Chapitre 31

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— J’ai dit à Ulysse que lorsque la Gargante se tairait, il devait être là. C’était ma promesse pour lui.

Sybille chantait presque ses paroles. Tenant toujours la main de Lamia, elle observait le jeune homme gravir les disques avant de se présenter devant le premier piège.

— Tu fais beaucoup de promesses, fit remarquer Lamia. M’en feras-tu une à moi aussi ?

— Oh oui, Lamia.

Elle rit. En bas, le jeune homme évitait des rondins de bois qui menaçaient de le précipiter à l’eau. Autour de lui, d’autres participants évoluaient au sein de pièges tout aussi différents les uns des autres. Certains les faisaient tout simplement tomber et d’autres les déchiquetaient littéralement.

— La Gargante s’est-elle tue ? demanda Clare qui continuait d’observer le jeune homme.

— Elle s’est tue, répondit Ulysse à la place de la prophétesse.

La pupille tourna vers lui un regard impassible tandis qu’elle tentait tant bien que mal de cacher sa surprise. La rapidité de cet homme n’était définitivement pas normale.

— Une Gargantesque, devina Clare à voix haute.

Il s’en trouvait toujours une dans la Gargante et le silence au sein de cette dernière signifiait l’arrivée de l’un de ces monstres.

— Tu l’as capturée ? intervint Lamia qui affichait un air aussi ravi que surpris.

— J’en ai capturé une, oui, acquiesça Ulysse en s’affalant sur son sofa et cachant de nouveau Litote. Ou plutôt, je l’ai dirigée là où je la voulais.

Le silence se fit alors que les deux femmes digéraient l’information. Clare peinait à croire ce qu’elle entendait, c’était tout simplement démentiel.

— Et elle a fait plein de petits ! s’écria Sybille.

Plus bas, les petits en question continuaient de sauter sur les participants. Les pressant comme des citrons et provoquant une multitude de brumes écarlates. Plus loin, le jeune homme se trouvait devant un parcours de cordes dont certaines n’était retenues à rien, au vu des deux participants qui tombèrent à l’eau devant lui. Le dénommé Brick se trouvait plus proche de lui que jamais. Plus loin encore, sur les pierres affleurant à la surface de l’eau, les premiers participants à avoir franchi les pièges, ou ayant échappé aux gargantines, se dirigeaient à toute vitesse vers ce qui semblait être une sortie. Aucune des créatures ne les attaquaient et ils semblaient jouir d’une relative sécurité. Clare remarqua un autre jeune homme qui tenait une fillette dans les bras. Il escortait également un adolescent dégingandé aux beaux vêtements mais terriblement maladroit.

— Je ne la vois pas, s’impatienta Amédée qui en trépignait presque. Tu es sûr de l’avoir libérée ?

— Elle est là, répondit simplement Ulysse. Elle est là où tout est calme.

Clare retint une grimace devant le spectacle de tous les participants qui avaient échappé aux gargantines ou aux pièges. Ils étaient bien encore deux cents, prisonniers et gens du commun, à se précipiter vers ce qu’ils pensaient être leur planche de salut. Et le jeune homme avec la petite fille dans les bras était parmi eux.

Brick avait presque rattrapé l’inconnu qui escaladait littéralement la machinerie infernale surplombant au plus haut le lac. À moins de dix mètres en dessous de la hauteur des loges. Autour, le public se régalait de ce spectacle et encourageait soit le jeune homme, soit Brick. Ce dernier était terriblement agile et la pupille doutait que son adversaire ait la moindre chance. Chose dont celui-ci se doutait aussi car il continuait de fuir, rejoignant la large passerelle à laquelle le piège était raccordé. Il s’agissait d’une sorte de broyeur hérissé de lames tranchantes incurvées en une tornade d’acier. Clare ne comprenait même pas qu’on puisse le traverser d’une autre manière que celle de l’inconnu. Courant toujours, il était proche de la franchir. Brick n’avait pas commencé quand tout à coup, le jeune homme cessa de monter pour regarder en bas.

