Hommage

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Au cœur de la nuit, la Déesse avait dispensé ses larmes de joie sur la plaine. Ses fidèles avaient retrouvé l’espoir. Des volutes parfumées de figue et de tamarin s’élevaient de la terre humide, dans les rayons vermeils de l’aube.

Le Cadir avait convoqué le ban et l’arrière-ban de son fief – à peine une douzaine de guerriers, drapés dans leurs burnous en poil de chameau, tous trop âgés ou trop jeunes, mais armés comme des seigneurs, et qui avaient fière allure, unis en dévotions autour de la source sacrée.

Lorsque la lune pointa son mince croissant au–dessus des montagnes, les hommes saluèrent l’augure et se mirent en selle, avant que l’or du jour ne chassât la fraîcheur de la nuit.

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La file des cavaliers éreintés cheminait lentement sous la chaleur accablante, grimpant au flanc de l’erg rouge qui surplombait la rivière. La place forte de Sûk Abarrim, siège du protectorat Harthorien, commandait le carrefour de trois importantes routes commerciales. Les délices du souk, la fraîcheur des terrasses ombragées, les jardins dominant l’estuaire, toutes ces merveilles se payaient d’une montée harassante dans un nuage de poussière rouge qui pénétrait les vêtements, la bouche et les yeux.

Enfin la troupe du Cadir atteignit la grande porte. La garde Harthorienne, dont les lourdes mailles et les surcots chamarrés juraient parmi les robes claires des bédouins, scrutait attentivement les allées et venues, et les salua sobrement. Comme l’exigeait l’usage, Hadhar laissa son escorte dans la ville basse, prendre soin des chevaux et se désaltérer d’un thé brûlant. Son rang l’autorisait à circuler monté dans les ruelles étroites, mais Hadhar aimait prendre son temps, sollicité de tous côtés par le luxe débordant des étals.

Drapé dans sa mante de fête, le Cadir monta à la citadelle, fier et grave comme en pèlerinage. Le chambellan Harthorien le reçut avec cérémonie : son Excellence attendait sa visite et avait donné des ordres. Il obtint donc audience auprès du gouverneur, le jour même, juste après la sieste.

Hadhar ressortit, soulagé de la simplicité de ces démarches, contre lesquelles l’Oncle l’avait pourtant mis en garde, et pour tout dire, assez flatté qu’on le traitât avec autant d’égards. Les Harthoriens n’étaient peut–être pas de si mauvais bougres, après tout.

Le Cadir vagabonda dans la ville haute, l’humeur clémente aux badauds et la bourse généreuse aux mendiants. Il fit ses dévotions au temple des Trois Sœurs, auquel il consentit une offrande magnifique. Il flâna un peu pour se faire voir, commanda des douceurs, s’attarda à la terrasse de l’auberge, jouissant innocemment du bruit qui lui semblait se répandre : « C’est Hadhar nen Hakhim ! Les Assadhini sont rentrés en grâce ! Il est venu prononcer son hommage ! »

Le Cadir dévalisait brodeurs et tanneurs, achetait sans guère marchander des coffres en bois précieux pour son épouse, une fiole lustrale en nacre pour sa Mère, des eaux de senteur pour ses sœurs, des loupes montées en besicles pour l’Oncle, des poupées bariolées pour les gamins du douar, des bottes de cavalier pour ses jeunes neveux, des soies multicolores, des velours tout passementés d’argent. Pour sa fille, du velin et des encres de couleur rehausseraient ses croquis ! Pour son aîné, qui bientôt gravirait avec lui le Tell de la Déesse, il acquit à prix d’or, une selle d’apparat, digne du roi de Harthor lui–même !

Et les marchands le couvraient de louanges !

Et les Harthoriens s’écartaient pour le laisser passer, éberlués de tant de magnificence !

Et les femmes de la cité, déambulant au marché, coulaient des regards d’admiration vers ce chef si prodigue, qui avait restauré la dignité de sa lignée !

La vie réservait quelques bons moments, grâce soit rendue à la Déesse !

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Radieux et rafraîchi, Hadhar sortait des bains sacrés, où il était allé se purifier avant l’audience, lorsqu’il croisa son vieil ennemi, Khayin-Sayad, le chef des Goum–zoug, qui déambulait près du palais du gouverneur.

