Chapitre 2

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Quand la sonnerie retentit, je sors de ma torpeur en même temps que le Fil commute vers une nouvelle plage de diffusion. J’en profite pour poser mon ustensile dans la cuve presque vide et me diriger vers les vestiaires en veillant à bien suivre le cordon du personnel. Postés les uns à la suite des autres, nous nous déplaçons aussi calmement qu’une armée d’androïdes téléguidée avant de nous engager dans le couloir étroit. Les filles tournent à droite. Les garçons bifurquent à l’opposé. Le décor est partout le même. Des murs gris, ternes, insipides et sans âme. Aucune peinture ne recouvre le béton froid. À quoi cela servirait-il ? Enchaînés au Fil, nos yeux ne sont pas censés observer ce qui les entoure. Je suis la seule à compter les stries verticales des parois, à voir les défauts dans le carrelage blanc du sol. Pour les autres, ce corridor sinistre n’est qu’un filigrane apposé en arrière-plan de leurs clips vidéo.

Je secoue imperceptiblement la tête, essayant de masquer ma perplexité derrière des airs faussement enjoués. Superposée au décor défraîchi, une sitcom vient de lancer une brève présentation de son épisode précédent faisant éclater de rire la majorité de mes compagnons. Je les imite avec un léger temps de retard. La peur me noue aussitôt le ventre, comme à chaque fois que je loupe le tempo général. Heureusement pour moi, une explosion violente vient brusquement secouer les murs et le sol de l’usine, noyant mon mauvais jeu d’actrice au milieu de cette confusion. Du moins, c’est ce que j’espère !

Pendant une fraction de seconde, plus personne ne respire, laissant la réalité refaire surface. Les yeux écarquillés, la bouche ouverte, je marque également une pause, cherchant vainement à comprendre les événements. Le Fil ne fonctionne plus. Tout semble obéir à un arrêt sur image. Est-ce comme cela que ça se passe lorsque les Agents du Bureau débusquent une cellule d’opposants autour de vous ? Le black-out avant le chaos ? À cette idée, un frisson me parcourt.

— Ça va ? s’inquiète Candace, une main posée sur mon épaule.

Je crois que c’est la première fois que j’entends le son de sa « vraie » voix résonner jusqu’à mes oreilles et j’avoue bien aimer ce que j’entends.

— Tu as l’air toute pâle, poursuit-elle. Veux-tu que je t’accompagne jusqu’à la chambre médicale ?

Par réflexe, je recule d’un pas. Tout mon corps voudrait s’enfouir, échapper à cet interrogatoire inattendu. Au lieu de quoi, je trouve le courage de surmonter ma terreur pour regarder ma collègue droit dans les yeux. Je n’ai pas le culot de lui mentir au visage. Je n’ai pas ce genre d’aplomb. Mes mots sont tous coincés à l’arrière de ma gorge. Je suis tétanisée derrière mon expression rigide. Et si la Police du Bureau était venue me chercher ?

Je secoue à nouveau la tête. Cette fois, par simple réaction de dépit. J’aurais dû savoir que ma vie clandestine ne tiendrait pas longtemps face aux moyens déployés par le Bureau pour traquer les rebelles. Seulement, je me croyais intelligente, au-dessus de tous soupçons.

— Tu n’as pas dû digérer la brandade de ce midi, continue ma camarade d’atelier sur un ton ironique. Et dire que ce repas nous sera livré demain soir ! Miam, j’en salive d’avance...

Je me mords la langue pour ne pas réagir. Tous mes sens sont en alerte lorsque je reprends ma place dans la file. En suivant le cordon des travailleuses, je ne peux m’empêcher de me poser des questions. Candace est-elle une espionne travaillant pour le Bureau ou est-elle simplement inconsciente ?

Au fond de ma poitrine, mon cœur manque un ou deux battements avant de s’affoler complètement. À chaque fois que je dépasse une porte, je m’attends à voir surgir des Agents de Police prêts à m’embarquer. La panique me submerge, je manque de suffoquer. Mes yeux voudraient courir dans toutes les directions, mais je le leur interdis. Si je commence à m’agiter au milieu de cette file, je suis perdue. Tout le monde comprendra que je ne suis plus branchée. Je dois rester calme, avancer régulièrement, suivre le flot de mes camarades. Au bout de mes manches d’uniforme, mes mains tremblent comme les feuilles des peupliers bordant l’Epte, la rivière qui sillonne à la frontière Est de notre cité, alors je serre les poings à m’en faire blanchir les phalanges pour tenter de dissimuler mon émoi. Personne ne doit remarquer mes angoisses. Tant que je n’ai pas les menottes aux poignets, je dois garder espoir et surtout rester maître de mes émotions.

Comme à côté du tapis roulant tout à l’heure, j’inspire et j’expire avant de recouvrer mon sang-froid. Personne ne viendra m’arrêter ce soir, je me persuade en adoptant une démarche déterminée. Le Bureau ne connaît absolument rien de mon terrible secret, je me répète en redressant la tête. Candace n’est pas un Agent Infiltré, je conclus en suivant le Troupeau. Par chance, avec ma frange, l’œil de la caméra braqué sur nous ne peut déceler la fine pellicule de sueur fleurissant à l’orée de mon front. Rassurée, je plante un regard artificiellement embué dans le dos de la fille située juste devant moi. Et en quelques enjambées, je rattrape mon retard, Candace sur les talons. Dans les rangs, plus personne ne parle ou ne dévie de sa trajectoire. Le Fil a récupéré la totalité des sujets de son audience. À une exception près. Moi !

