Chapitre 24

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Il s’agit d’une matinée radieuse. Les frimas s’évanouissent à peine et rendent ce souvenir plus brumeux et plus proche d’un rêve qu’il n’aurait dû l’être. Les pépiements des oiseaux se mêlent aux centaines de respirations qui l’entourent. La toute petite fille bouclée à ses côtés lui tire la main en lâchant un bruit agacé. Sa poupée vient de tomber. Il plonge son regard dans ses grands yeux verts et lui sourit tout en ramassant son jouet. Un sourire qu’elle lui rend avant de se plonger dans l’auscultation de sa possession.

Le sentiment le reprend alors qu’il se rend compte des regards à la dérobée que lui adressent les chevaliers. Des regards où se mêlent pitié et tristesse. Il inspire profondément tandis que l’air lui manque. Leati n’était qu’un bébé qu’il tenait dans ses bras ce jour-là. Ce jour où il avait pu voir ces mêmes regards.

Il s’était agi d’une matinée et elle s’était trouvée aussi radieuse que celle-ci. Une cruelle plaisanterie dont il avait été incapable de saisir le sens à cette époque aussi proche que lointaine pour son esprit d’enfant. Dans la légère brise aux effluves fleuris, elle s’était avancée vers lui, dépassant les chevaliers qui l’escortaient et qui portaient des armures cabossées. Fière, altière, ferme mais douce, elle s’était agenouillée pour lui prendre sa petite sœur des bras dans une étreinte pleine de chaleur avant de l’attirer contre elle de la même manière. L’arrachant ainsi aux regards des hommes d’arme massés derrière elle.

— Il était un héros et un grand homme, avait-elle murmuré à son oreille. Tu peux en être fier, je t’en fais la promesse, Caes.

Il s’était reculé pour lui lancer un regard interloqué. Le regard d’un enfant qui ne pouvait comprendre ce qu’elle lui expliquait. Elle avait souri tristement sans toutefois montrer la profondeur de la souffrance qu’elle-même endurait.

— Tu grandiras plus vite, lui avait-elle dit. Voilà ce qui attend les âmes meurtries qui connaissent les grandes peines au plus jeune âge. Je ne peux t’en protéger et j’ai besoin que tu sois fort. Que tu sois fort lorsque tu finiras par comprendre.

Il avait hoché de la tête. Une époque proche et pourtant lointaine pour cet esprit d’enfant qu’était le sien d’alors. Il l’a compris depuis… et il a compris ces regards aussi.

Une procession approche au loin, bordée par les chevaliers avec leurs armures étincelantes. Des chevaliers comme l’étaient son père… ainsi que sa mère. Un homme au regard aussi tranchant que ne le semble son épée arrive dans l’autre sens. Il escorte une femme à l’incroyable beauté et un petit garçon qui est aussi seul que Caes. Quelque chose dans le regard, dans son attitude. Ses cheveux gris encadrent des yeux tout aussi gris et à la peine semblable à la sienne.

Ezéquiel. Il vient le voir de temps en temps. Il a le même âge que Leati mais est autrement plus vieux. Lui non plus n’a pas de père et lui aussi a grandi plus vite que les autres. Les gens ne l’aiment pas et ils ont peur de lui d’une manière que Caes ne comprend pas.

Qu’importe, il est l’une des seules personnes à les prendre en considération lui et sa sœur. Lorsque sa mère n’est pas là, lui l’est. Ils échangent un regard et Ezéquiel lui sourit. L’espace d’un instant, Caes se sent mieux. Un infime moment car le terrible sentiment revient et il baisse subitement la tête avant de la relever vers le grand chevalier qui délaisse la reine et l’enfant aux cheveux gris pour se diriger vers Leati et lui. Cette dernière lui tire main, encore une fois, inquiétée par cet immense personnage qui les rejoint. Mais Caes est incapable de la rassurer et encore moins de détourner son attention du chevalier… fier, altier… comme elle-même l’avait été ce matin-là.

