Chapitre 3

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En descendant l’avenue plongée dans l’ombre des immeubles, je dodeline de la tête en prenant un air béat. Comme les dizaines de personnes qui m’entourent, je suis censée regarder la ribambelle de clips musicaux diffusés à cette heure, et non en train de surveiller le cortège des Miliciens venus prêter main-forte à leurs collègues.

Quoi qu’il se passe, ce doit être important. Le Bureau a dépêché trois véhicules blindés et une dizaine de PoliceBots, ces armures de métal d’allure humaine abritant derrière leur carcasse des Agents surentraînés. Ils encerclent le quartier, à l’affût du moindre écart de comportement de la foule. La peur d’être interrogé pousse parfois certains rebelles à tenter le tout pour le tout, comme une fuite désespérée à travers les rues bondées de la ville. Mais à chaque fois que cela se produit, les PoliceBots ou les drones du Bureau interceptent leur cible en tirant mortellement sur l’opposant au régime, quitte à abandonner dans leur sillage d’innocentes victimes, de malheureux dommages collatéraux.

Aujourd’hui, par chance, personne ne sort du rang. Et la surveillance du secteur se poursuit dans l’indifférence générale. Tant que je contrôle mes émotions, les battements de mon cœur, il ne peut rien m’arriver. Malgré un système de détection perfectionné, les logiciels d’analyse embarqués sur les machines ne peuvent pas encore lire l’angoisse sinuant derrière mes pupilles ni le dégoût qui enflamme mes entrailles. Pendant quelques secondes, le temps de dépasser le sinistre, je me balance au son de la musique pop, imitant l’égoïsme de tous les gens alentour. Je me surprends même à fredonner deux ou trois paroles en suivant le rythme lancé par Roxanna, l’heureuse gagnante du concours de voix de cette année. Puis je m’écarte de la rue principale pour me faufiler le long des ruelles moins fréquentées.

Mon immeuble, un ancien bâtiment culturel réhabilité en logements sociaux, se situe juste à l’extérieur de la zone de travail, à moins de cinq minutes à pied. Après avoir dépassé le Centre de Recyclage, je continue mon chemin en prenant sur la droite. La voie est déserte, le ciel dégagé. Poussée par un vent de liberté et de soulagement, je m’autorise quelques pas de course. Un sourire, un vrai, illumine mon visage. La brise fraîche balaie ma frange et mes cheveux. J’ai l’impression de pouvoir enfin respirer. C’est bon, enivrant, mais c’est surtout apaisant. Vivre dans le mensonge et l’hypocrisie à longueur de journée est une tâche éreintante. Dès que j’ai retrouvé mon souffle, je reprends mon allure tranquille, le cœur tellement plus léger. Une nouvelle journée vient de s’écouler dans cet enfer et je suis toujours là. Vivante, émancipée du Fil, maîtresse de mes idées, libre de faire ce que bon me semble.

Je m’engouffre dans le hall de mon immeuble en prenant bien soin de reposer mon masque d’Urbain sur mon visage au cas où un voisin traînerait dans les parages. Mais personne n’attend devant les cercles d’élévation et aucun bruit ne filtre par la colonne d’escalier. Mes épaules se décrispent un peu. J’en profite pour me glisser silencieusement dans le local des poubelles.