Qu’est-ce que tu fais ? le pressa-t-elle mentalement. Fuis !

Mais il ne bougea pas. Au contraire, il commença à regarder autour de lui, semblant chercher quelque chose. Une arme peut-être, car Brick était proche de monter sur la passerelle à son tour.

Tu n’as aucune chance, pesta-t-elle intérieurement. Va t’en de là !

C’est alors qu’il fonça en direction de là d’où il venait. Vers Brick qui n’allait pas tarder à finir son ascension. Et soudain, dans une gerbe d’eau, le lac en dessous explosa littéralement tandis qu’en émergeait l’un des monstres les plus craints de tout Soreth.

Une Gargantesque.

Caes prit la vague provoquée par l’explosion de plein fouet. Sa tête cogna sur une pierre et l’espace d’un instant, tout fut noir. Il revint à lui dans un gargouillement alors qu’il sentait l’eau s’infiltrer dans ses poumons. Émergeant en hoquetant, il s’agrippa à l’une des pierres affleurant la surface pour retrouver ses repères.

La première chose qu’il vit fut la fillette à une vingtaine de mètres de sa position. Miraculeusement, elle avait échoué sur l’une des pierres. La deuxième fut Myrte qui remontait laborieusement sur une autre pierre tout en crachant encore plus que le chevalier.

— Myrte ! hurla Caes.

Ce dernier tourna vers lui une mine terrifiée mais le chevalier lui désigna la fillette.

— Reste près d’elle ! continua-t-il. Ne la laisse pas…

Mais l’adolescent ne faisait plus attention à lui et observait d’une expression terrifiée quelque chose dans son dos. C’est alors que le premier rugissement retentit. Un cri effroyable qui fit se retourner le chevalier pour être témoin de l’horreur tentaculaire qui se trouvait derrière lui. La chose avait plusieurs bouches, garnies de plusieurs rangées de dentitions de cauchemar. C’est la première chose qui le frappa. Ces gueules hurlaient de concert dans différents tons, ce qui donnait le hurlement le plus étrange et angoissant que Caes ait jamais entendu. Comme s’il se trouvait plusieurs créatures en une seule.

Il remonta à toute vitesse sur la pierre avant de s’apercevoir que Myrte avait déjà pris ses jambes à son coup. Délaissant ainsi la gamine.

Merde !

Il sprinta alors qu’autour de lui, s’élevaient les cris des participants et les tentacules du monstre. Il sentit quelque chose dans son dos et accéléra de plus belle. Enfin à portée de la gamine, il la prit dans ses bras et dans le même mouvement les fit tomber à l’eau. Juste avant qu’ils ne touchent la surface, il sentit le souffle du tentacule qui avait été à deux doigts de se saisir de lui. Ou plutôt le souffle de la gueule située sur cet appendice. La seconde d’après, ils émergeaient pour trouver refuge sur une autre pierre. Sur sa gauche, une poignée de gens avait été attrapée par le tentacule et ils hurlaient à la mort tandis que la chose les dévorait. Myrte était de ceux-là…

Impuissant, le chevalier dénombra pas moins d’une quinzaine d’appendices. Ils étaient tantôt lents, tantôt incroyablement rapides et il était impossible de prévoir leurs mouvements.

Merde, merde, merde…

La chose emplissait l’espace et il était impossible de passer au travers. Il serra la fillette dans ses bras et elle blottit son visage contre sa poitrine. Il serra les dents au point de les broyer.

Je ne vais pas mourir ici, pensa-t-il.

Aussi se prépara-t-il à tenter le tout pour le tout et c’est alors qu’il leva la tête et lâcha un hoquet de surprise.

Le frère d’Ulrich avait à peine passé la tête par-dessus la passerelle que le coup de pied d’Ezéquiel le cueillit en plein nez. Criant autant de surprise que de douleur, il se rattrapa in extremis à la passerelle.

— Je me doutais que ça ne suffirait pas, entendit-il alors que sa proie commençait à gravir une échelle.

— Je vais te tuer ! hurla Brick. Je vais te tuer !

