Chapitre 5

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5.

Maman étouffe un sanglot dans le creux de sa main tandis que Papa se raidit. Sa haute stature projette une ombre fixe au bord de l’auréole de lumière, comme une tache de ténèbre au milieu d’une lune d’espoir. Pour ma part, je ne sais plus trop quoi penser. Willow n’est certes pas à la place qu’il devrait occuper mais est-ce une mauvaise nouvelle pour autant ? J’aimerais me persuader du contraire mais cela m’est impossible. Mon cerveau semble ne plus m’appartenir. La réalité a perdu une partie de sa stabilité. Même les mots m’arrivent déformés, comme trafiqués par une table de mixage. Je ne comprends plus rien à ce qui est dit.

— … Willow a été conduit à l’hôpital Saint Jean-Baptiste. Il est l’une des victimes de l’attentat.

En entendant ce dernier mot de nouveau, d’horribles souvenirs ressurgissent. Tout mon corps baigne dans les relents brûlants de fumée et de cendres. Mes yeux pleurent, mes poumons suffoquent pendant que l’air se remplit des cris des militaires, leurs bottes résonnant en cadence à travers tout le quartier. Cette fois, aucune coupure pub n’est là pour m’aider à recouvrer mon sang-froid et mon cœur explose de peur comme d’incompréhension. Ce désastre n’a pas pu engloutir mon frère. C’est impossible. Willow ne pouvait pas se trouver là ! Son travail de manutentionnaire dans la Fabrique le retient dans les hangars de fruits et de légumes jusqu’à dix-sept heures quarante-cinq. Au moment de l’explosion, il était sans doute debout, entre deux rangées de pommes de terre, en train de trier les avariés. Certainement pas de l’autre côté de la rue !

Comme s’il lisait dans mes pensées, l’homme poursuit son monologue :

— L’enquête en cours n’a pas encore déterminé si votre fils était là pour des raisons professionnelles ou s’il faisait partie du groupe d’opposants que nous avons arrêté.

— Je connais mon enfant, crie soudain Maman, totalement indignée. Jamais il n’aurait pu appartenir à une bande de ce genre. Nous sommes des pacifistes convaincus dans la famille. Pas un seul d’entre nous n’a jamais contesté l’autorité du Bureau. Nous sommes de fidèles Urbains.

Papa tente de l’attirer contre sa poitrine afin d’essayer de la calmer, mais Maman ne l’entend pas de cette oreille. Poings serrés, mâchoire crispée, elle continue de s’exclamer :

— Comment osez-vous remettre en cause notre loyauté ? Mon fils est innocent et…

— Si tel est le cas, vous n’avez pas à vous en faire, la coupe sèchement le porte-parole habillé en croque-mitaine. A Urbania, la vérité finit toujours par éclater.

Prostrée dans mon coin, je n’arrive plus du tout à respirer. Willow ? Soupçonné d’être un terroriste ? Il me faut plusieurs secondes pour parvenir à réaliser ce que cette phrase signifie. Après quoi, des protestations silencieuses s’accumulent sous mon crâne. Elles remplacent le flot ininterrompu de mes réflexions. Il doit y avoir une erreur, ai-je envie de hurler ! La seule activiste dans cette maison, c’est MOI !

L’homme en costume ne me laisse pas le temps d’ouvrir la bouche pour plaider ma culpabilité. Il enchaîne sur un discours convenu, dénué d’émotion, plein de condescendance :

— Une Robauto viendra vous chercher dans les prochaines minutes. Le Bureau vous autorise à passer la nuit à l’hôpital, mais dès demain matin, sept heures, les Agents chargés de l’enquête vous auditionneront sur votre cercle de connexion. Ne soyez pas en retard.

Quand il disparaît nous renvoyant à la clarté de notre salon, j’ai perdu mes mots et toute notion de la réalité. Nauséeuse, je m’affale sur le parquet de bois. J’ai presque l’impression d’être morte tant je suis désormais totalement incapable de penser.

La Robauto nous dépose devant les portes vitrées de l’hôpital. Papa et Maman ont cessé de se disputer à propos de ce qui nous arrive. Tant que nous n’aurons pas vu Willow, il n’y aura pas vraiment de réponses aux questions que chacun se pose, alors autant être patients et accepter les faits tels qu’ils se présentent.

Papa est convaincu que tout va bientôt rentrer dans l’ordre et que nous pourrons rentrer à la maison avec mon frère dès ce soir. Sa confiance en la médecine d’Urbania et en les décisions du Bureau en général paraît inébranlable. Pour ma mère, c’est un peu différent. Son cœur aimerait se raccrocher à des pensées positives, mais sa raison, ajoutée à son expérience, lui crie de rester sur la réserve. Trop de ses proches ont vécu des moments difficiles. A commencer par grand-mère Haimeï, victime d’un fameux tir croisé lors d’une arrestation de Rebelles. Depuis ces événements, Maman a changé. Elle ne croit plus aveuglément aux sornettes du Fil. Tout comme moi, elle est prisonnière de cette société intrusive. Pourtant, nous n’en avons jamais parlé. Chacune d’entre nous garde ce qu’elle pense bien caché au fond de sa poitrine. C’est dire à quel point le Bureau nous effraie.

Je suis Papa et Maman dans le hall de l’hôpital. Nous n’échangeons plus le moindre regard. Retrouver Willow et savoir ce qui s’est passé est le seul lien qui nous unit depuis que nous avons quitté les cercles de connexion de notre appartement.

