Chapitre 58

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— Je te hais.

Il n’y avait pourtant pas de haine dans la voix d’Artance de Nabar. Elle venait d’énoncer cela comme s’il s’était agi du plus évident des faits. Ici, sur ce balcon au sein duquel s’était déroulé le houleux dîner en compagnie de Clare une semaine plus tôt, elle plongeait son regard dans celui si similaire de son fils. À défaut de l’expression qu’il reflétait.

— Mère…

Elle leva un doigt, ainsi que son menton avant de tourner ses yeux mouillés de larmes à l’attention de son baron de mari.

— Comment as-tu pu le laisser faire ça ?

Sa voix se brisa alors qu’elle marquait une pause. À l’extrémité du balcon, semblant observer les jardins terrasses montant de la ville jusqu’au château de Couliour, François de Nabar avait les mains jointes derrière son dos. À aucun moment il n’avait fait mine de prêter attention à sa femme tandis qu’elle s’en prenait à leur fils.

— Comment peux-tu le laisser pourrir dans une cellule ?!

Artance avait hurlé dans une sorte de croassement meurtri avant de finalement porter sa main à sa bouche comme si elle allait vomir.

Lorain tenta de rester impassible alors qu’elle se tournait de nouveau vers lui pour lui adresser un râle de fureur pure. L’instant d’après elle le dépassait, l’enrobant de cette flagrance qui se rapprochait le plus d’une étreinte.

Sa mère n’avait jamais été très affective à son encontre et bien qu’il y soit habitué, son cœur se serrait toujours autant à ces démonstrations. Avec le temps, il avait juste appris à ne plus l’afficher.

— Il est un déserteur, lâcha François de Nabar par-dessus son épaule.

La baronne se figea dans sa fuite sur le palier de l’arche donnant sur le balcon. Ses épaules furent secouées de tremblements un instant avant qu’elle ne se tourne vers son mari. Les paupières bouffies et tombantes, ses lèvres pulpeuses tremblantes sur son visage angulaire et creusant ses joues, elle restait belle. Elle restait belle lorsqu’il n’y avait plus ce dégoût permanent sur son splendide visage et lorsqu’une émotion sans rapport avec la haine ou le mépris y perdurait.

En ce moment, la détresse. Et Lorain, malgré lui, eut envie de la prendre dans ses bras pour la réconforter. Chose qu’elle ne lui accorda guère alors qu’elle disparaissait à l’intérieur du château en titubant légèrement comme si elle était ivre.

La veille, Lorain découvrait Gaylor ivre mort au Mont des Braies juste après les révélations de deux soldats nus sur le pont de Nabar. Une révélation qui s’était ensuivie de l’annonce de la disparition officielle du héraut Boursin Crieur dans la Bande Centrale. Après avoir empêché la garde du Silat d’emmener son cousin, il avait dû ensuite sur ordre de son père le leur remettre. Cette fois-ci, Gaylor était réveillé et c’est en l’appelant à l’aide qu’il avait été charrié par Ron Gleb et ses hommes.

Lorain avait ensuite été sommé de se présenter devant François de Nabar sans attendre.

— Tu as bien fait, Lorain.

Le jeune homme se tourna vers son père qui continuait d’observer le pied de Couliour comme s’il s’agissait là de la seule chose digne de son attention.

— Tu l’as trouvé avant qu’il ne continue de ridiculiser en public notre famille, continua-t-il tout en décroisant les mains de son dos. Comment a t’il pu me faire ça à moi ?! Le petit ingrat ! Après tout ce que ta mère et moi avons fait pour lui, il…

Il interrompit sa diatribe, s’exhortant soudainement à inspirer et expirer bruyamment alors qu’il plaçait sa main droite à l’emplacement de son cœur comme pour prévenir à un malaise cardiaque. Lorain avait l’habitude des changements d’attitude explosifs de son paternel.

— Nous avons un problème, dit-il. Un problème gravissime, Lorain.

Il se retourna vers son fils, son coup de sang comme oublié. Hormis les tics habituels qui agitaient son visage avec régularité, il affichait l’air calme et digne d’un souverain. Oui, ils avaient un problème. Le baron Graber. Les rafles dans la population et les interrogatoires. Même si Lorain ne comprenait toujours pas la raison pour laquelle François de Nabar se reposait tant sur son homologue, il était temps que son père se réveille. Emprisonner des gens au Silat était une ignominie.

— La Bande Centrale est en train d’être conquise.

Le coeur du baronnet manqua un battement à cette nouvelle. Loin d’oublier les raisons pour lesquelles il était venu ici, son esprit de soldat se focalisa sur la menace présente.

— Que s’est-il passé ? Les Rolfs ont-il fait une percée dans nos défenses ? Le mur est-il tom…

Son père secouant niant avec régularité, il s’interrompit tout en affichant un air interrogateur.

— J’ai bien peur que nous revivions les évènements d’il y a deux-cents ans, révéla-t-il, l’air sombre.

Sa discussion avec Elias Creed, la veille, lui revint en mémoire.

Ce n’est guère le fantôme de la Guerre de la Chair qui terrifie votre père…

— Deux-cent…, commença le jeune homme avant de se reprendre, incrédule. Le Baron Rouge ?!

— Un imitateur, reprit le baron dont le ton prenait de nouveau des accents de fureur. Un usurpateur sans scrupules ! Un géant à ce qui se raconte et les nouvelles vont déjà bon train. La population parle dans le dos de leurs souverains mais le Silat a su délier les langues.