Il la revoit avec ces magnifiques cheveux bruns dont il a hérité, de même que ses boucles. Ses yeux qui, sur elle, ne rendaient que douceur et amour. Elle, le pilier autour duquel sa vie, ainsi que celle de Leati, tournent. Une étoile qui donne tout son sens à leurs existences.

— Ta maman ne reviendra pas, Caes.

Le chevalier plonge un regard ferme dans le sien. Un regard dénué de la pitié qu’abritent ceux des autres chevaliers. Et dénué de sa douceur à elle. La pression de la main de Leati se fait plus insistante, et si lointaine.

— Tu devras être un rempart pour ta sœur, continue le chevalier Roland. Tu vas devoir surpasser cette douleur, puis tu deviendras un chevalier comme elle. Et comme lui.

Ses mots sont concis et clairs mais Caes n’écoute pas. Malgré lui, il se recroqueville alors que Leati tire toujours son bras. Il ouvre la bouche dans un cri muet avant de relever les yeux vers le chevalier qui ne cille pas et finit par hocher la tête. L’instant d’après, Roland lui pose une main qui se veut réconfortante sur son épaule d’enfant mais ça ne dure pas la seconde qu’il lui faut pour l’enlever et lui tourner le dos.

— Tu deviendras un chevalier qui les rendra fiers, je te le promets.

Sur ces mots lâchés par-dessus son épaule, il s’en va à grands pas en direction de la procession. Le laissant ainsi, sa petite sœur à la main tandis que l’autre étreint sa poitrine à l’emplacement de son cœur. La brise se fait plus forte, charriant des feuilles en un tourbillon qui les encercle comme pour signifier la tourmente dans laquelle ils viennent d’être plongés.

Leati cesse de lui tirer la manche alors qu’elle est enfin témoin de ses premières larmes et sa bouche s’entrouve de la même manière. Dans ce cri muet à la douleur insoutenable. Dans quelques années, ce sera à son tour de trouver cette époque aussi proche que lointaine.

Tu grandiras plus vite…

À quel point aurait-il préféré qu’elle se trompe ce jour-là. À quoi bon grandir et être fort pour Leati si ce n’est pour endurer tant de souffrance par la suite. Il ne contrôle plus rien. Plus rien n’a de sens si ce n’est la douleur. Ils sont seuls. C’était leurs vies à tous les deux que l’on vient de leur enlever avec celle de leur mère. Les sanglots de sa sœur lui parviennent, de même que ses caresses sur son bras. Elle tente de le consoler, lui.

Il devrait être plus fort.

Soudain, Caes se fige, sa peine cédant place à la peur. Si vite qu’une vague de honte l’envahit alors que quatre guerriers Rolf s’avancent au milieu des chevaliers. Cette vision le tétanise sur place tandis que la terreur finit par occulter cette même honte. Ils sont immenses. Près de deux mètres cinquante pour le plus petit d’entre eux et les plaques de métal qui recouvrent leurs avant-bras et jambes les rendent plus effrayants encore. Bien qu’ils soient désarmés, ils n’en semblent pas moins menaçants. Dominant la chevalerie de l’Ilir qui leur fait face. Comme ils avaient certainement dominé son père et sa mère avant…

Un petit Rolf évolue au milieu des quatre monstres. Il est vêtu d’un simple pagne et il semble frissonner à cause de la fraîcheur dans l’air. Ses pas sont mals assurés et il est légèrement vouté tandis que ses doigts se joignent pour s’entrecroiser avec nervosité. Il sanglote et jette des regards apeurés tout autour de lui pour les reporter dans une supplique muette à l’attention des guerriers qui ne lui portent pas la moindre attention.

Caes serre les poings alors que se grave sur son visage un masque de haine. La terreur reflue, de même que sa douleur tandis que survient cette nouvelle et terrible émotion. La colère, elle-même, ne deviendra qu’un substitut tempéré de cette animosité dans les années à venir. Ce Rolf a bien des raisons d’être inquiet. La souffrance, la peine et la peur… Caes n’y pense plus. Seul en émerge l’objet de sa haine.

