Chapitre 10 - Jour 2 : Nature adverse

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Un bordel sans nom.

L'atmosphère était lourde, trempée de sang, chargée de poudre. Le comptoir dégoulinait d'effusions de crâne. James sanglotait et faisait les cent pas pour relâcher la pression, les bras croisés sur la poitrine. Le mari et l'épouse se consolaient mutuellement.

« On va faire ce qu'il faut pour s'en sortir, je te promets. »

Fidèle à lui-même, le tatoué essayait des fusils à la chaîne, les jetant par terre en attendant de trouver l'arme qui lui conviendrait.

Mon esprit voulait agir, mais mon corps refusait d'obéir, mes pieds comme cloués au plancher. Je restai là à fixer la tache rouge sombre qui s'étendait épaisse sur le sol, jusqu'à ce que je me mette définitivement dans la tête le fait que l’homme n'aurait reculé devant rien pour tous nous abattre.

Puis j'entendis un cri. Le son, la tonalité d'un cri de terreur, qui me ramena définitivement dans le monde réel. J'étais tellement emprisonné dans ce qui venait de se passer que je n'avais pas vu Jessie rentrer. Elle tituba en arrière à la vue du cadavre sur le sol, lâcha ses provisions par terre, puis tenta de se ressaisir, la main sur la bouche, les yeux rivés par terre.

« Bon sang, mais qu'est-ce qui s'est passé ici ?

- Il y a eu des complications...

- Des complications, Kal ? dit-elle en haussant la voix, le ton ironique.

- La tatoué a décidé de prendre Derek au défi, et il a fini par se tuer avec son propre pistolet.

- Quoi ?! Non, mais t'es malade ou quoi ?! hurla-t-elle à l’intéressé.

- Doucement, ma jolie, je crois que je vous ai tous rendu un GRAND service en nous débarrassant de ce gros lourd, alors ça mérite bien un petit merci.

- Et la roulette russe, c'était bien ton idée, non ?! T'avais pas plus risqué comme solution ?! Pourquoi jouer la sécurité quand on peut tous directement se faire tuer ?! T'es un grand malade.

Sa colère passée, Jessie observa longuement la dépouille de Derek. Puis ses yeux s'animèrent progressivement d'une lueur que je ne lui connaissais pas. Elle continuait de fixer le crâne enfoncé de l'armurier, non plus avec incompréhension, mais avec le regard noir, vengeur.

- Au moins, on est sûrs qu'il ne manquera à personne, dit-elle froidement.

Elle tourna les talons, prit une des bouteilles de bourbon d'un des sacs, se rassit et but une longue rasade à même le goulot.

- Toi, ça va ? lui demandai-je.

- Ça va...dit-elle en reprenant une gorgée. En fait non, ça va pas du tout, j'ai risqué ma vie dehors pour respecter un marché et vous avez décidé de tout faire foirer.

Tout était parti en vrille. J'aurais dû reprendre le contrôle de la situation et j'avais merdé.

- Jessie, l'autre est tout sauf un gars rangé et a provoqué Derek jusqu'au bout, et au final il ne valait pas mieux...Tu le mérites ce bourbon, si ça peut te calmer, vas-y, mais ne descends pas la bouteille tout de suite parce qu'on s'en va...et je préfère que tu sois en pleine possession de tes moyens.

Elle rebut une gorgée, elle avait presque vidé un tiers de la bouteille. Je craignais que son jugement ou ses réflexes ne s'altèrent. Elle se leva et alla tendre la bouteille à James, qui après un sanglot la lui refusa poliment. L'étranger et le couple, eux, ressaisis, s'étaient équipés, parés à faire feu sur ce nous pourrions croiser en chemin.

J'observai la porte d'entrée. Le coup de feu avait donné l'alerte et certaines créatures s'étaient agglutinées devant les vitrines, visiblement affamés. Il nous fallait prendre la porte de derrière en espérant que la voie serait libre.

- Vous êtes prêts ? demandai-je au groupe.

- Parés, me dit le couple.

- Je passe devant, dit l'étranger.

- C’est ça.

