Chapitre 25

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Fort heureusement, la position de Jalil et de son immense groupe se trouvait légèrement surélevée par rapport au niveau des eaux alentours. Ainsi, Caes et Ezéquiel eurent juste le temps de s’éjecter du tunnel avant que le mouvement paniqué de la foule tout juste réveillée de manière humide ne les emprisonne à l’intérieur.

La garde de l’Échanson tentait tant bien que mal de coordonner la fuite de leurs protégés. Et malgré la panique évidente, Caes devait avouer qu’ils s’en sortaient plutôt bien. En effet, le discours d’Ezéquiel prononcé la veille avait eu l’air d’avoir agi durant la nuit car les gens ici semblaient faire tous les efforts possibles pour se contrôler. Et à voir l’air appréciateur de son compagnon, ce dernier se disait certainement la même chose. Pas de morsures, pas de bagarres ou de blessures quelles qu’elles soient et qui leur auraient coûté la vie à tous en l’espace de quelques minutes.

— Je me disais bien que vous reviendriez ! s’exclama une grosse voix derrière eux. Vous ne sembliez pas le genre à laisser tomber des gens sans défenses comme ça.

— Victor, répondit Ezéquiel sans faire la moindre attention au compliment. Il y a des grilles à l’est et il y a de grandes chances qu’elles soient ouvertes en ce moment.

— Nous le savons, acquiesça le garde, l’air grave. Ces foutues lumières mènent à l’épreuve. Ces eaux sont là pour nous faire aller plus vite.

— Ces eaux renferment surtout les sales bestioles qui risquent bien de nous bouffer, rétorqua Caes. Où se trouve Jalil ?

Victor pointa le doigt dans une direction opposée à celle qu’ils étaient censés prendre.

— Il compte résoudre le problème suivant qui arrive à toutes jambes.

Ezéquiel et Caes échangèrent un regard interloqué. Ils avaient très bien compris les intentions du jeune médecin. Cette alcôve était un point de passage obligatoire pour rejoindre les grilles à l’est. Le problème qui arrivait à toutes jambes n’était autre que les vrais prisonniers des Fosses. Les meurtriers, les violeurs et Lombric accompagné de toute sa clique. Probablement un autre problème encore à lui tout seul.

— J’étais pas plus d’accord que vous, poursuivait le vieux soldat. Mais il n’a rien voulu savoir et a tout juste accepté de prendre quelques gars avec lui, même si…

— Fais-les accélérer ! le coupa Ezéquiel en pointant la foule du doigt. On a plus beaucoup de temps.

Sur ces mots, il partit au pas de course en direction du petit attroupement qui attendait à l’autre entrée.

— Ezéquiel, tenta de tempérer Caes. Son idée n’est peut-être pas si mauvaise. Si ces criminels pouvaient travailler de concert avec nous, ce qui nous attend lors de l’épreuve peut…

— L’épreuve a déjà commencé ! coupa de nouveau le jeune prince avant de crier à l’attention des hommes devant l’entrée. Jalil ! Jalil, barrez-vous de là !

Le jeune noir se retourna pour les aviser. Il fronçait les sourcils.

— Nous avons envoyé deux hommes à nous là-dedans pour leur indiquer la sortie, rétorqua-t-il. Nous n’allons pas…

— Ils n’arrêtaient pas de se battre là-bas, cria Ezéquiel. Ils ont tout un tas de blessés et du sang… Le sang les fait quitter les profondeurs !

À ces mots, un air choqué se peignit sur le visage de Jalil, de même que Caes. Il n’avait pas du tout envisagé cela. Et au vu des expressions de la garde, eux non plus. L’eau leur arrivait à mi mollet désormais et comme pour répondre à la révélation d’Ezéquiel, des hurlements ne tardèrent pas à surgirent des abysses du tunnel.

— Pourquoi n’ai-je pas pensé…, commença Jalil.

— On a pas l’temps ! s’énerva presque le jeune prince. On se casse de là, maintenant ! Tâchez de sauver ceux que vous avez déjà là, et vos vies !

Sur ce, il partit en trombe en direction de la foule sans vérifier que tous le suivaient. Connaissant Ezéquiel, il devait estimer avoir fait le nécessaire. C’est ce que se disait Caes alors qu’il courait à sa suite. L’eau gênant de plus en plus sa progression.