L’un des tentacules de la Gargantesque frôla la machinerie en dessous de lui mais il n’y accorda pas le moindre coup d’œil. Toute son attention dirigée sur l’objet de sa haine. À la seule force de ses bras, il se propulsa sur la passerelle et bondit sur l’échelle toujours hurlant à l’encontre de sa proie.

Cette dernière continuait de fuir, montant toujours plus haut.

— Il n’y a pas d’endroits où je ne puisse t’atteindre ! cria Brick avec un ricanement malgré le sang qui lui coulait du nez.

Mais le petit enfoiré ne répondait pas. Au contraire, il s’arrêta et commença à s’accrocher à quelque chose qu’il s’efforçait visiblement de rabattre. Brick fronça les sourcils tout en plissant les yeux pour distinguer ce que sa proie fabriquait. Il y avait des poulies et le premier levier céda, menaçant de précipiter l’utilisateur sur le monstre qu’ils surplombaient.

— Att…, attends ! cria Brick lorsqu’il comprit ce qu’il essayait de faire.

Mais le gamin ne l’écoutait pas. Au contraire, il se jeta sur un deuxième levier un peu plus loin dans un saut suicidaire.

— Att…

Les chaines crissèrent avec force alors qu’ils plongeaient vers le bas, sur la chose. Brick hurla et tenta de sauter hors de portée de la Gargantesque. Cependant, sans le moindre point d’appui, il n’alla pas très loin et la dernière chose qu’il entraperçut fut la broyeuse dans laquelle il plongea tête la première.

Clare retint son souffle alors que l’énorme broyeuse chutait sur la Gargantesque. Son rugissement à plusieurs voix se fit strident alors que la machine la découpait dans une profusion de sang et autres déjections.

— Non, non, non, non, gémissait Amédée à ses côtés.

La pupille avait vu Brick tomber dans la broyeuse. Quant à ce qu’il était advenu du jeune homme, elle n’en avait aucune idée et un étau lui enserrait la poitrine à la simple pensée qu’il ait pu perdre la vie pour de bon cette fois-ci.

— Ils vivent…, gronda cette fois-ci Amédée Yazak. Je voulais qu’elle les tue mais ils vivent…

— Ce sont les Jeux, intervint Sybille de sa voix guillerette.

— Tu le savais ! feula Amédée en pointant un doigt accusateur en direction de la fillette. Tu le savais et tu ne m’as rien dit !

— Je t’ai déjà donné ce que tu voulais, Amédée, répliqua la fillette qui observait les mains de Lamia. Et plus encore.

Les ailes d’Amédée s’agitèrent comme sous le coup de sa frustration et de sa colère. Autour d’eux, le public se trouvait véritablement en délire. Ils acclamaient les participants survivants à la manière dont on saluait une performance sportive.

— C’était un spectacle… époustouflant !

Lamia, sa main libre à l’emplacement de son cœur, observait le public ainsi que les derniers soubresauts de la Gargantesque avec émotion. Et à ces mots, Amédée se détendit subitement.

— Tu as aimé ? risqua-t-elle d’une petite voix.

— Si j’ai… aimé ? lui retourna la plantureuse brune avec un rire ravi. Je suis estomaquée, c’était si… intense, si violent !

Son rire perdura, inquiétant, glaçant. Et du coin de l’œil, Clare vit le dénommé Litote se recroqueviller à son écoute.

— Tu nous as offert quelque chose d’incomparable, Amédée… et il ne s’agissait que de la première épreuve.

Lamia écarta le bras en direction du public en délire.

— Ils t’aimeront.

Le visage d’Amédée s’éclaira à cette révélation.

— Ils m’aimeront, répéta-t-elle tout en s’avançant dans la loge pour être bien en vue.

Elle écarta les bras et ses ailes suivirent le mouvement tout en se déployant avec plus d’amplitude. De nouvelles acclamations retentirent et le visage d’Amédée se fit plus rayonnant encore.

— Ce n’est que le début ! clama-t-elle alors que la Gargantesque mourait dans un concert de ses multiples rugissements. Bien d’autres surprises vous attendent… Pensez-vous être prêts pour cela ?