Le couple, Dean et Sarah, le suivit. James leur emboîta le pas, le visage fermé. La grise mine de Jessie, les yeux levés vers moi, affichait une profonde déception...et une revanche à prendre.

Boum-boum-boum.

Jessie eut un sursaut. Nous étions à peine entrés dans la pièce à vivre de Derek qu'on frappa lourdement à la porte de derrière, face à nous. Sarah tressauta, s'écartant un peu sur le côté, dos au mur. Le tatoué leva la main, nous forçant au silence.

Boum-boum-boum.

A l'aide, s'il vous plaît, au secours.

- On ne doit absolument laisser entrer personne, c'est clair ? dit l'étranger, autoritaire, en détachant ses mots. Dean, qu'est-ce que tu fous ?!

- Une seconde...calmez-vous.

Dean s'avança et se pencha pour coller son oreille à la porte.

- Bonjour, dit Dean.

- Bonjour, dit la voix derrière la porte. Vous m'entendez ?

- Tu es en train de faire une belle connerie, dit l'étranger.

- Oui, oui, je vous entends.

- Je m'appelle Barry, aidez-moi, je vous en supplie.

- N'ouvre pas cette putain de porte, Dean !

- Je vais ouvrir.

- Putain, c'est pas possible !

- Une seconde.

Il avait fallu plus de temps à Dean pour ouvrir le loquet de la porte qu'à Jessie pour enlever le cran de sûreté de son Glock chargé au maximum de sa capacité.

- Hé, du calme, du calme !, lui cria Sarah.

- Poussez-vous, dit Jessie à l'étranger sur sa ligne de tir.

Vas-y, dit-elle à Dean.

- Venez, vite ! Allez !

Un homme aux cheveux noirs, entre quarante et cinquante ans, en costume sale et déchiré par endroit, entra dans la pièce.

- Jessie, dit Dean. Ton arme, merci.

- Oui, dit-elle. Elle s'exécuta et rengaina son Glock dans la poche de son gilet tactique.

- Ca va aller, dit Dean à Barry.

Le tatoué leva les yeux au ciel, exaspéré, puis se mit à l’écart pour réfléchir à ce qui allait suivre. Jessie et Sarah, elles, ne cachaient pas leur méfiance face à notre nouveau compagnon de galère. James, peu sûr de lui, la bouche ouverte, gardait les bars repliés sur son torse.

- Comment ça se fait que vous être si nombreux ? demanda Barry.

- Attendez, ordonna le tatoué. C'est encore le bordel dehors ?

Barry hocha la tête, les yeux larmoyants.

- Vous êtes seul ?

- Oui, répondit Barry en hochant la tête. Ma femme travaille pour une ONG, elle est partie en mission le mois dernier. J'ai tenu sur les réserves, mais j'avais faim et j'avais peur, je savais plus du tout quoi faire.

- Tenez, dit Dean en lui tendant un verre d'eau.

- Merci.

- Ensuite, vous êtes sorti frapper aux portes au hasard ?

- J'habite à côté.

- C'est génial, tout ça est super touchant, Barry, mais vois-tu, on s'apprêtait à se casser d'ici, alors soit tu viens avec nous, soit tu restes là seul.

- Eh, lui dit gentiment Dean, on arrive à la fin d'après-midi. Je crois que c'est trop dangereux de s'aventurer dehors à cette heure, on ne saurait pas où s'abriter, ni sur quoi on pourrait tomber en route. Je crois qu'il vaut mieux rester ici ce soir et reprendre la route demain.

- On a déjà assez traîné ici comme ça ! Si vous ne voulez pas y aller, ça vous regarde, moi j'y vais, j'ai pas envie de rester planté là dans une pleurnicherie.

Je voyais bien dans les yeux des autres qu'après l'incident avec Derek, ils n'allaient définitivement pas le suivre et qu'ils n'avaient en somme pas trouvé de réponse satisfaisante à leurs longues interrogations sur le tatoué et ses intentions.

- Très bien. Je vous laisse à votre sort.

L'étranger partit suivre sa route dans l'adversité en claquant la porte derrière lui.

- Je vais voir ce qu'il reste dans le frigo, dit James.