Dans un coin de cette pièce, il y a le matériel de peinture et de dessin que j’ai entreposé par terre. Aux murs, mes premiers signes de révolte recouvrent la surface grise, cimentée. Il s’agit d’une fresque gigantesque réalisée à la craie représentant un monde imaginaire peuplé de fées et de dragons. Un univers enchanté, onirique, dans lequel j’ai placé tous mes fantasmes de petite fille. Sur le sol, il y a aussi des centaines de dessins. Des acryliques, des esquisses, des portraits. Ils se superposent aux slogans des tracts affichés de temps à autre sur les murs de la ville par le Hibou et ses compères, la seule faction rebelle qui ait décidé de combattre notre régime par les mots. C’est grâce à ce groupe que je suis devenue une lectrice acharnée. Mes premières syllabes de Banlieusarde, je les ai déchiffrées sur leurs pamphlets en rentrant de la Fabrique. Et peu à peu, elles sont devenues des mantras, une nouvelle façon de penser. Suis-je la seule avec les Rebelles à jamais avoir pu les lire ? Je n’en sais rien. Depuis mon plus jeune âge, même avant d’entrer à l’Académie, j’ai toujours essayé de cacher ma singularité derrière une docilité affligeante. Même ma famille n’est au courant de rien. Je ne m’autorise aucun écart de conduite. Seule la présence de ces tracts subversifs peut me mettre en défaut. Pourtant, malgré le danger qu’ils représentent, je ne me suis jamais résolue à m’en débarrasser. Désireuse de garder en mémoire ces messages porteurs d’avenir, je les ai systématiquement arrachés de leur support pour les transformer en œuvres d’art colorées. Puis la peur a fini par corroder mon courage et ces diatribes dorment désormais parmi les poussières et les déchets. Je ne collecte plus les affiches. Je ne dessine plus de mondes merveilleux. En apparence, je suis comme tout le monde, une adepte du Fil.

Même s’ils savent qui est l’auteur de ces productions, aucun des habitants de cet immeuble n’a jamais osé me dénoncer. Pensent-ils que ces bouts de papier sont l’expression de ma « crise d’adolescence » ? Peut-être. Personne ne m’a posé de questions. Évidemment, de mon côté, je me suis bien gardée de m’en vanter auprès de qui que ce soit.

À présent, je suis la Rain du Cinquième. Une Urbaine comme les autres, définitivement rentrée dans le rang. Cette image erronée me convient parfaitement. Moins j’attire l’attention sur mes folles incartades, plus je peux jouir d’une certaine indépendance. J’ai compris cet adage le jour où j’ai surpris Olivia, notre contremaître de l’usine, effectuer une séance de Restauration sur l’un de mes collègues de la Fabrique dont la cadence de travail avait été jugée insuffisante. Depuis la mise à jour de son dispositif auriculaire, les performances du garçon ont retrouvé leur apogée et personne n’est venu l’arrêter. Le jeune homme poursuit sa vie comme si de rien n’était. Comme si tout allait pour le mieux.

C’est pour détecter ce genre d’anomalies que nous sommes surveillés vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Sans cela, la liberté se répandrait peu à peu dans tous les secteurs de la ville comme une vapeur de parfum frais, incontrôlable et dangereuse, semeuse d’espoirs et de renouveau. Urbania ne peut se permettre ce genre de choses. L’efficacité, le rendement et l’obéissance sont le résultat d’un savant dosage d’émissions et de travail rébarbatif.

Un coup d’œil jeté sur le haut de mon Fil m’apprend qu’il est 17 h 36. Parfait ! Je dispose de presque vingt minutes avant de devoir me brancher physiquement au Réseau. C’est plus de temps qu’il n’en faut pour m’évader et franchir les limites que l’on m’impose. À dix-huit heures précises, je serai au milieu de notre salon, sur le cercle de connexion, prête à recevoir ma dose de news et d’informations « essentielles ».

Prudente, je me rapproche du dragon de ma fresque. Mes oreilles sont focalisées sur les bruits du hall et des étages supérieurs pendant que j’avance à pas de souris. La solitude, la méfiance, et la discrétion ont toujours été mes meilleures alliées.