Des vivats l’acclamèrent ainsi que des cris d’adoration.

— Car nos candidats le sont…, termina-t-elle sans cacher complètement la note acerbe dans sa voix.

Des rires retentirent dans le public, puis les acclamations furent de nouveau pour les participants plus hagards que ravis. Ils semblaient attendre la prochaine créature qui ferait d’eux leur repas, chose qui aurait suscité également nombre d’acclamations. Clare, elle, ne détachait pas son regard de la broyeuse encore en marche sur les restes de la créature. Soudain, une personne s’approcha de la carcasse de la créature pour plonger sous un tentacule et Clare reconnut l’homme qui protégeait la fillette. Une demi-minute passa avant qu’il ne remonte avec le tueur de la gargantesque. Le tirant sur l’un des disques, le sauveteur appliqua à son comparse un violent coup de poing sur le plexus qui le fit se plier en deux. Alors qu’il crachait l’eau, Clare put voir le jeune homme tenter de lancer quelques propos virulents à son sauveur tandis que celui-ci faisait visiblement de même.

Ses lèvres frémirent.

— C’était un spectacle grandiose, Amédée ! Grandiose !

Tout le monde se retourna vers la procession qui venait d’arriver. Une procession devancée par un homme à l’obésité conséquente, riche et lourdement vêtu.

— Archevêque, s’inclina Ulysse qui était déjà debout.

L’Archevêque, maître de l’Ours ou encore Aristide Leor, bien que ce nom ne soit plus utilisé depuis longtemps, était un homme petit aux cheveux blonds huileux qu’il coiffait de côté. De petites lunettes venaient rehausser un visage rouge et joufflu aux grands yeux bleus que les verres de ses lunettes rendaient plus grands encore. Associé à son large sourire aux dents trop nombreuses, cela ne manquait pas de le rendre inquiétant.

— Ulysse, quel dommage pour ta créature, déplora l’Archevêque. Mais telle a été la volonté des Architectes. Dans leurs magnificences, il n’y a aucun doute qu’ils accueillent jusqu’aux monstres les plus craints de notre monde.

Dans son dos, deux femmes absolument identiques le suivaient comme son ombre. Le teint olivâtre, les cheveux noirs ainsi que des yeux de la même couleur, elles se déplaçaient de concert avec une singularité particulièrement intrigante. Semblant onduler en permanence, ce qui contrastait avec la fixité de leurs regards.

— C’était un simple accident, Archevêque, expliqua le géant. Cela ne se reproduira plus.

Le sourire de son interlocuteur se réduisit à la mince ligne de ses petites lèvres.

— La volonté des Architectes relève de tellement plus que nos aspirations, Ulysse…

— Bien dit, Archevêque ! s’exclama Sybille qui observait toujours la main de Lamia.

Celui-ci éclata de rire avant de s’approcher, les bras grands ouverts.

— Dame Clare, dame Lamia ! Je suis heureux de vous revoir ici ! Après la dernière fois, je ne doutais pas que vous reviendriez pour une nouvelle escapade dans le Croissant !

Sans échanger un regard, elles baissèrent les capuches de leurs longs manteaux et saluèrent l’Archevêque qui s’empressa de venir baiser chacune de leurs mains.

— C’est un plaisir pour nous aussi, Archevêque, susurra Lamia. Je n’aurais manqué cela pour… Elle désigna l’arène d’un geste ample… rien au monde.

— Si ce ne sont des fiançailles…, plaça malicieusement l’Archevêque en découvrant de nouveau ses nombreuses dents.

Un léger silence s’installa durant lequel Clare et Lamia prirent le soin d’échanger un rapide regard inquiet avant que le maître de l’Ours ne les « apaise » en levant ses petites mains potelées.

— Ne vous inquiétez pas, mes dames, les « rassura »-t-il. Je suis certain que nôtre cher François de Nabar a ses raisons et qu’il en relève de notre intérêt à tous. Je ne puis qu’être ravi que vous ayez choisi mon fief avant de prononcer de tels engagements…

— Je le suis aussi, déclara une voix dans la procession.

