Chapitre 5

5 minutes de lecture

Notre esprit ne nous permet de voir que ce qu'il estime possible. Du moins, c'est ce que le docteur affirme. D'après mon expérience dans cette chambre, ce soir-là, je le crois volontiers. Car je n'ai pas vu tout de suite le golem. Tout d'abord, il y avait cette jeune fille adossée à une chaise, face à nous. Je me souviens m'être dit qu'elle devait être terrifiée mais, en réalité, c'était moi qui l'était. Elle semblait très calme, au contraire, presque absente. Ensuite, il y avait cet incroyable désordre, comme si une guerre miniature avait été menée ici, dans cette seule chambre : le lit était enfoncé sur lui-même, des morceaux de meubles et des tas de plâtre parsemaient le parquet qui n'était pas non plus épargné par la ruine. Dans le mur sur notre droite, un énorme trou dessinait en creux une forme étrange qui perçait presque une ouverture vers l'extérieur. Puis, j'ai noté la grande armoire effondrée sur le sol. Alors seulement j’ai pris la mesure de la force qu’il avait fallu pour renverser un meuble aussi lourd et provoquer de tels dégâts, et je l'ai vu. Un instant, c'était une masse hétéroclite de briques et de plâtre amoncelés en une pile étrange et bancale. La seconde d'après, on reconnaissait l’énorme forme humaine et les matières inertes disparaissaient. Mes yeux ne parvenaient pas à assimiler les deux à la fois, comme sur ces portraits qui, selon l'orientation, révélaient une jeune fille ou une vieille dame. Puis il bougea, se retourna, et mon esprit opta définitivement pour la silhouette humaine, haute de près de trois mètres, et pour le sentiment de menace qu'elle représentait. Soudain je vis le docteur contourner la chose, se diriger vers la jeune fille et s'asseoir face à elle sur une chaise encore intacte. Sans se retourner, il m'apostropha :

- C’est ici que j'aurai besoin de vos talents. Il va nous falloir un peu de temps, à mademoiselle Édith et à moi. Soyez assez aimable d’occuper la créature en attendant.

Je n’en croyais pas mes oreilles. Il me laissait seul face à cette chose pour… discuter avec une jeune fille ?

- …et si vous pouviez veiller à éviter de le provoquer… Un golem est une manifestation de colère pure. Tant que nous n'en aurons pas déterminé la cause avec certitude, il restera extrêmement dangereux…

Et il se pencha vers la fille, lui chuchotant d’un air de confesseur des mots inaudibles. Devant moi, le golem ne bougeait toujours pas, mais tout ce corps étrange respirait la tension. Comment étais-je censé le retenir ? En attirant son attention ? Là où on aurait dû situer un visage, il n'y avait qu'une masse brute et informe. Et pour autant que je pouvais en deviner, il pouvait tout aussi bien être sur le point de se jeter sur moi. À un moment, il tourna ce qui lui tenait lieu de tête vers le fond de la pièce. Semblant alors s'apercevoir du manège du docteur, il pivota si vite que j'eus à peine le temps de réaliser que je saisissais le pied d’une table de nuit et la lui balançais à la tête. Je ne vois pas ce que j'aurais pu faire d’autre pour l'empêcher d'aller s’en prendre au docteur et à la jeune fille mais, même ainsi, c'était réellement la mauvaise idée de la journée. Bien entendu, mon arme explosa sans l'affecter le moins du monde, mais il nota ma pitoyable tentative et se tourna à nouveau vers moi. Je compris alors distinctement ce que signifiait « une manifestation de colère pure ». Ce fut soudain comme s’il explosait dans ma direction, et je n’eus que le temps de me laisser tomber, sans chercher à définir une direction, ni même à amortir ma chute. Je roulai sur moi-même tandis qu’une masse compacte de briques me tombait dessus. Je l'évitai de justesse, me remis sur pied d’un coup de talons et sautai dans la foulée de l'autre côté du lit. Profitant de ma sécurité temporaire, la douleur me prit par surprise et je perdis une seconde à me masser l'épaule sur laquelle j'étais tombé. Le golem ne m'en accorda pas plus. Sans avoir même l'air de noter l'énorme lit de bois massif qui lui bloquait le passage, il se projeta en avant et je dus autant éviter le meuble qui éclatait que mon poursuivant. Puis, juste au moment où je me demandais combien de temps je pourrais lui échapper, la voix du docteur me parvint, calme, mais avec un écho d'impatience :

- Lisez-moi le mot sur son front. Je n'arriverai à rien sans ça… Elle ne peut rien me dire…

Je ne compris pas tout de suite. Non seulement parce que j'étais à ce moment occupé à éviter les bras que la créature balançait vers moi dans un terrifiant moulinet, mais aussi parce que cette demande n'avait aucun sens : le mot sur son front ? Cette chose était un tas de briques vivant qui employait toute sa force colossale à me broyer, et je devais lui examiner le front ?

Et puis il y eut une sorte de miracle : le golem s'était encastré la jambe dans le parquet, et j'entrevis soudain ce dont le docteur me parlait. Vers l'avant de la masse qui lui servait de tête, à l'endroit approximatif où on y aurait trouvé un front, il y avait comme des lettres tracées à la peinture. J'eus à peine le temps de penser à les lire : le parquet éclata à l'endroit où la jambe du monstre s'était trouvée coincée et il me fallut fuir à nouveau. Le docteur s’impatienta :

- Alors ? Qu'est-il écrit ?

- On dirait que ça se termine par… burg… ou brug…

À chaque fois que j'en avais l'occasion, je me tournais pour attraper un bout de mot au vol. Et puis, enfin, j'eus la certitude que je l'avais :

- Lichtenburg ! Il est écrit Lichtenburg !

La joie de ma découverte me distraya une seconde. Il n’en fallut pas plus à mon adversaire pour me coincer dans un angle de la pièce. Je savais qu'un seul coup de poing me tuerait sur le champ, et la panique commençait à m'empêcher de réfléchir. Mais le monstre ne bougea pas. Mieux : au bout d'un moment, ses deux bras de pierre retombèrent le long de son corps. Et tout d'un coup il commença à s’effondrer comme un château de sable à marée haute. Dans un vacarme épouvantable, il redevint un simple tas de gravats. Seule la tête avait gardé un semblant de forme mais, sur le front, les lettres avaient disparu. Alors, dans le silence encore hanté d'échos, s’éleva un sanglot timide mais déchirant : face au docteur, la jeune fille pleurait.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Jean-François Chaussier ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0