’étreignaient en un enchevêtrement de métal presque mouvant. À travers les barreaux, je pouvais distinguer la fontaine de l’ange, à l’ouest et les arbres de la petite allée qui menait au labyrinthe végétal, au nord.

Sans plus m’attardée sur l’étrange beauté de la grille, je saisis la poignée glacée et la tournait d’un geste sec avant de pousser le portail qui émit un grincement sinistre.

Le jardin, qui avait plutôt les dimensions d’un parc de taille respectable, était un des endroits que je préférais dans le manoir et surtout, il était le lieu où enfant je me cachais lorsque j’étais contrariée. Une lune à moitié mangée par des nuages noirs éclairait en partie mon refuge, dispensant une lumière argentée plus ou moins intense qui faisait scintiller la pelouse aux herbes folles couvertes d’une fine pellicule de givre.

D’un pas léger, je me dirigeai vers la fontaine. L’eau était prise dans un étau de glace irrégulier. Ronde, en marbre noir veiné de blanc, avec en son centre une statue représentant un ange déchu aux ailes repliées et tenant dans sa main droite une épée brisée. Triste, il avait la tête baissée et les yeux clos. C’était par ses yeux que, normalement, l’eau de la fontaine s’écoulait. Pas en jets puissants, mais comme de vraies larmes, douces et lentes.

Je touchai la pierre froide et lisse. C’était devenu un rituel depuis le temps ; ma manière de dire au jardin que j’étais de retour en quelque sorte.

Après cet acte symbolique, sinon pour les autres du moins pour moi, je pris le sentier pavé et le suivis. Au bout du chemin qui serpentait paresseusement, encadré par des sapins centenaires et immenses, je distinguai l’arche de grès blanc et les deux gargouilles de chaque côté qui veillaient sur l’entrée du dédale. L’odeur de la résine était forte, sucrée et épicée à la fois. Entre et sur les dalles de pierres sombres, polies par les nombreuses allées et venues des habitants du manoir au cours des siècles écoulés, des aiguilles ocres et sèches.

Je m’arrêtai enfin au seuil du labyrinthe. Sur la clef de voûte étaient gravés un A et un C entrelacés. En dessous figurait une inscription, partant du sommier gauche et se déroulant sur les claveaux jusqu’au sommier droit : Un reflet pour un rêve, un rêve pour une ombre, une ombre pour un cœur, un cœur pour un monde.

Ce charabia ne signifiait rien pour moi, mais il éveillait ma curiosité depuis que j’étais toute petite. Adressant un sourire complice à l’énigme qui, une fois encore, me laissais sans réponse je me mis à observer les sentinelles immortelles du labyrinthe. La gargouille de droite ressemblait à s’y méprendre à un chat avec des cornes de diable faisant le gros dos, le poil hérissé, des ailes de chauve-souris déployées autour de lui dans une position de défis, la bouche ouverte en un feulement silencieux. Son regard minéral me transperça lorsque je le croisai.

Un long frisson me parcouru l’échine et cela n’avait rien à voir avec la température avoisinant zéro de cette nuit de décembre.

Un peu troublée, je dévisageai le deuxième gardien. Un lapin, d’après ses grandes oreilles et sa queue en pompon. Sauf que le lapin en question abhorrait une montre à la place du cœur et qu’il possédait des sabots en guise de pattes arrières.

Je poussai un soupir, créant un petit nuage de vapeur blanche qui se dissipa presque aussitôt, comme un spectre s’efface à l’approche de l’aube.

Les murs du labyrinthe étaient une haie d’if épaisse et haute de plus de cinq mètres, avec en son centre des rosiers et des ronces, tel un cœur épineux et inaccessible. Personne ne savait qui au juste l’avait construit, mais il avait toujours fait partie du patrimoine des Winters, au même titre que le manoir d’ailleurs. Je devrai dire que j’en avais l’habitude : la grande majorité de mes ancêtres avaient des idées assez originales, extravagantes ou complètement excentriques. Le quart avait fini à l’asile. Heureusement pour moi, il s’agissait de parents de la branche secondaire, dont la plupart ne vivait même plus en Angleterre. Cela n’avait donc pas réellement porté atteinte à l’honneur de la famille.

Ma mère avait été ravie de découvrir le dédale végétal. Mon père l’y emmenait souvent. Le labyrinthe semblait bien entretenu, pas une touffe ne sortait du rang, pas un brin d’herbe entre les pierres des allées, pas une fissure sur les gargouilles ou la voûte, et pourtant je n’avais jamais ni vu ni entendu parler d’un jardinier qui viendrait s’en occuper.

Mon paternel, lord William Henry John Winter, m’affirmait qu’il était magique.

Je l’avais souvent supplié de me le faire visiter, comme il le faisait avec maman.

Il avait toujours refusé. Selon lui « toutes les magies n’étaient pas bienveillantes et une petite fille ne devait pas s’exposer aux ténèbres ».

Mais je n’étais plus une petite fille.

Je fixai les méandres brumeux du labyrinthe. Je ne m’y étais jamais risquée, même après la mort de mes parents. Cependant, aujourd’hui…

Un « dong » grave retentit, résonnant dans l’air nocturne.

Puis un autre lui fit écho, et encore un autre. En tout neuf coups sonnèrent.

Big Ben venait d’annoncer vingt et une heures.

Miss Grendwil devait commencer à s’impatienter, voir à s’inquiéter.

Je devrai retourner auprès de mes convives. Après tout, ils avaient répondus à mon invitation, la moindre des courtoisies serait d’être présente, même si je me faisais plus l’effet d’une poupée obsolète que d’une aristocrate en bonne et du forme. Néanmoins… je me trouvais devant le labyrinthe, l’unique endroit du manoir qui m’avait toujours été interdit…

Pourquoi ne pas y jeter un rapide coup d’œil ? La fête pouvait bien attendre quelques minutes de plus, non ?

Au moment où je m’apprêtais franchir le seuil du dédale, une violente bourrasque me percuta de plein fouet.

Et, derrière le sifflement du vent, je crus entendre un murmure ténu.

Une voix étrangement familière et en même temps totalement étrangère.

Le chuchotement se tut, et le vent retomba.

Je n’avais pu saisir qu’un seul mot.

Un nom.

Le mien.

La voix avait dit « Alice » très clairement.

Peut-être même le répétait-elle en boucle.

Le brouillard s’était épaissi à l’intérieur du labyrinthe : alors même que j’étais juste en dessous, je ne distinguais que difficilement le A et le C de l’arche.

Je déglutis et fis la première chose intelligente de cette soirée : je pris mes jambes à mon cou et fuis le jardin sans un regard en arrière.

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