Même si Candace n’est pas une espionne du Bureau, je ne peux me permettre de lui dévoiler mon avis sur nos conditions de vie, aussi médiocres soient-elles. Derrière les objectifs des caméras disposées dans toutes les parties communes de cette Fabrique, il y a des opérateurs prêts à signaler le moindre comportement suspect. Sans compter ses fameuses oreilles indiscrètes qui dissimulent leur vraie nature derrière des visages amicaux. Les Agents Infiltrés sont absolument partout. Je ne peux faire confiance à personne. Qui peut affirmer que la fille qui me précède n’est pas l’une d’entre eux ? Pas moi. L’expérience m’a montré qu’il valait mieux rester prudent, suivre les conseils du Fil à la lettre. Et surtout, surtout, ne jamais répondre aux sarcasmes ou aux railleries d’un camarade ! Remettre en cause une décision du Bureau, de quelques façons que ce soit, revient à signer son arrêté d’expulsion immédiat. Les personnes qui m’entourent ne sont pas mes amis. Chaque membre de cette Colonie est placé sous surveillance. Tout ce que nous disons ou faisons peut se retourner contre nous.

Un soupir s’échappe de ma bouche. La semaine passée, toute une famille a été reconduite à la frontière d’Urbania sans discussion ni préavis. Ma propre mère en a été témoin. Le père était l’un de ses coéquipiers au service des ambulances. Son crime ? Avoir contesté l’itinéraire proposé par le Fil en prenant un raccourci qu’il connaissait bien. Dès le lendemain, l’incident de parcours le conduisait lui, sa femme ainsi que leurs trois enfants, tout droit vers le Monde Extérieur. Personne ne sait ce qu’ils sont devenus depuis. Ont-ils intégré une faction rebelle ? Vont-ils revenir se venger d’Urbania ? J’espère pour eux qu’ils sauront trouver un havre, tracer un trait sur la Colonie. Pour moi, le terrorisme n’a jamais été un moyen d’expression. C’est un acte désespéré, destiné à évacuer sa colère sur des points stratégiques. Ce n’est pas ce genre d’actions qui fera changer l’état d’esprit de notre cité.

Dans les vestiaires, je me hâte de me changer en silence, quittant ma blouse rose de cantinière pour l’uniforme des Banlieusards, un tailleur pantalon gris confortable surmonté d’un tee-shirt blanc. Même si la peur d’être découverte est toujours nichée à l’intérieur de mes entrailles, je fais de mon mieux pour ne rien laisser paraître. Je lace ma paire de baskets aussi vite que possible avant de m’éclipser vers la sortie où un nuage âcre accueille mon retour à la vie.

Aucun Agent ne m’interpelle lorsque je m’insère dans la foule des badauds arpentant le trottoir. En face, l’immeuble qui abritait depuis toujours le Centre de Lavage de notre quartier n’est plus qu’un éboulis de blocs de béton, de tiges de métal et de morceaux de verre. Il me faut toute la maîtrise de mes sens pour ne pas m’arrêter de marcher. Là où une tour s’élevait jadis vers le ciel bleu azur, il n’y a plus désormais qu’un gigantesque trou dégageant une colonne de fumée agressive. Les poussières et les cendres font très vite exploser mes poumons. J’ai l’impression d’avoir émergé en pleine zone de guerre. Des Miliciens, reconnaissables à leurs casques rouges et à leurs tenues bleu roi, remontent l’avenue en courant l’arme au poing, visant des cibles invisibles pendant que des drones quadrillent le secteur. Pas un cri ne trouble le martèlement des bottes et les ordres lancés par les différents chefs d’escouades. La foule est hypnotisée par les sketches divertissants diffusés sur le Fil. Il n’aura fallu que quelques émissions pour que tout le monde oublie les forces d’intervention et le bazar de cette rue. Aux nouvelles de ce soir, seules quelques bribes d’information nous seront retransmises au cours d’un monologue délibérément construit pour paraître ennuyeux. Il sera entrecoupé par trois bandeaux publicitaires colorés et joyeux, bruyants à l’excès, afin que notre Colonie n’en retienne que l’essentiel : un fouillis de sensations enivrantes, bien loin des vraies préoccupations. Après quoi, le Réseau transmettra le dernier tube à la mode et en quelques mesures, l’attentat de ce soir ne sera plus qu’un lointain souvenir.

Dans les temps plus anciens, lorsque le peuple possédait encore son propre libre arbitre, on considérait ses manigances comme de la manipulation de masse. Aujourd’hui, ce n’est ni plus ni moins que notre quotidien. Une dictature que nous appelons le Fil.

Tout en marchant le long de l’avenue en direction de la maison, je fais semblant d’être absorbée par le flot d’images continu projeté juste devant mes yeux. Au milieu des vestiges du chaos et du ballet des forces de l’ordre, les émissions du Réseau résonnent comme une rengaine agaçante, parasitant l’arrière-plan de mes pensées.

Qui que soient les rebelles du Centre de Lavage et leurs idées révolutionnaires, ils sont sans doute tous morts à présent.

Une larme se forme au bord de mes paupières. Je la ravale en rejetant la tête en arrière avant de me fondre dans le décor des Banlieusards. Les sirènes d’ambulance ont beau hurler dans le lointain, s’il reste des survivants parmi les opposants je ne donne pas cher de leur peau.

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