Lettre au village

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Quelques mois plus tard…

Les gourbis de terre sèche se serraient sous les cactus et les figuiers. Les ruelles semblaient désertes. Les volailles erraient, dispersées dans la luzerne. La forge demeurait froide et silencieuse. Accroupis dans la poussière au bord du chemin, quelques gamins regardaient tristement une caravane forcer l’étape pour éviter le caravansérail – le pays avait le mauvais œil, disait–on. Près d’un taillis de lentisques, un âne rongeait sa corde, mais nul cheval sellé pour la chasse. Aux heures consacrées, seuls les anciens s’assemblaient encore pour les versets, autour de la source vouée à la Déesse. Les vêtements de tissages colorés, d’ordinaire suspendus à sécher au vent du désert, semblaient remisés pour des jours meilleurs. Les moutons, échappés de l’enclos, trainaient leur laine trop longue dans la poussière, faute d'avoir été tondus. Dans les champs, la récolte s’en allait presque à l’abandon, faute des bras de tous ces braves tombés ou retenus au loin : les femmes rentraient le blé et l’orge comme elles pouvaient, avec l’aide des vieillards et des enfants.

Une attente semblait avoir suspendu la vie du village.

Même les chiens manquèrent d’aboyer à l’approche du cavalier.

Le pur–sang s’arrêta devant la demeure du Cadir, écumant et frappant nerveusement le sol du sabot. Le messager sauta à terre, laissa sa monture dans l’avant–cour, à l’ombre des citronniers, et rentra vivement sous les arcades blanches. La maison était silencieuse comme pour un jour de jeûne.

Accordant à peine un instant au rafraîchissement qu’une servante lui offrait, l’émissaire demanda instamment après Hadhar nen Hakhim des Assadhini.

On introduisit le visiteur dans la salle du bassin, où le Cadir veillait son oncle, dans une pénombre moite. Le chef de la tribu psalmodiait au chevet du malade, implorant la Déesse de garder auprès de lui le compagnon d’armes de son père, puits de savoir et doyen de sa tribu. Une jeune fille éventait les deux hommes d’un air languide. Un peu plus loin, dans l’embrasure lumineuse d’une fenêtre en demi–lune, une petite femme ridée, tassée dans son ample tunique, récitait des versets à voix basse. Assis en tailleur autour d’elle, sur les mosaïques bleues, des enfants de tous âges écoutaient les contes des Assadhini.

Le messager s’avança, l’air grave. Il portait la livrée des éclaireurs au service du gouverneur Harthorien.

Hadhar frémit. Quelle sombre nouvelle allait s’ajouter aux malheurs qui l’accablaient ?

Bien vite, marmaille et serviteurs furent congédiés – le maître de maison allait tenir audience.

L’émissaire salua, s’acquittant des formules alambiquées en usage parmi les peuples du Sud.

Puis il s’inclina respectueusement devant le Cadir, lui remettant un grand portefeuille de cuir.

Hadhar en tira un parchemin plié, scellé aux armes du Harthor. L'appréhension fit trembler sa main lorsqu’il rompit le sceau et déploya l’épais document.

Le griffon blanc couronné, estampillé aux quatre coins du parchemin, fut le seul indice qu’il put reconnaitre. En dehors des caractères imprimés, les Harthoriens utilisaient des signes étranges, qui courraient en lignes fluides sur le sable uni du papier. Une écriture sinueuse, toute en nuances trompeuses, comme les Harthoriens eux–mêmes, se dit Hadhar avec dépit. Il ne savait pas lire cette langue, quoiqu'il la comprît, quand bien même il ne la parlait jamais…

Le Cadir sonda le messager du regard. Le jeune homme ne savait sans doute rien du contenu de la missive. Il gardait les yeux baissés, attendant le bon vouloir du seigneur des lieux. Désemparé, le maître de maison hésitait – il ne pouvait tout de même pas perdre la face devant un étranger !

Alors Hadhar éleva le parchemin devant lui. Parcourant des yeux tout le document, lentement, il haussait le sourcil ou hochait la tête de temps en temps. Enfin, après la dernière ligne de ces rinceaux incompréhensibles – mais les avait–il seulement parcourus dans le bon sens ? – le Cadir reposa la lettre, d’un air inquiet qui n’avait rien de feint.

Des ordres furent donnés pour restaurer le visiteur et prendre soin de sa monture. Mais le jeune homme déclina et fut renvoyé avec un message de paix. Il s’inclina, lança un baiser du bout des doigts, se drapa dans son manteau et tourna les talons. L’audience était terminée.

– Alors ? interrogea avidement l’ancien, se redressant sur sa paillasse.

D’un geste fataliste, n’osant trop espérer, son neveu lui tendit le parchemin. Fébrilement, le vieillard s’en saisit, demanda plus de lumière et scruta le papier, de ses yeux presque éteints et de ses mains vives comme celles d’une fileuse. Il n’eut pas à examiner bien longtemps, et s’écria :

– O Cadir des Assadhini ! Rends gloire à la Déesse car Elle a exaucé ton vœu !

Les deux hommes jetèrent quelques gouttes aux quatre vents.

– Que dis–tu, lumière de notre clan ?

– Ceci est la charte de reconnaissance que tu attendais ! J’en suis sûr ! Le papier, les blasons, le sceau, les versets imprimés, tout ! Elle est semblable à celles qu'ont reçu les autres Cadirs ! Seule la signature est différente, mais c’est bien normal ! Ce n’est point là le cachet d’un petit gouverneur ! C’est le sceau d’Harthorian, la capitale ! Pour libérer ton fils, grand capitaine de nos cavaliers, il fallait le roi du Harthor lui–même !

De joie et de fierté, le vieillard pleurait. Son neveu lui baisa la main et le tint embrassé, longuement.

Puis, enfin, le Cadir se leva et sortit. Il appela d’une voix forte et joyeuse, rameutant les femmes et les enfants, convoquant les anciens et les jeunes gens, arrêtant les voyageurs sur la route de ses bras grands ouverts et les conviant pour la fête.

La fièvre se répandit dans tout le village. Bientôt un grésillement délicieux se fit entendre sur le pas de chaque porte – la graisse du mouton pétillant sur la braise. Toute la soirée les tambourins et les flûtes de roseau chantèrent la joie du renouveau. Les derniers cavaliers du goum firent une démonstration équestre en d’interminables charges. Le festin réunit tous les pauvres dans les jardins du Cadir. Hadhar prononça les bénédictions aux vents entre chacun des mets, qui furent nombreux.

Au plus fort de la fête, l’Oncle, l’oracle de sa tribu, prit la parole pour rendre grâce au Cadir des Assadhini et au Roi du Harthor. Il appela sur leurs têtes la bénédiction de la Déesse et, sous la voûte étoilée, annonça que son neveu partirait dès le lendemain prononcer son hommage au gouverneur, duquel il recevrait le cordon tressé d’or et de couleurs, signe de paix, d’honneur et de prospérité.

Cette nuit–là, au douar des Assadhini, on entonna les cantiques à la Déesse, avec plus de ferveur que depuis bien des lunes.

.oOo.

à suivre...

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