— Délier les langues… Le jeune homme hésita. Par la torture ?

— Ils viennent pour nous ! hurla François de Nabar en s’avançant vers son fils de ses petites et nerveuses enjambées. Cet… homme, ce baron rouge, il vient pour nous ! Et ceci au pire des instants où nous sommes aux portes d’une nouvelle Guerre de la Chair !

Devant le visage angoissé et parcouru de tics de son père, Lorain connut un instant de frayeur. Non pour sa propre sécurité mais pour les jours à venir. Il avait déjà vu ce genre d’expression auparavant. Et il savait qu’il ne pourrait raisonner son père. Quelle que soit la façon.

Il savait maintenant pourquoi les soldats du Silat raflaient littéralement la population. Et Nabar ne devait pas être la seule victime. Il savait aussi que si un nouveau baron rouge s’était dressé contre eux, c’était parce que quelque chose de grave s’était produit. Aussi, alors que son père n’était qu’à quelques centimètres de lui, il ne bougea pas d’un pouce et c’est d’une voix ferme mais douce qu’il répéta.

— Père, que faisait Gaylor dans la Bande Centrale ?

Pendant un incroyable instant, les tics désertèrent le visage du baron de Nabar. Un éphémère instant où Lorain crut même déceler une certaine fierté chez son paternel. Comme s’il entrevoyait un avenir différent sur une fraction de seconde où il connaissait véritablement comme une paix de l’esprit.

C’est alors qu’intervint la voix d’Alistair Rofocade.

— Gaylor était là pour protéger les intérêts de votre père dans la Bande Centrale. En cette période trouble, il était impératif que les Baronnies présentent un front commun et uni.

Lorain se raidit alors que le grand personnage le dépassait de ses petits pas et venait se placer à la droite du baron de Nabar dont les tics avaient repris.

— Il était en train de conquérir la Bande Centrale, n’est-ce pas père ?

Le ton du jeune homme était sans appel et François de Nabar ne tarda pas à se trémousser en proie au malaise qui s’installa sous ce regard qui ne permettait pas le mensonge.

— Le traité du Bois de Nabar…, lâcha dangereusement Lorain. Nous les avons trahis !

— Une nouvelle Guerre de la Chair est à nos portes, rétorqua Alistair Rofocade. Nous avons opté pour la meilleure des solutions…

— Je croyais que le conseil d’Irile était là pour gérer la question de cette guerre fantôme, coupa Lorain toujours sans élever la voix. Qu’en est-il de vos appels au calme d’il y a quelques jours ?

— Nous devons nous protéger ! intervint le baron en s’avançant vers son fils. Nous sommes en première ligne, mon fils. Tu dois comprendre que la position dans laquelle nous sommes nous oblige à en adopter d’autres plus ou moins discutables.

— Vous remplacez les barons des royaumes longeant le mur, vous permettez à votre neveu de conquérir la Bande Centrale en réinstaurant les duels, vous emprisonnez et interrogez vos propres sujets au Silat suite aux conséquences de ces premières décisions…

Lorain laissa sa voix en suspens alors qu’il continuait de dévisager son père avec intensité tout en ignorant volontairement Alistair. À mesure de son énumération, le baron de Nabar avait même reculé d’un pas et cherchait inconsciemment le soutien de son intendant.

— Vous ne me semblez qu’à la recherche de plus de pouvoir, père, asséna-t-il. La question est…

Il avisa enfin Alistair et ses grands yeux au bleu pâle absent avant de revenir à son paternel tout en ajoutant.

— Qu’est-ce qui vous rend si certain de la venue de cette guerre ?

L’on aurait pu entendre une mouche voler suite à ces mots et si Alistair restait véritablement imperturbable, François de Nabar, lui, trouva enfin le courage d’agir telle une figure d’autorité. Son visage se durcit alors que ses tics le parcouraient avec une intensité redoublée et c’est d’une voix glaciale qu’il déclara :

— Il est temps pour toi de connaître ta place, mon fils. Et de savoir de quel côté tu te trouves. Ce sera eux…

Il marqua une pause et laissa sa phrase en suspens tout en affrontant le regard de son fils qui se teintait lentement d’incrédulité avant de conclure :

— Ou nous.

Lorain ne se décontenança pas. Stoïque, il ne montra rien du choc que l’ultimatum de son père lui procurait. Sa mère l’avait entraîné à se protéger contre ce genre d’atteinte. Bien qu’il ne puisse pas vraiment lui être reconnaissant pour cela.

Hochant de la tête, il ravala sa peine sous la mine toujours impassible d’Alistair Rofocade, salua François de Nabar et rompit.

S’il regrettait ses mots, son père ne l’interpella point, se murant dans un silence marqué par les pas de plus en plus lointains de son fils. Lorain, quant à lui, savait ce qu’il lui restait à faire. Son père et Alistair avaient des secrets qu’il lui fallait impérativement découvrir. Le pressentiment qui le tenaillait était terrible car il avait vu l’expression de son père avant que son visage ne se durcisse. Cette expression lorsqu’il s’était interrogé sur leurs certitudes quant à une guerre. Et il devait démêler tout cela avant qu’il ne soit trop tard.

Il revit le triste sourire d’Elias Creed et un frisson lui remonta jusqu’à la nuque.

Pour plus de pouvoir…

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