Chapitre 11 - Jour 3 : Les deux tranchants du couteau

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J’ouvris les yeux en grognant de sommeil. Tout était encore silencieux dans la cuisine, les autres dormaient paisiblement. Dean entourait même Sarah de son bras droit dans un repos des plus tranquilles. Par un trou dans le volet de la fenêtre, l’aurore dehors éclairait la pièce d’un jaune blanchi apaisant, doux comme celui du dimanche matin qui invitait à rester dans son lit.

Quelle ironie ! Avant tout ça, nous ouvrions les yeux tous les matins, pourquoi ? Pour profiter d’un jogging au parc avant d’aller bosser, prendre un café au lait de soja debout dans le métro, se faire remonter les bretelles par un supérieur furax, faire une course ou deux dans l’après-midi avant de promener son chien et s’endormir le soir devant la télévision. Aujourd’hui, c’était pour surveiller nos provisions, marcher, marcher et marcher, la faim au ventre, sans garantie que nous ne croiserions ni créature bizarre ni quelconque pillard ou contrebandier avec une arme, devoir chercher un abri quoi qu’il en coûte pour ne pas passer la nuit dehors. Au final, notre seule et unique force résidait dans notre fragile mais nécessaire cohésion de groupe. Parce que c’était là tout ce que nous pourrions nous offrir.

Je me levai ankylosé et en même temps fixé sur notre destination du jour. Un peu comme une obsession qui s’installait peu à peu au fil du temps. L’aurore, maintenant taquine devant la réalité des choses, me faisait dire qu’au moins, nous aurions le soleil pour avancer vers le fleuve.

« Tu crois qu’on va pouvoir trouver une issue à tout ça, Kal ?

Je me tournai vers James, avec son air de chien battu que je lui connaissais désormais.

- J’arrête pas de penser à tout ce que nous avons perdu, j’arrête pas d’angoisser à l’idée qu’il faille qu’on sorte de cette armurerie. Tu crois vraiment que quelqu’un nous attendra au bout de toute cette galère ? Parce que là, j’ai franchement du mal à le croire.

- Je sais pas, James. Comme tout le monde ici, je ne sais foutre rien de ce qui nous attend. Mais on a pas d’autre moyen que d’aller par nous-mêmes chercher des réponses et voir ce qu’il en est. Désolé, mais c’est le mieux que je puisse te dire avec ce qui se passe.

Je l’aidai à se relever. J’entendis d’autres grognements ensommeillés dans la pièce, notre conversation avait dû réveiller les autres. Ce qui n’était pas plus mal, il ne fallait pas qu’on tarde. Les froissements des tissus, les fermetures Eclair des sacs, les cliquetis des armes encore neuves. Ou presque.

Jessie se rafraîchissait à l’évier.

- Comment ça va ? lui demandai-je.

- Hm ça va…j’ai juste mal à la tête, c’est tout…ça va passer, je me sens bien.

- Ok, lui dis-je.

Elle avait conscience qu’elle avait trop abusé du bourbon de la veille, ce n’était pas la peine d’insister. Et puis, elle avait eu besoin de passer ses nerfs, je préférerais qu’elle ne l’ait pas fait sur l’un d’entre nous.

Tous finissaient de mettre leur sac sur le dos. Un fois prêts, je déverrouillai la porte et je les laissais filer par l’entrebâillement.

Dehors, sur le parvis de l’armurerie, des morceaux de chair, de sang. Une traînée de poils encore humide menait au cadavre éventré d’un chat errant, à l’odeur répugnante. Sûrement un des fameux protégés de Derek dont avait dû se satisfaire un de ces monstres dehors.

- Il faut qu’on avance, ils ne sont peut-être pas loin.

Nous avancions et débouchions sur un carrefour relativement grand, qui ressemblait malheureusement à un autre champ de bataille. Nous replongions à nouveau dans cette ambiance sombre. Le bitume était jonché de cadavres sans têtes, de corps carbonisés, de douilles et de goupilles de grenades dans un silence des plus lourds.

- On devrait se diviser en deux groupes pour traverser, dit Sarah.

- Elle a raison, ça réduira le risque de se faire repérer, concéda Dean.

