Chapitre 4

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Je me débarrasse de mon blazer gris sur la patère de l’entrée. Puis sans attendre Papa, Maman ou Willow, je viens me positionner sur l’un des quatre cercles de connexion situés au beau milieu de notre salon.

Dès que mes pieds entrent en contact avec la surface vitreuse, l’émission de mon dispositif auriculaire s’interrompt pour laisser la main à la toute puissance physique du Fil. Une lumière bleue me transperce à la verticale. Il m’est désormais impossible d’échapper au flux d’images émanant du Réseau. Celui-ci est fort, omnipotent, complètement détaché de la réalité. Il n’a rien à voir avec les projections du mécanisme portatif vissé aux os de mon crâne, à l’arrière de mon oreille droite. Avec lui, le Fil se déploie aux quatre coins de mon esprit en écrasant toutes les pensées que je pouvais tenir. Je ne vois plus les contours de l’appartement. Je n’entends plus les sons du voisinage. Je ne perçois plus rien d’autre que les images et les messages du Fil. Cette intrusion est brutale, violente, excessive.

Peu habituée à abandonner mes résistances, il me faut une longue minute chaque jour pour accepter la violation de mes pensées. Et cependant, dès que je lâche prise, les sensations sont là. L’impression d’être un esprit sans attache, de flotter au travers d’un nuage de bien-être, d’appartenir à une entité collective qui fait tout son possible pour satisfaire le moindre de mes besoins… Le Fil est une drogue dont certains ne redescendent jamais. C’est le cas pour mon père, branché du matin au soir sur des programmes abêtissants. Serai-je, un jour, aussi fatiguée de lutter contre cette société que lui ?

Le Fil n’attend pas ma réponse pour m’envelopper d’une musique apaisante. Et brusquement, mon désir de contrôle se désintègre. Le Réseau m’envahit. Je ne suis plus Rain, la marginale d’Urbania, mais une spectatrice parmi tant d’autres, profitant du flash d’informations quotidien.

Après la diffusion d’un générique vieillot, le communiqué débute par une visite dans le Laboratoire de la cité. Entre deux paillasses carrelées, un scientifique en blouse blanche se tient devant les caméras pour vanter les vertus miraculeuses de sa pilule « Répare Tout ! ». D’après son témoignage, si je prends une dose de son remède dès la fin du reportage, je serai immunisée contre toutes les maladies de la planète pour une année entière. Et mon corps pourrait même se remettre des suites d’un grave accident. Un premier bandeau publicitaire, détaillant les bienfaits des barres énergétiques Kaoring pour mon corps, met fin à cette annonce. Et tandis que des paillettes multicolores, en forme de crédits et de quatre, me tombent sur le visage, des effluves chocolatés s’emparent de mes papilles. Pour un peu, j’aurais vraiment l’impression d’avoir le goût du sucre et de l’amertume dans la bouche… jusqu’à ce qu’une nouvelle information ne démarre. Cette fois, c’est la présentatrice aux lunettes rondes qui prend la parole. Derrière son pupitre, elle adopte un air grave avant de révéler à l’objectif les dernières nouvelles du jour : l’attentat perpétré contre le Centre de Lavage. Pendant qu’elle explique succinctement les événements, des images de la scène apparaissent derrière elle. Les mêmes auxquelles j’ai assisté en direct tout à l’heure. Et je revois les Miliciens effectuer leur ronde autour des décombres à la recherche d’opposants à débusquer. Mes souvenirs, encore vifs, se mêlent pendant un très court instant à ces projections déstabilisantes. Puis le malaise disparaît en même temps qu’une seconde page de publicité, très bruyante, efface brusquement cette série d’images choquantes pour nous plonger dans une atmosphère à la fois mystérieuse et colorée. Cette fois, il s’agit d’un spot louant les mérites d’un dentifrice révolutionnaire capable de phosphoriser les dents. Même dans le noir, notre sourire sera désormais inoubliable. Des dentitions, roses, bleues, jaunes…, semblables à celle du chat de Cheschire jaillissent et disparaissent brusquement autour de moi tandis que le prix de sept crédits s’incruste dans mon esprit sous forme de flashes lumineux. Si je n’étais pas si fermement raccordée au Fil, je suis certaine que j’en tremblerais de toute ma hauteur avant de m’évanouir sur le cercle de connexion. L’histoire d’Alice aux pays des Merveilles1 m’a toujours laissé un sentiment d’insécurité insupportable. Seulement cette fois, il m’est impossible d’y échapper. Le Réseau me retient solidement enfermée dans ce sarcophage d’images, m’obligeant à revivre mes terreurs enfantines jusqu’à la fin de la diffusion. Sans transition, la journaliste réapparaît, distillant son calme légendaire au creux de mes synapses. Moins d’une seconde passe avant que je recouvre ma qualité d’écoute ainsi que ma sérénité.