Clare se raidit en l’entendant alors que son propriétaire en émergeait. Sephrat Paria était un homme à la beauté extraordinaire. Grand et musclé sans atteindre les proportions dantesques d’Ulysse Yazak, il avait les traits fins et de grands yeux verts toujours très graves. Il avait eu autrefois de longs cheveux châtains qui les encadraient.

— Baron, s’inclinèrent Clare et Lamia dans un bel ensemble.

Et tout en étant un apôtre, il était aussi le baron du Loup.

— Baron…, releva-t-il, son visage devenant plus grave encore.

Il ne lâchait pas Clare des yeux et celle-ci prenait bien soin d’éviter de les croiser.

— Ce nouveau style te va à ravir, Sephrat ! s’exclama Lamia. Tellement plus… brut. Bien que cela ne s’accorde pas vraiment à un loup.

Celui-ci « s’éclaira » d’un sourire que ne suivirent pas ses yeux. Son crane était rasé et un collier de chien hérissé de pointes entourait son cou puissant.

— Je ne suis plus un loup…, dit-il.

— Il est vivant…

Amédée Yazak fulminait et elle n’avait toujours pas accordé l’ombre d’une attention à l’Archevêque venu la féliciter. Toujours tournée vers le spectacle terminé en contrebas, elle n’avait d’yeux que pour les deux jeunes gens qui se criaient dessus. La petite fille secourue se trouvait maintenant à leurs côtés et elle tentait de raisonner celui qui l’avait portée jusque-là. À une dizaine de mètres d’eux, un groupe, avec un jeune noir à sa tête, semblait venir à leur rencontre.

— Ils sont tous vivants à cause de lui et il est vivant aussi…

— Amédée, l’appela l’Archevêque.

— Je ne le supporte pas, je ne le tolère pas… Ils doivent m’aimer, moi !

— Amédée.

Il n’avait pas élevé la voix mais quelque chose y avait percé. Comme un accent d’autorité qui capta l’attention de la sœur d’Ulysse en un instant. Celui d’après, elle s’était retournée vers le maître de l’Ours avec un air larmoyant.

— Il est vivant, se lamenta-t-elle les bras le long du corps et ses ailes pendant tristement.

— Telle était la volonté des Architectes, ma douce Amédée, la sermonna le petit homme avec tendresse. Ce spectacle était magnifique ! Cela faisait si longtemps que les proies ne s’étaient pas défendues…

Son sourire s’élargit alors que lui et Sybille échangeaient un regard entendu. Enfin, il conclut :

— Ce sont de merveilleux Jeux qui nous attendent ! Ce sera… Il marqua une pause tout en faisant un clin d’œil à Lamia… somptueux ! Oh mais que vois-je ? Ne serait-ce pas notre cher Livresse qui s’enfuit à pas de loup… ?

Tous se tournèrent vers le baron du Lion qui, venant du tunnel de verre opposé et en effet, semblait tout juste d’avoir effectué un demi-tour car il s’immobilisa avec un pied légèrement en l’air.

— Pardon, Archevêque ? plaça-t-il en se retournant en un éclair. Vous disiez ?

Sa voix, bien que toujours grave et sonore, prenait des intonations onctueuses dans ces moments-là. Ses grands yeux sombres aux sourcils broussailleux témoignaient d’une inquiétude bien sincère. De même que sa bouche, surplombée d’une petite moustache bien mise en valeur par tout le fond de teint dont il se fardait, se trouvait tordue par le souci.

— Je disais que vous sembliez sur le point de venir faire quelques réclamations ici-bas pour vous en repartir sans même les avoir exprimées, répliqua le maître de l’Ours toujours sourire. Voilà qui ne vous ressemble pas.

La bouche du baron du Lion se tordit de nouveau pour dessiner cette fois ci un sourire nerveux aux tics prononcés aux coins des lèvres. Vouté comme il était, ses grandes mains se triturant l’une l’autre avec malaise, il donnait l’image d’un gigantesque petit garçon pris sur le fait.