- Ok. Je vais passer devant, leur dis-je. Dean et Barry avec moi. Jessie, tu guideras Sarah et James.

- Ca me va, dit-elle.

- Ok, les autres, avec moi. Et en silence.

Nous avancions tous les trois, en passant non loin d’un obus qui n’avait pas encore explosé. Je pressai les deux autres pour que nous poursuivions sans plus tarder. Une fois notre objectif atteint, je guettai brièvement et fis signe aux trois autres de vite nous rejoindre, en espérant qu’ils feraient le moins de bruit possible.

Je voyais les deux filles et James marcher à pas calfeutrés, doucement mais sûrement. Ils maintenaient leur progression quand, tout à coup, Sarah râcla sans le faire exprès le couvercle d’une poubelle. Clac !

Merde !

Des oiseaux alentour s’envolèrent en un bruissement d’ailes affolé et les trois autres se mirent à courir pour se précipiter vers nous. Mais aucun grognement n’était parvenu à nos oreilles. La voie semblait libre.

- J’ai cru voir une station-service plus loin, dit Sarah dans sa course.

- Je crois que c’est plus prudent si on continue d’avancer. On aura peut-être moins de chance au prochain croisement, répondit Jessie.

- Il faut qu’on voit ce qu’on peut y trouver, on a pas le choix ! renchérit James. Il faut qu’on se ravitaille tant qu’on peut.

Il n’avait pas complètement tort.

Personne n’avait tort, en fait.

Le groupe entier marchait maintenant en file indienne, plus rapidement, le long des bâtisses en briques rouges. Seul notre souffle venait perturber le silence alentour. Des amas de bois, de plaques en tous genres tachés de sang par terre nous disaient bien qu’il y avait eu lutte à cet endroit-là. Une fabrique de papier, une petite usine familiale de traitement du bois, une distillerie. Pas de doute, nous étions entrés dans une des zones industrielles de Portland.

A l’angle de la voie sur la droite se tenait bien une station-essence, ou une sorte de garage. Sarah avait vu juste. Nous nous approchions de plus en plus de l’établissement.

Sur une dalle en béton fissuré se tenaient deux pompes rétro, typiques de l’histoire du quartier, derrière lesquelles on voyait deux blocs en cubes collés l’un à l’autre. Le plus gros pour la partie épicerie et restauration, le plus petit en retrait et accolé au premier, sûrement pour la partie boutique d’accessoires mécaniques, station de gonflage et autres.

Nous étions sur le pas de la porte vandalisée de l’épicerie lorsque nous entendîmes une sorte de râle à nouveau, cette fois-ci juste au-dessus de nos têtes. Un bruit de chute, quelque chose était en train de tomber. Pour s’écraser juste à côté de Barry, qui hurla de peur.

- Putain de merde !

Le corps d’une créature inerte, dont la tête venait de s’arracher avec l’impact. Sans réfléchir, je braquai mon arme sur le corps. Il ne bougeait plus, la tête avait été séparée du corps. Cela ne présageait rien de bon.

- A mon avis, on devrait continuer, dit James.

Ce n’est pas sûr comme endroit.

- Allez, on se tire, dis-je en visant le toit.

- Tiens, tiens, comme on se retrouve.

- Dites-moi que je rêve, dit Jessie.

Même si j’avais voulu ardemment l’oublier, je me rappelais cette voix railleuse.

- Tu es difficile à semer, l’affreux, dis-je au tatoué debout sur le toit.

- Disons que ça fait partie de mon charme, Kal.

- Laisse tomber, on n’obtiendra rien de lui.

- Le truc, Kal, c’est que j’ai vu de quelle trempe tu étais et je dois que j’étais prêt à coopérer. Quel leadership ! Seulement, tu as perdu l’avantage dans cette armurerie et tu as laissé la fille faire le boulot à ta place. Tu t’es dégonflé, mec.

- C’est toi, et toi seul qui a décidé de jouer notre survie sur une foutue partie d’armes à feu, en t’en remettant au hasard. Ç’aurait pu très mal finir pour nous tous, toi y compris. Tu savais tout des risques que tu prenais, n’essaie pas de me faire croire le contraire.

