Chapitre 1

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La plupart des Urbains voudraient briller sur le Fil. Devenir celui ou celle qui ouvre un nouveau chemin. Ils pensent que la célébrité leur apportera le bonheur, la richesse et la gloire. Alors, ils publient à tout va des images montrant à la fois tout et rien : des selfies égoïstes destinés à flatter leur ego, des compositions travaillées illustrant leurs visions de la beauté ou de l’art, des clips vidéo promulguant des conseils, un style de vie à suivre, des idées à adopter, une façon d’être pour que notre paraître devienne irréprochable.

Aucun de ces réalisateurs, qu’ils soient amateurs ou professionnels, ne s’est pourtant jamais vraiment posé la question de savoir d’où provenait le mot populaire, aujourd’hui écorché. Ni quel sens il conserve au creux de ses lettres. Moi, je le sais. J’ai lu beaucoup de livres. Des écrits interdits, trouvés souvent par hasard au gré de mes explorations. Des histoires légères comme des textes engagés. Des pages qui sentent bon la liberté et la rébellion, mais que je n’oserais jamais réciter à voix haute.

Dans mon monde, il n’y a qu’une seule pensée possible. Celle du Fil. Les réflexions philosophiques, les analyses politiques, même les déclarations d’amour passionnées ont été effacées de nos vies. La poésie n’existe plus. Elle a été remplacée par des slogans simplistes. Quant aux jolies phrases, celles qui font battre mon cœur et transpirer mon front, personne ne les comprendrait plus si elles étaient diffusées sur le Réseau. Il m’a fallu près de quatre semaines pour venir à bout des Fleurs du Mal1 et je n’ai toujours pas terminé L’Éducation Sentimentale2. Malgré mon entraînement et mes efforts, je dois parfois relire le même passage deux ou trois fois d’affilé avant d’en saisir le sens véritable. Pourtant, je persiste. Le pouvoir mélodique des syllabes rebondissant dans un coin de ma tête est devenu une drogue dont je n’arrive plus à me passer.

Personne ne sait où se trouvent ces trésors. Même Willow n’a pas gagné le privilège d’entrer dans mes confidences sur ce coup-là. Le Bureau des Dix pourrait considérer cet endroit comme un repaire de terroristes. Les livres seraient brûlés. Et tous ceux qui partagent mon secret seraient expulsés de la Colonie sur-le-champ. Je ne souhaite entraîner personne dans ma quête de rêves utopiques. Tout le monde sait que vivre à l’Extérieur est l’Enfer décrit par nos ancêtres dans leurs textes sacrés.

Pour moi, c’est totalement différent. Le besoin de m’évader par les mots est devenu ma seule raison d’exister. Je ne suis pas comme Amy, notre voisine du cinquième, ni comme Papa. Je n’arrive pas à rire des blagues postées par @MrLaugh, le meilleur Fileur du moment. Je ne m’extasie pas non plus devant le magret de canard préparé avec soin par les fameuses @Mamas. À quoi bon ? Je n’en connaîtrai probablement jamais le goût, faute de crédits suffisants. Les images du Réseau ne me suffisent pas. La doctrine du Bureau n’a jamais répondu à mes questions ni couvert mes besoins. Je suis née à la mauvaise époque ou dans la mauvaise caste ou, peut-être, j’aime à le croire, me suis-je échappée d’un autre temps, qui sait... ?

Dans cette dimension connue de moi seule, l’Amour se nourrirait sûrement de petites attentions et de paroles chantantes. Le peuple aurait une voix et l’existence serait vécue pour ce qu’elle est avant d’être : partagée, regardée, commentée pour finir oubliée dans les archives numériques de notre mégapole.

— Remets-toi au travail, Rain, me souffle, à travers le Réseau, Candace qui partage la même chaîne de fabrication que moi.

Ma louche et mon esprit retournent aussitôt vers les formes rectangulaires qui défilent à vitesse régulière sur le tapis roulant. À côté des pavés de cabillaud disposés sur la gauche d’une barquette en plastique blanc, je fais couler une mesure de purée granuleuse et puis je recommence. Un, je plonge ma longue cuillère de métal dans la cuve emplie de garniture ; deux, je verse son contenu dans les récipients glissant devant mes yeux pendant qu’un tube de @LaJeuneGénération, directement implanté dans ma tête, rythme chacun de mes mouvements.

Le Bureau a pensé à tout dans les moindres détails. Chaque moment de nos vies est orchestré pour que l’ennui n’existe pas. Seconde après seconde, au moyen d’un dispositif auriculaire très complexe, nos cerveaux suivent le programme prévu sans se poser de questions. Ainsi va la vie dans la colonie d’Urbania.

J’inspire et j’expire lentement plusieurs fois avant de recouvrer mon visage d’Urbain satisfait. Personne ne doit savoir que ma prothèse fonctionne mal. Que d’un simple mouvement de la tête sur le côté, je peux m’échapper du Réseau, mettre en veilleuse ou rallumer le Fil comme bon me semble. C’est mon jardin privé. Ma boîte de Pandore. La seule liberté personnelle que je possède.

Au mur, l’horloge finit de scander la mesure. Tic, je plonge ; tac, je verse. Mon ballet ressemble à celui d’un automate défiant l’infinité du temps. Tic. Tac. Tic. Tac. La douce chaleur ventilée par les bouches d’aération de l’usine embrume mon esprit tandis que des images monotones, insufflées par le Fil, absorbent peu à peu ce qu’il me reste de vigilance et mes dernières pensées rebelles s’envolent, grignotées par l’étourdissement. Jusqu’à la fin de cette journée de travail.

1Recueil de poèmes écrits par Charles Baudelaire

2Roman de Gustave Flaubert

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