Sans s’en rendre compte, il fait un pas en direction de ce dernier, puis un deuxième et les sanglots de Leati s’interrompent. Plus rien ne l’atteint de toute façon. C’est alors que survient Ezéquiel. Sans peur, il s’avance entre les guerriers Rolfs qui haussent des sourcils interrogateurs à son encontre. Aussitôt, des centaines de personnes retiennent leurs respirations et la tension monte d’un cran… avant que le garçon ne prenne les mains du petit Rolf dans les siennes. Caes ne comprends pas ce qu’il dit mais un sourire étire ses lèvres. Un sourire que lui renvoit le nouvel arrivant bien qu’il ne se départisse pas de ses sanglots.

Ezéquiel finit par reporter son regard dans leur direction à Leati et lui. Son air est circonspect, hésitant. Il tente de lui dire quelque chose, sans les mots.

Caes sent son visage se déformer alors que reviennent souffrance et peur dans une vague déchirante. Il serre les poings alors que son corps se plie sous la force du chagrin. Il ne peut tout simplement pas… Il ne peut pas endurer ça de cette manière. Lorsqu’il relève les yeux, haine et colère ont repris place et face à lui, le visage d’Ezéquiel change aussi. Dur, déterminé et sans la moindre compassion.

Une main tire de nouveau sa manche alors qu’ils s’affrontent du regard mais Caes ne la sent pas. Personne ne peut l’atteindre maintenant. Il observe les guerriers Rolfs. Il n’a plus peur désormais. Il observe aussi la chevalerie… puis Roland. Oui, il deviendra chevalier. Son regard se tourne de nouveau vers Cormack protégé par Ezéquiel. L’ennemi qui va désormais partager leurs vies.

Oui, il deviendra chevalier…

Et il les fera payer.

L’eau glacée léchant ses doigts le réveilla dans un sursaut. Avec une bouffée d’angoisse, il resta un instant interdit sur le niveau de l’eau avant de se lever d’un bond. Au loin, les cris de terreur, déjà, retentissaient. Une main se posa sur son épaule et il sursauta de nouveau mais il ne s’agissait que d’Ezéquiel. Son visage impassible plongé dans l’étendue des eaux sombres qui leur léchaient maintenant les pieds.

— La première épreuve a commencé, lâcha-t-il sombrement en entrainant le chevalier à sa suite. Et j’ai l’impression que ces lumières nous indiquent le chemin à suivre.

Tout en annonçant cela, il avait désigné les tunnels qui débouchaient sur leur alcôve et les lumières qui avaient tôt fait d’apparaître, traçant ainsi une ligne à suivre. Se demandant d’abord qui avait pu allumer ces torches sans se faire remarquer, Caes se rendit compte qu’il s’agissait là d’une sorte de dispositif ancré à la roche. Telle une concrétion artificielle lumineuse.

— Il y avait des grilles devant plusieurs tunnels regroupés à l’est ! s’exclama Caes dont la discipline n’avait pas mis longtemps à ressurgir. Ce tunnel s’y dirige !

Au rythme des clapotis de leur course sur la fine membrane liquide, le jeune prince acquiesça.

— On va là-bas, déclara-t-il en prenant le chemin du tunnel opposé.

— Ce n’est pas la direction, pourtant, fit remarquer Caes tout en retenant le sourire qui menaçait de se dessiner sur ses lèvres en dépit de la situation.

Il sentit plus qu’il ne vit son compagnon rouler des yeux.

— Ils pourraient avoir besoin d’un coup de main, rétorqua-t-il avant de jeter par-dessus son épaule. En espérant qu’aucun d’entre eux n’aura la mauvaise idée de saigner.

Le sourire de Caes disparut et il avisa le niveau de l’eau qui ne cessait de monter, mouillant leurs chevilles. Il essaya de ne pas penser aux choses tapies dans les profondeurs et à ce qui risquait de survenir dans les prochaines minutes.

Quelqu’un allait forcément se blesser… et saigner. Et le chevalier se surprit à adresser une prière silencieuse aux Architectes pour que cela arrive le plus tard possible.

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