Un coup de feu retentit, blessant le tatoué à l’épaule. L’arme de Jessie fumait encore. Fait chier ! En reculant, le tatoué prit son arme et nous tira dessus comme il l’aurait fait sur des lapins. Barry se réfugia dans la boutique en se mettant en boule. Dean et Sarah tentèrent deux ou trois coups sans succès avant de se réfugier dans la partie garage. Jessie partit comme une bombe trouver une échelle ou n’importe quoi qui lui permettrait de rejoindre le toit.

- Jessie !

Rien n’y faisait, elle n’écoutait plus. Mais elle n’avait aucune chance seule, il lui fallait une diversion.

- Reste avec les autres en bas. Elle est où ton arme ?

James me tendit son arme, que je lui rendis en retour.

- Tiens, je t’ai défait le cran de sûreté. Si vous voyez des créatures approcher, surtout barrez-vous et ne restez pas là !

- Kal, attends !

Mais j’étais déjà en train de longer le mur de droite pour trouver un bloc de climatisation, de quoi escalader la bâtisse.

Des coups de feu retentissaient. Je trouvai enfin le bloc que je cherchais. Je trouvai aussi deux ou trois prises, il fallait que je m’active. Jessie se faisait canarder d’en haut, il fallait qu’on la sorte de là. Je me hissai enfin sur le toit. Je courus vers le tatoué, de dos, et dans une clé d’étrangement, je finis par l’immobilier par terre. Jessie en profita pour jeter son arme par-dessus le toit et dégainer la sienne.

- Tu vas mourir ici, enfoiré, dis-je à l’étranger.

J’en connais une qui s’en réjouit d’avance.

- Attends, Kal, dit Jessie dans un calme déconcertant après cet accès de fureur.

Elle tenait son arme d’une main et touchait l’avant-bras gauche en sang du tatoué du bout des doigts. Il siffla de douleur entre ses dents.

- Cette bête t’a mordu ? lui demanda t-elle.

- Tue-le, avant que je ne puisse plus le tenir !

- Non…j’ai bien mieux, on va l’amener à l’échelle là- bas.

Le salaud en profita pour me mettre un coup de coude dans les côtes, me laissant suffoquer quelques instants. En retour, Jessie lui colla une balle dans le pied. Le tatoué de nouveau à terre, je pus à nouveau l’immobiliser et l’emmenai avec elle près de l’échelle.

Elle sortit de sa poche de jean une paire de menottes.

- Jess, c’est vous qui m’avez fait ça quand vous m’avez foutu par terre.

Elle examina la blessure de plus près.

- J’en ai jamais vu comme celle-ci. La créature que tu as jeté du toit avait dû se défendre avant ça. Tu es une menace, l’affreux, pour tout le monde. Il est hors de question que tu ailles où que ce soit. Kal, aide-moi, s’il te plaît.

Le salaud se débattait comme un diable, envoyant sa chaussure directement dans le nez de Jessie. Elle saignait. Je tordis le bras gauche du tatoué en me retournant à califourchon sur lui, ses deux mains dans les miennes.

- Maintenant, Jessie !

Elle lui passa la menotte au poignet gauche, puis retendit ses deux bras. Elle passa la chaînette derrière un barreau du haut de l’échelle et referma l’autre menotte sur le poignet droit. Le tatoué se débattait en vain pour se libérer tandis que nous nous relevions.

- Tu vas rester ici sur ce toit. Tu vas bien attendre sagement que le soleil t’assomme, sans eau, ni nourriture. Et peut-être qu’une des créatures viendra te rendre visite d’ici-là et t’achever. Nos chemins s’arrêtent là, le tatoué, on te laisse maintenant à ton sort.

Elle se retourna sans dire un mot. Cette fille que je voyais comme un appui sérieux et fiable avait finalement pris une décision inattendue. Œil pour œil, dent pour dent ? Le tout était de savoir jusqu’où la discussion était à notre avantage ou non. Force de constater que négocier avec le tatoué n’avait jamais été une option pour Jessie. Et que, sans en avoir conscience, je l’avais docilement soutenue jusqu’au bout.

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