Le reste du groupe retira ses armes et déposa sas affaires près de lui au sol. Chacun avait pris un recoin de la pièce pour s'installer pour la nuit qui allait tomber. Jessie revint dans la pièce à vivre avec ses bouteilles de bourbon.

- C'est ma tournée, dit-elle en les déposant sur la table. Servez-vous.

- Il reste quatre tranches de pain et un fond de moutarde, dit James.

- Très bien, ramène, lui dit Sarah en rationnant en six parts les deux conserves de haricots sorties de son sac.

Chacun se passait la bouteille tour à tour et grignotait sa pitance. Même James qui refusait jusque-là de se laisser aller à l'alcool accepta de bon cœur. Je cédai moi aussi, ne serait-ce que pour tenter d'oublier un peu cette journée.

- Je ne suis pas mécontent qu'il soit parti, dit James pour briser le silence. Je lui faisais pas confiance.

- Non, c'est sûr, moi non plus, lui dit Dean. Et il pouvait très bien s'en sortir sans nous.

- Il me rappelait mon père à sa façon de parler. Sans être aussi dingue, lui aussi maîtrisait l'arrogance comme un pro.

- Tu sais ce qu'il est devenu ? lui demanda Sarah.

- J'en sais rien, en fait, on ne se parlait plus vraiment. Même ma sœur, Lydia, ne lui parlait plus.

- Et ta mère ?

- Morte, cancer du sein. Une sainte...Toute sa vie, elle avait su que son bonhomme se justifiait tout le temps en trouvant des prétextes et avait appris à vivre avec ça...

Puis il reprit.

Je dois dire que c'était...éprouvant aujourd'hui...la fin du monde nous fait faire de ces choses !

- C'est pas la fin du monde, rassura Dean à James.

- Ah bon ? Pourtant, on dirait. Alors c'est quoi d'après toi ?

Dean avait bien du mal à répondre.

- A la fin de ma mission en Syrie, leur dis-je, on était stationnés dans un village. On devait patrouiller et veiller à la sécurité des alentours. Un matin, on a vu un père avec quatre gosses. On s'est garés avec ma brigade pour vérifier que tout allait bien. En fait, il accompagnait ses enfants à l'école. Au milieu de toute cette pagaille, ce type prenait quand même le temps d'emmener ses gosses en classe. Alors, on s'est concertés et on a décidé de le suivre. Et on a fait ça tous les jours. On suivait cette famille pour s'assurer qu'il ne leur arriverait rien en route. Quand on a dû rentrer, il a dit qu'il prierait pour nous et nos familles aussi longtemps qu'il vivrait pour nous remercier...je dois dire que...j'ai envie de croire qu'il ne leur est rien arrivé et que le père accompagne encore ses mômes sur le chemin de l’école…

Le silence s'imposa de lui-même avec une beauté dont on avait désormais plus l'habitude.

- Je voulais, hm-hm, je voulais vous remercier de ne pas m'avoir laissé dehors, dit Barry. Si vous ne m'aviez pas ouvert, Dieu seul sait où je serais maintenant...je sais que je suis un fardeau pour vous.

- Pas plus que nous cinq, OK ? Alors arrête, lui dit gentiment Sarah.

- Non, non, je veux dire, j'ai toujours été gâté, mes parents ont toujours tout fait pour moi, puis ma femme, qui m'a permis de prendre le temps d'écrire mon livre...

- Eh, ça va aller, Barry, dit Dean.

Nous étions embarqués de force dans une aventure longue et dangereuse à travers un Etat en ruine. Notre route sillonnait parmi les vestiges d'une civilisation en train de disparaître. Nous avions tout de même réussi à survivre jusqu'ici, mais tout était bien loin d'être certain. Le pays était la proie de mystérieuses créatures qui décimaient la population. Peut-être des centaines d'entre nous avaient déjà perdu la vie. Il y avait peut-être aussi d'autres poches de survivants comme nous dans les autres villes de la région. Mais nos réserves de vivres et d'eau n'étaient pas inépuisables. Nous allions devoir coûte que coûte explorer des terres désormais hostiles, prendre tout ce que nous pourrions obtenir, éviter au maximum les hordes dans les rues et atteindre le fleuve pour tenter de trouver un abri.

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