Ce matin, le Bureau a voté l’établissement de nouvelles règles concernant notre système de castes. À partir d’aujourd’hui et pour un temps indéterminé, chaque Banlieusard pourra prétendre rejoindre le quartier des Mille à condition de remporter l’une des cinq premières places au concours de photos organisé chaque semestre. À l’inverse, pour chaque Banlieusard surclassé, un Mille sera rétrogradé et devra abandonner son statut ainsi que son appartement pour intégrer celui d’un Impopulaire. La nouvelle fait bourdonner le Fil pendant un bref instant et des centaines de bulles de commentaires explosent un peu partout avant qu’une bande-annonce ne remplace l’agitation du Réseau.

Dans cette vidéo de propagande, on découvre la silhouette et les traits d’une Banlieusarde perdue au milieu d’un décor sale et vétuste. Seconde après seconde, l’image se transforme pour montrer l’évolution du visage maigre et sans joie de l’avatar devenant peu à peu celui d’une Mille fraîche et dispose, parfaitement épanouie. Derrière elle, là où le béton s’étendait à perte de vue en lignes verticales sévères, une rangée d’immeubles, faits de céramiques iridescentes, débordants de balcons verdoyants, prend brusquement le relais. Enfin, le costume gris de la jeune femme, triste à mourir, est remplacé par une tunique d’une blancheur éclatante. Même la bande-son a changé de rythmique, abandonnant les accords de contrebasse pour laisser éclater au milieu d’une symphonie dynamique quelques dizaines de pépiements d’oiseaux. À ce moment du programme, je donnerai tout ce que j’ai, même ma collection de livres chéris, pour participer à cet événement... Et pendant un laps de temps étrange, inquantifiable, intégrer les Mille devient ma nouvelle raison d’exister…

Ce sentiment s’évanouit dès la fin de la retransmission. Aucune réclame, aucun clip vidéo n’est cependant venu couper court à mes émotions. J’ai l’affreuse sensation d’avoir été vidée de toutes substances. Mes pensées mettent une infinité de minutes avant de pouvoir de nouveau s’assembler. Je m’apprête à me déconnecter du Réseau. Mon quota de présence obligatoire a expiré au moment précis où le flash info a cessé d’émettre ses inepties.

Pourtant, quand j’essaie de quitter l’interface, quelque chose d’inquiétant me retient. À la place de la déferlante d’images du Fil, je ne vois plus qu’une salle vide et sombre, éclairée en son centre par une lumière crue suspendue à un câble en plastique. Au bord de l’auréole jaune, les silhouettes de Papa et Maman se détachent des ténèbres dans leurs uniformes d’Urbains fatigués. Leurs visages sont pétris d’anxiété. Savent-ils quelque chose que j’ignore ? Pourquoi nous trouvons-nous dans cette pièce inquiétante et non sur notre cercle de connexion à écouter la chanson qui suit toujours le flash info du soir ?

— Maman… , je commence, hésitante, tandis que l’écho de ma voix se perd quelque part au fond de cette chambre virtuelle.

Mais avant que j’aie pu poser la moindre question, un homme en tailleur noir émerge du cercle de lumière.

— Bonsoir famille Pierse. Je suis Neil Slezak, le porte-parole du Bureau.

Nous lui répondons par un hochement de tête, incapables de prononcer le moindre mot. Papa et Maman se tiennent par la main. À l’extrémité opposée du cercle, ma solitude fait bondir mon cœur déjà affolé. Où est passé Willow ?