Le Cadir s’arrêta, prêt à en découdre ! La Déesse lui en était témoin, ce vaurien ne méritait pas de vivre ! Il avait refusé l’appel de l’Emer pour faire la guerre au Harthor ! Puis le renégat avait tiré parti de la faiblesse de ses voisins vaincus, en s’appropriant plusieurs de leurs caravanes ! Hadhar avait retrouvé ses propres marchandises, vendues dans les souks, par des sbires de ce serpent ! Mais le Cadir se maîtrisa : ici, sur l’esplanade de la citadelle, devant tant de gardes, le jour de son hommage, juste après sa purification, il ne pouvait réclamer vengeance !

Son rival, qui l’avait reconnu, passa près de lui tranquillement, lui adressant même un sourire – un sourire jaune, une grimace malveillante, le mauvais œil !

L’eau lustrale ne rendit pas sa bonne humeur au malheureux Cadir, et c’est en tremblant d’indignation qu’il fut introduit dans le bureau du gouverneur.

Le fonctionnaire le reçut avec la courtoisie onctueuse des diplomates. Hadhar répondit au salut comme son Oncle le lui avait enseigné, mais l’entrevue prit tout de suite un tour inquiétant. Sans même partager les menues nouvelles, le gouverneur se lança dans de longues phrases grandiloquentes et absconses, se gardant d’en venir à l’hommage : des troubles avaient éclaté dans les collines, Harthor avait gelé le processus de restitution des otages. Mais ces regrettables circonstances n’entamaient en rien l’estime du Roi pour les Assadhini. D’ailleurs Harthor souhaitait l’appui du Cadir dans sa lutte contre les rebelles des Montagnes. Du reste, on ne parlait pas d’une rébellion ouverte, seulement de l’agitation d’une ou deux tribus, pas plus de mille feux…

Le Cadir peinait à comprendre, recevant le verbiage administratif du fonctionnaire, comme dans un cauchemar où sourdrait la menace lancinante de craintes secrètes.

Devant la mine inquiète du Cadir, que son port digne ne parvenait plus à contenir, le gouverneur finit par interrompre le flot de ses analyses, demandant à son hôte ce qu’il « pensait de tout cela ».

Avec une emphase timide, le Cadir lui tendit sa lettre, comme une relique toute–puissante, en demandant si la charte du Roi serait bien honorée.

Le gouverneur, l’air grave, prit le parchemin et après seulement quelques lignes, pâlit :

– Mais, mon ami, ce document n’est pas une charte de reconnaissance diplomatique ! Certes, le papier à lettre provient de la chancellerie, mais il s’agit d’un simple courrier, qui en aucun cas n’est avalisé par le Roi ! Quelle terrible méprise ! Vous êtes donc venu ici, persuadé que nous allions prêter serment et que votre fils allait être libéré ? Croyez que je suis désolé de ce malentendu ! C’est tout–à–fait impossible pour le moment !

Enfin le Cadir comprit.

Il eut un violent soubresaut, son visage cuivré blêmit, ses yeux flamboyèrent, tandis que sa main, la main vengeresse d’une âme blessée, la poigne d’acier du juste bafoué, se fermait sur la garde de son sabre. Il se vit décapiter ce pantin d’un revers de sa lame. Il se vit rejoindre les rebelles des montagnes, fondre sur les garnisons isolées, rallier les tribus, châtier Khayin-Sayad le félon… Mais il se vit aussi perdre son fils, exécuté comme un chien, loin de son pays…

Hadhar se maîtrisa. Ce fonctionnaire n’y était pour rien… Honteux de la méprise des siens, accablé, vidé de sa hargne, il baissa la tête, et en silence contempla la lettre, instrument dérisoire d’une si cruelle déception.

Le gouverneur fut parfait. Il ne se rendait pas compte qu’il venait de côtoyer la mort d’aussi près ! Compréhensif, il s’empressa auprès de son hôte, essayant avec maladresse de lui rendre espoir :

– Je suis persuadé que la libération n’est plus très lointaine ! Pour le moment il est impératif de montrer une grande fermeté envers les rebelles qui pillent les caravanes, je n’ai pas le choix ! Mais le processus de paix reprendra ! Je me porte garant que dès la fin des troubles, un geste sera fait ! …

Plein de bonne volonté, il tachait de retenir le Cadir en le réconfortant :

– Parlons de tout cela autour d’un bon thé, dans mes appartements ! Mon épouse insiste pour que vous passiez voir votre fille, que nous avons invitée !

Ou encore :

– Jiradia, je dois vous le dire, est une véritable perle du Sud ! Figurez–vous que mon épouse ne jure plus que par elle ! Non seulement elle est la meilleure élève des maisons de guérison, mais elle s’est mise en tête de…

Rien n’y fit. Le Cadir salua tristement et s’en fut, la mort dans l’âme.

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