— C’est que…, commença-t-il. Je voulais moi aussi féliciter Amédée ! Et… Ulysse aussi, bien sûr.

— Bien sûr, acquiesça l’Archevêque.

Autour, Amédée et Ulysse Yazak affichaient des mines perplexes et même méfiantes à l’attention du baron du Lion.

— Baron Livresse ! s’exclama Clare, décidée à esquiver le regard insistant de Sephrat Paria et ainsi faire d’une pierre, deux coups. Cela faisait bien longtemps !

— La… pupille ! Et la couturière ! Il toussa avec force. C’est un… Il toussa encore… plaisir ! Vous venez d’arriver ?

— Hier même ! s’exclama Lamia alors que redoublait la toux du baron du Lion. Vous sentez vous bien, baron ?

Toujours toussant, Livresse leur fit tout d’abord un signe hâtif de la main avant d’articuler.

— Bien entendu ! Vous êtes resplendissantes ! Des joyaux, je l’ai toujours dit !

— Des joyaux…, répéta Lamia en souriant.

Nul doute que le « Hors de mon chemin, vilaines ! » résonnait encore dans ses oreilles.

— Quel beau parleur que notre baron du Lion, sourit l’Archevêque. J’en déduis qu’il a apprécié le spectacle…

Il laissa sa phrase en suspens et le regard de Livresse glissa vers l’arène en contrebas où, bon derniers, un boiteux et sa bande progressaient au pas de course sur les parcours de pierres sans rencontrer le moindre danger.

— Oui…, hésita Livresse avant d’ajouter. Peut-être un peu court.

— Ce n’est que le début, tempéra l’Archevêque.

— Oui, oui…

Avisant Clare, Lamia et Amédée, l’Archevêque écarta les bras et déclara avec engouement.

— Pour les prochaines attractions, je vous veux avec moi, mes dames !

— Je suis aussi une dame ! intervint Sybille.

— Certes, certes, rit l’Archevêque avec bonhomie. J’ai fait disposer différents points de vue qui nous offriront les plus beaux instants des Jeux. Vous verrez !

Il écarta les bras plus grands encore et leva son sourire en direction du ciel.

— Les Architectes seront ravis et honorés dans la fureur, dans le courage et dans le sang ! Je vous en fais la promesse à tous !

Il leur retourna de nouveau son sourire ainsi que ses yeux trop grands que ses lunettes rendaient plus grands encore.

— Ces Jeux seront inoubliables !

Et autour, parmi les apôtres, tourmenteurs, prophétesses et barons, Clare et Litote se trouvaient être les seuls à ne pas sourire. De même que Sephrat Paria, le baron du loup, qui continuait de la regarder avec insistance. Une insistance pleine de désirs non formulés et d’aspirations qu’elle ne voulait pas avoir à affronter.

Elle inspira puis expira profondément dans cette atmosphère de folie ambiante et se retint de jeter un dernier regard au jeune homme dans l’arène.

Toi et moi devront faire face à de nombreux monstres dans les jours à venir, pensa-t-elle. Toi et moi sommes coincés dans cette démence…

L’Archevêque les couvait d’un regard bienveillant mais qui augurait la prudence en guise de conduite à venir. Il savait pour les fiançailles, chose peu surprenante avec une arme comme Sybille et même sans. Cependant, leurs identités restaient sauves car elles redevenaient simplement les deux jeunes filles en escapade d’il y avait deux ans.

Il était difficile de savoir à quel jeu pouvait jouer Sybille mais pour l’instant, cette dernière semblait ne pas être une menace immédiate. Elban, lui, restait introuvable… Et elles se retrouvaient sans soutien dans un Croissant plus dangereux que jamais.

Clare se sentait incroyablement vivante.

Elle se concentra sur Livresse qui évitait le regard d’une Lamia ravie. La plantureuse brune avait flairé quelques secrets et Clare elle-même sentait que les choses allaient se révéler surprenantes. Maître des entreprises désastreuses et lui-même désastre ambulant… Que cachait donc le baron du Lion ?

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