Face à moi, l’homme me transperce de son regard noir avant de se tourner vers Papa et Maman qu’il défie à leur tour de bouger. Puis il croise ses mains sur son ventre avant d’ajouter :

— J’ai bien peur d’avoir une terrible nouvelle à vous annoncer…

Maman étouffe un sanglot dans le creux de sa main tandis que Papa se raidit. Sa haute stature projette une ombre fixe au bord de l’auréole de lumière, comme une tache de ténèbres au milieu d’une lune d’espoir. Pour ma part, je ne sais plus trop quoi penser. Willow n’est certes pas à la place qu’il devrait occuper mais est-ce une mauvaise nouvelle pour autant ? J’aimerais me persuader du contraire mais cela m’est impossible. Mon cerveau semble ne plus m’appartenir. La réalité a perdu une partie de sa stabilité. Même les mots m’arrivent déformés, comme trafiqués par une table de mixage. Je ne comprends plus rien à ce qui est dit.

— … Willow a été conduit à l’hôpital Saint Jean-Baptiste. Il est l’une des victimes de l’attentat.

En entendant ce dernier mot, de nouveau, d’horribles souvenirs ressurgissent. Tout mon corps baigne dans les relents brûlants de fumée et de cendres. Mes yeux pleurent, mes poumons suffoquent tandis que l’air se remplit des cris des militaires, leurs bottes résonnant en cadence à travers tout le quartier. Cette fois, aucune coupure pub n’est là pour m’aider à recouvrer mon sang-froid. Et mon cœur explose de peur comme d’incompréhension. Ce désastre n’a pas pu engloutir mon frère. C’est impossible, Willow ne pouvait pas se trouver là ! Son travail de manutentionnaire dans la Fabrique le retient dans les hangars de fruits et de légumes jusqu’à dix-sept heures quarante-cinq. Au moment de l’explosion, il était sans doute debout entre deux rangées de pommes de terre, en train de trier les avariés, certainement pas de l’autre côté de la rue !

Comme s’il lisait dans mes pensées, l’homme poursuit son monologue :

— L’enquête en cours n’a pas encore déterminé si votre fils était là pour des raisons professionnelles ou s’il faisait partie du groupe d’opposants que nous avons arrêté.

— Je connais mon enfant, crie soudain Maman, totalement indignée. Jamais il n’aurait pu appartenir à une bande de ce genre. Nous sommes des pacifistes convaincus dans la famille. Pas un seul d’entre nous n’a jamais contesté l’autorité du Bureau. Nous sommes de fidèles Urbains.

Papa tente de l’attirer contre sa poitrine afin d’essayer de la calmer, mais Maman ne l’entend pas de cette oreille. Poings serrés, mâchoire crispée, elle continue de s’exclamer :

— Comment osez-vous remettre en cause notre loyauté ? Mon fils est innocent et…

— Si tel est le cas, vous n’avez pas à vous en faire, la coupe sèchement le porte-parole habillé en croque-mitaine. À Urbania, la vérité finit toujours par éclater.

Prostrée dans mon coin, je n’arrive plus du tout à respirer. Willow ? Soupçonné d’être un terroriste ? Il me faut plusieurs secondes pour parvenir à réaliser ce que cette phrase signifie. Après quoi, des protestations silencieuses s’accumulent sous mon crâne. Elles remplacent le flot ininterrompu de mes réflexions. Il doit y avoir une erreur, ai-je envie de hurler ! La seule activiste dans cette maison, c’est MOI !

L’homme en costume ne me laisse pas le temps d’ouvrir la bouche pour plaider ma culpabilité. Il enchaîne sur un discours convenu sans qu’aucune émotion ne vienne fêler les tonalités condescendantes de sa voix :

— Une Robauto viendra vous chercher dans les prochaines minutes. Le Bureau vous autorise à passer la nuit à l’hôpital, mais dès demain matin, sept heures, les Agents chargés de l’enquête vous auditionneront sur votre cercle de connexion. Ne soyez pas en retard.

Quand il disparaît nous renvoyant à la clarté de notre salon, j’ai perdu mes mots et toute notion de la réalité. Nauséeuse, je m’affale sur le parquet de bois. J’ai presque l’impression d’être morte tant je suis désormais totalement incapable de penser.

1Conte de Lewis Carroll

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