Une fois certaine d’être seule dans ce local, j’appose une main ferme sur la magnifique queue argentée de mon saurien, à l’endroit précis où la craie a autrefois buté contre un obstacle me révélant la présence d’un bouton pressoir dissimulé par les nuances grisâtres de la surface bétonnée. Sur ce pan de mur, le tracé de mon dessin cache à présent un secret fantastique. Dès que j’en pousse le mécanisme, une porte dérobée, invisible jusqu’alors, dévoile une ouverture sombre. Je m’enfonce dans les ténèbres sans prendre le temps de réfléchir. Les minutes qui s’écoulent sont désormais devenues des ennemis jurés. Si je ne rentre pas avant Papa, Maman et Willow dans notre appartement, ou si quelqu’un est amené à surprendre ma dérobade, j’aurais des ennuis pour de bon. Rien que d’y penser, mon esprit s’aventure vers des cauchemars maintes fois redoutés. La violence des Policiers du Bureau. La précarité des cellules de détention. La douleur des interrogatoires. La destruction de mon antre… Je sais d’avance ne pas pouvoir survivre à ce genre d’épreuves.

Faire semblant d’être une citoyenne modèle est une chose. Être traitée en opposante du Bureau en est une autre. Je ne suis pas une guerrière ni une négociatrice et encore moins un fin stratège. Je n’ai pas la lutte ni la révolution incrustées dans le sang.

Je pousse un long soupir en refermant la porte derrière ma silhouette fragile. Maintenant que je me retrouve dans le noir, à l’abri de tout regard inquisiteur, l’ensemble de mes muscles se relâche pour la toute première fois de la journée. Je n’ai plus rien à craindre. Dans cet endroit qui n’appartient qu’à moi, il n’y a personne pour juger ce que je fais ni qui je suis. Alors, je ferme les paupières et respire une grande bouffée d’air libre. Ici, aucun poids ne pèse plus sur mes épaules. Les drones scrutateurs, les espions malfaisants sont tous tapis à l’extérieur de ce passage secret. Je me sens enfin délivrée.

Après quelques secondes de pure satisfaction, je me baisse cherchant à tâtons la lampe de poche à batterie mécanique que je dépose sur le sol chaque jour avant de retourner rejoindre ma prison. C’est une antiquité trouvée par Willow lors de l’une de nos expéditions dominicales, le seul jour de la semaine où le Fil nous accorde quelques heures de silence afin de laisser nos cerveaux se reposer. Il ne sait pas que je la lui ai prise. Il croit l’avoir perdue sur la bordure d’un chemin. Je ne l’ai pas contredit. Je me suis branchée sur le Réseau en attendant que sa déception passe. Chacun de nous se raccroche à ses hobbies. Mon jumeau collectionne les objets d’une époque révolue. Moi, je préfère surmonter mon calvaire en rêvant à d’autres possibilités.

Après quelques tours de manivelle, la lumière finit par jaillir de mes mains. Elle fait naître un couloir longiligne, formé dans le ciment et l’acier. Je le suis jusqu’à trouver une seconde porte close qui, contrairement à la première, s’ouvre d’une simple pression sur la poignée. Un monde fait d’étagères et de rayonnages m’attend de l’autre côté du battant de bois. Comme à chaque fois que je pénètre dans cette salle aux vastes plafonds, j’ai le souffle court et les émotions me montent d’un seul coup au visage. Je fais disparaître mes larmes en quelques battements de cil. Mon temps est trop précieux pour le gâcher en jérémiades ou le dilapider en débordements de sentiments. Si je souhaite profiter de cet instant, je dois me montrer prompte : attraper le livre entamé la semaine dernière, gagner le centre de la pièce, m’asseoir à la table de métal et commencer ma lecture sans plus tarder.

Je pose la lampe à manivelle juste à côté de moi sur le grand plateau de fer. Une fois installée à ma place, je n’ai plus besoin d’elle. Des hommes d’une autre époque ont perforé le plafond de cette chambre pour que la lumière naturelle dégringole du ciel et s’abatte sur cette table telle une averse d’espoir repoussant l’obscurité.

Assise sur ma chaise, il ne me faut qu’une seconde pour retrouver ma page. Devant mes yeux avides d’histoires inspirantes, les mots de Le dernier jour d’un condamné1 sont autant de médicaments agissant sur mon âme. En tournant les feuillets les uns après les autres, je comprends que d’autres personnes avant moi ont vécu l’enfer du jugement, la répression irraisonnée, le diktat d’un peuple spectateur assoiffé de divertissements… Et la prose de l’écrivain s’inscrit dans ma mémoire, nourrissant mon besoin de réponses, alimentant mes convictions naïves.