Après avoir passé quelques hôtesses virtuelles chargées d’orienter les visiteurs, Papa finit par recueillir les informations dont nous avons besoin auprès d’une Infirmière. Willow a été admis au troisième étage de cet immeuble, dans une Chambre de Restauration. C’est tout ce que la Soignante peut nous apprendre. Nous la remercions rapidement puis nous nous ruons vers les cercles d’élévation. L’angoisse se lit sur nos traits fatigués et la tension qui nous ronge crépite autour de nous telle une cellule orageuse, prête à exploser à tout moment. Heureusement, le Fil nous a laissé le choix de rester connectés ou non jusqu’à l’éclaircissement de la situation.

Pour ma part, j’ai opté pour une diffusion en sourdine tout comme Papa. Même si les circonstances sont dramatiques, je ne veux laisser croire à personne que je peux me passer du Programme. Seule Maman a eu le cran d’interrompre complètement sa liaison. Je ne sais pas comment elle fait pour agir de la sorte, ni ce que le Bureau en déduira.

En quittant les cercles ascensionnels, nous suivons les indications des hôtesses virtuelles. La Salle de Restauration se situe tout au bout de l’aile Est, dans un renfoncement du couloir. A croire que jamais aucun Urbain ne vient fréquenter ce lieu. Une Infirmière souriante nous accueille avant de nous conduire vers une salle d’attente aux murs mauves délavés. Elle nous demande d’être confiants. Un médecin va nous expliquer sous peu ce qui est advenu de Willow.

Papa s’installe sur le premier siège qu’il trouve. Il reste un moment à contempler le sol avant de finir par se reconnecter au Fil. Son air béat me donne envie de vomir mais je me garde bien d’exprimer ce que je pense. Une caméra pivotante enregistre l’ensemble de nos mouvements. Avec Maman, nous faisons les cents pas au milieu de la salle. Puis je finis par m’asseoir sur l’une des chaises adossées contre le mur, face à l’entrée de la pièce. Du coin de l’œil, j’observe les allers et venues du personnel médical. Mon rythme cardiaque vrombit contre mes tempes. J’ai l’impression de n’entendre plus que cela.

Que vais-je devenir si Willow ne sortait jamais de cet hôpital ? Aurais-je le courage de continuer à vivre comme si rien ne s’était passé ?

Un homme en blouse bleue de médecin fait brusquement irruption dans la pièce. Michel Sandier, chirugien urgentiste, peut-on lire sur sa poitrine. Les lettres lumineuses de son badge m’hypnotisent un court instant. Elles me font penser à un signal de détresse plutôt qu’à un message porteur d’espoirs. J’envoie une notification à Papa pour le tirer de sa diffusion et nous rejoignons ma mère aussi vite que possible autour du praticien. La gravité de l’instant me fait perler de sueur. Je prends la main de Maman entre mes doigts et m’y cramponne de toutes mes forces. Elle ne bouge pas. Toute son attention est désormais tournée vers le médecin.

Ce dernier retire son masque chirurgical avant de poser une main sur sa hanche. Son visage s’affiche en gros plan sur mon interface. Tout en secouant la tête, il nous débite un discours bien préparé via une bulle de discussion.

— Quand Willow est arrivé inconscient, nous l’avons tout de suite conduit en salle d’opération. Il souffrait d’une perforation au poumon droit, de brûlures au quatrième et au troisième degrés et de multiples lésions superficielles. Mon équipe et moi-même avons résolu chacun de ces problèmes mais nous n’avons pas réussi à le réveiller. Je suis désolé, soyez en sûrs, nous avons fait notre maximum. Seulement pour une raison qui nous échappe, votre fils reste inconscient.

Papa met un temps infini à digérer ces informations. Puis ne comprenant pas très bien, il reformule les choses à sa manière. Son visage occupe l’intégralité de mon interface numérique. L’instant est dramatique. Je n’ose plus respirer.

— Vous voulez dire que mon fils est mort ?

Maman et moi, blotties l’une contre l’autre, éclatons en sanglots.

— Pas encore mais son état reste préoccupant. Il est actuellement capable de respirer seul, mais la commotion cérébrale qu’il a subi au cours du choc, l’a plongé dans un coma aussi profond qu’inexplicable. Vous connaissez le règlement… Si votre fils ne se réveille pas dans les trois mois à venir ou si vous ne pouvez payer les frais d’hospitalisation, nous serons obligés de mettre un terme à notre surveillance médicale.

— Et la pilule « Répare Tout ! » ? je lance brusquement d’une voix désespérée, me souvenant du spot publicitaire de tout à l’heure. J’ai vu la bande-annonce dans le bulletin de ce soir. Avec elle, Willow aurait des chances de s’en sortir, non ?

Le praticien fait une grimace.

— C’est vrai. Si ton frère la prenait, il se réveillerait certainement au bout d’une semaine. Mais sais-tu seulement combien de crédits tes parents devraient débourser pour pouvoir se procurer un tel miracle ?

Je secoue la tête. Mes espoirs viennent de s’écraser brutalement sur le sol carrelé de cette pièce où l’air glacial se transforme peu à peu en silence imposant.

— Je suis sincèrement désolé mais une vie entière de travail n’y suffirait pas, conclut le praticien en secouant la tête.

Résigné, il tourne ensuite les talons pendant que des larmes acides dévalent de mes paupières.

— Et si l’un d’entre nous devenait un Mille ? intervient Maman, juste avant que l’urgentiste ne quitte la salle et notre conversation digitale.

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