Déshonneur

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Hadhar erra par les ruelles. Seul, reclus dans son désespoir, il cheminait au hasard de ses pas de somnambule. Devant son air perdu et hagard, les passants s’écartaient en le dévisageant avec étonnement. Il lui semblait entendre les femmes de la cité murmurer derrière lui :

– « C’est Hadhar nen Hakhim ! Les Assadhini sont deux fois maudits ! On lui a refusé son hommage ! »

Les Harthoriens paraissaient ricaner, et les marchands le toiser de haut. Même les mendiants ne lui réclamaient plus rien ! Le pauvre Cadir, honteux de sa méprise, maudissait sa naïveté. Le spectre du déshonneur grimaçait devant ses yeux voilés.

Comment allait–il annoncer cette nouvelle à son épouse ? Pourrait–il se présenter devant l’Oncle, et reprocher son aide malheureuse au moribond ? Qu’allaient dire ses braves, qui l’attendaient en bas, la poitrine gonflée de fierté ? Aurait–il le courage d’annoncer aux femmes de la tribu, que leurs maris seraient encore retenus chez l’ennemi ? Il avait rallumé l’espoir et devrait l’étouffer ! L’avenir de la tribu, privée de ses bras et de ses défenseurs, lui paraissait bien incertain. Le Cadir mortifié se voyait assassin de l’espérance et déshonneur de sa charge.

Du haut des terrasses, il ne ressentait qu’amertume devant le panorama grandiose de la baie, grande gemme de saphir, toute miroitante, sertie de l’émeraude des maquis et du rubis des falaises. Echapper à l’opprobre, rejoindre le sein de la Déesse, à présent, lui serait si doux…

– « Papa ! »

Le hurlement angoissé le tira de sa rêverie. Hadhar revint à lui, penché dangereusement à la balustrade, comme s’il avait voulu embrasser l’horizon d’azur. Sa fille, le visage bouleversé, à bout de souffle, le rejoignit et le tira énergiquement en arrière.

Ses yeux noirs orageux s’adoucirent en croisant le regard défait du Cadir. Elle le contraignit à reculer et s’assoir sous un pin parasol. Alors le père conta leur disgrâce à sa fille, ses espoirs trompés, montrant pour preuve la lettre honnie.

La jeune femme s’y pencha et eut un cri de surprise joyeuse :

– « Mais c’est Khandar qui t’a écrit ! »

Elle parcourut la longue missive d’un trait, sous le regard ahuri puis impatient du Cadir.

Alors Jiradia dut reprendre pour son père, avec cérémonie et en marquant toutes les pauses, la lettre de ce frère retenu en otage depuis si longtemps, ces nouvelles que l’on n’espérait plus à force de les attendre.

Khandar se disait guéri des blessures subies dans la bataille. Il donnait les noms des hommes de la tribu, ceux qui étaient tombés comme ceux qui avaient survécu à l’atroce boucherie et l’accompagnaient dans son exil. Il décrivait son quotidien, l’attente qu’il trompait en apprenant les coutumes de leurs vainqueurs. À présent il maîtrisait suffisamment leur écriture pour leur adresser cette lettre, car la chancellerie Harthorienne n’autorisait pas les missives dans une autre langue, qu’elle n’aurait pu contrôler.

Lentement, ligne après ligne, la sœur et le père se réappropriaient ce frère et ce fils à travers sa prose. Sans perdre la plus petite allusion, le moindre de ses gestes, tous deux s’imprégnaient des images du récit, qui retissaient pour eux la trame de vie de l’absent. Souvent, Jiradia commentait affectueusement les traits de son frère, reconnus à travers ses mots. Quant au père, il interrompait sans cesse la lecture, faisait revenir en arrière pour s’assurer qu’il avait bien compris, relever un détail ou interpréter une expression. Il s’exclamait bruyamment, pour s’indigner d’un mot ou s’enorgueillir d’un autre.

– … ensuite, Khandar dit que les Harthoriens le nomment…

– La Déesse nous protège ! s’exclama vivement le père, ses lèvres crispées. Ils veulent lui faire oublier son nom ! Déjà il a appris à écrire dans leur langue !

La jeune fille caressa son père d’un regard rassérénant et reprit, avec une infime nuance de reproche dans la voix :

– Ton fils Khandar nen Hadhar, qui ne saurait oublier sa lignée, a gagné auprès des Harthoriens le surnom de « Cand–harnen ». Il dit que, dans leur langue, cela signifie « le preux du fleuve du sud », en hommage à son courage à combattre et endurer de lourdes blessures.

– Il souffre beaucoup de ses blessures ?

– Khandar en a déjà parlé plus haut ! Et là, il dit que dans le borj où il passe ses nuits, il peut se rendre librement aux bains ! Il est complètement guéri et il est bien traité, comme les autres ! ...

Tous deux se grisèrent longuement de cette présence lointaine et pourtant presque palpable, renouant avec le disparu par la magie des mots.

Enfin, il fallut rentrer. Après avoir relu trois fois et contre–pesé tous les sens cachés que pouvaient suggérer la lettre, la fille et le père rejoignirent l’escorte, qui attendait patiemment à la porte de la ville basse.

.oOo.

à suivre...

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