Être populaire n’a jamais signifié devenir célèbre, comme le pensent nombre de mes camarades. Être populaire désigne avant tout une action qui proviendrait du peuple, si j’en crois les lignes de Victor Hugo.

Comment avons-nous pu oublier l’origine de ce mot ? Qu’a-t-il bien pu se passer pour que nous quittions le confort d’une société libre pensante pour fonder cette autocratie dans laquelle les écrans sont devenus nos guides de bonne conduite ? Pourquoi obéissons-nous aveuglément à ce Bureau ? Comment ce dernier a-t-il gagné sa légitimité ? Est-ce par la force ? La ruse ? Y aura-t-il un jour parmi nous quelqu’un d’assez brave pour contrecarrer ce système fallacieux ? Je suis convaincue que chaque Urbain de cette cité possède ses croyances personnelles, une logique qui lui est propre. Si seulement ces idées pouvaient remonter à la surface de toutes les consciences… Notre société redeviendrait une structure épanouie où chacun pourrait conquérir son avenir, devenir ce qu’il souhaite être, sans attendre les directives des Fileurs à la mode. Personne ne devrait être obligé de penser comme son voisin d’en face. Nous devrions tous être des individus à part entière et non ce Troupeau sans cervelle qui gobe chaque parole du Réseau comme s’il s’agissait du cinquième évangile.

Quand je referme le livre, je suis bouleversée. Seulement, il est déjà 17 h 54. Malgré le désordre de mes émotions et la colère qui déroute mes sens, je dois me hâter de retrouver la sortie.

Effectuant une chorégraphie parfaitement maîtrisée, je déroule mes mouvements à l’envers. Je me lèvre, actionne la lampe de poche, m’avance vers la porte sans oublier de reposer le livre sur l’étagère de l’entrée puis je me glisse dans le couloir de béton sur la pointe de mes baskets. Enfin, je laisse la lumière s’éteindre et pose la petite lampe à mes pieds, sur le sol. Le moment le plus critique de ma journée va se jouer maintenant.

Retenant ma respiration, je pousse l’interrupteur de la porte dérobée. Cette dernière pivote sur ses gonds pour me jeter d’un seul coup en pleine lumière. Si quelqu’un passe dans le couloir à cet instant précis, je suis fichue. Comment pourrais-je expliquer ma soudaine apparition dans cette pièce ? Pétrifiée par la peur, je reste une longue seconde sans bouger. Comme aucun bruit ne vient troubler le silence, je me décide à sortir de ma cachette et referme le battement secret prestement.

Appuyée dos au dragon, je prends quelques secondes pour recouvrer mes esprits. Mon front est à nouveau inondé de sueur. C’est ce qui arrive lorsque la peur me tiraille. Malheureusement, je ne peux pas regagner mon appartement dans cet état. Mes parents se poseraient des questions. Mêmes abrutis par le Fil, les inquiétudes restent tenaces. Alors, malgré l’urgence de la situation, je prends la peine de calmer mes angoisses en essayant de me persuader mentalement que tout va pour le mieux. Puis, je me remets debout.

Seule au milieu du local, j’expire tout doucement. Cinq minutes me séparent de la grande messe du Bureau. Je dois me dépêcher ! D’un mouvement de la tête, je me rebranche au Fil.

Mon départ de la pièce s’effectue dans un brouillard épais. Pareille à une automate préprogrammée, je retourne à la rengaine de ma vie. Les cercles d’élévation qui me propulsent au cinquième étage sont déserts. Tout comme l’intérieur de mon appartement.

Aujourd’hui est identique à hier. Et demain sera pareil à celui-ci. Je me répète à chaque pas que je fais un pas.

Les habitudes, la monotonie sont les seuls jalons rassurants de mon quotidien tourmenté.

1Roman à thèse de Victor Hugo

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