Fort heureusement, Victor et ses hommes avaient accompli un travail remarquable et les quelques deux cents personnes qu’ils avaient sous leur aile détenaient maintenant sur eux une avance conséquente. La cacophonie de leur progression leur parvenait en un empilement d’échos noyés par la distance. Incapable de réfréner un coup d’œil en arrière, Caes pu être le témoin des premiers prisonniers émergeant du tunnel qu’ils avaient délaissé. Trébuchant et hurlant, ils étaient couverts de sang.

Un frisson le parcourut à cette vision et son regard se porta au-delà de l’alcôve, là où les eaux s’étendaient dans l’obscurité. Jalil et les autres le dépassèrent pour s’engouffrer à leur tour à la suite d’Ezéquiel. Caes tourna les talons lorsque les premières ondulations apparurent, marquant la venue d’un cauchemar bien réel.

— Attends, toi… Att…

L’homme qui venait de parler ne finit pas sa phrase pour pousser un cri déchirant suite aux bruits d’éclaboussures caractéristiques des gargantines. La seconde d’après, le cri se mua en un affreux glapissement accompagné d’un craquement mouillé. Le chevalier accéléra dans le tunnel, l’eau lui atteignait presque les genoux à présent, et il devait lever furieusement les jambes. Dans son dos, les hurlements le suivaient de près. Les prisonniers devaient avoir été nombreux à émerger du tunnel pour s’engouffrer dans l’autre car en se basant sur les cris, Caes les estimait aisément à des dizaines. Des dizaines entre eux et les gargantines.

Finalement, Ezéquiel aura eu ses boucliers humains, pensa-t-il malgré lui.

Ezéquiel, Jalil et les gardes n’étaient plus très loin de lui à présent et il put voir l’un d’eux trébucher pour se rattraper au mur, avant que le garde derrière ne le pousse en lui hurlant d’avancer. Soudain, un mouvement d’eau se fit sentir à la gauche de Caes et il sentit comme une caresse visqueuse sur sa jambe. Son cœur manqua un battement, deux, puis la chose jaillit des eaux pour plonger par-dessus le groupe de Jalil. À une vitesse ahurissante, la gargantine fondit sur le garde qui s’était rattrapé au mur tandis que les autres s’écartaient ou tombaient à l’eau sous le coup de la surprise. Le pauvre homme lâcha un gémissement rauque qui monta dans les aigues alors que retentissait encore ce craquement mouillé. Instant même qui vit ses bras et ses jambes se tordre en des angles ignobles au sein de la masse tentaculaire qui le compressait.

— Caes !

Ezéquiel était revenu sur ses pas et se trouvait dangereusement proche de la gargantine et de son cadavre. Sans aucune considération pour les risques, le chevalier contourna la chose en plein repas sans s’arrêter et bouscula violemment le jeune prince, le poussant à continuer.

— Ne vous arrêtez pas ! lança-t-il à la cantonade. Il est déjà mort ! Et ne vous approchez pas de cette foutue roche qui nous entoure, la moindre coupure vous sera fatale !

— Guide-nous ! cria Ezéquiel en le faisant passer devant lui.

Le chevalier s’exécuta. Ils atteignirent très vite l’espace dans lequel Ezéquiel et lui avait passé la dernière nuit. Dans leur dos, ils pouvaient toujours entendre les prisonniers hurler et jurer. Caes imaginait sans mal le bain de sang qui devait s’y dérouler.

Il venait de s’engager de quelques mètres dans un nouveau tunnel qu’il perçut les bruits caractéristiques des gargantines jaillissant de l’eau.

— Continue ! cria Ezéquiel.

Merde ! Celles-là sont là pour nous…

Quelqu’un parmi eux avait dû se blesser. Le chevalier serra les dents alors qu’il n’imaginait que trop bien les monstrueuses choses filant entre eux pour choisir lesquels elles dévoreraient. Les secondes défilèrent et ne résonnaient que les échos des hurlements derrière eux, ainsi que leurs éclaboussures à mesure qu’ils pataugeaient dans ce tombeau liquide. Nul ne parlait alors qu’ils savaient tous que certains allaient mourir dans l’instant qui allait suivre.

Trois mouvements d’eau se firent entendre et trois cris étranglés suivirent couplés de ces horribles craquements mouillés.

— Je suis toujours là, entendit-il déglutir Ezéquiel à son intention.

Le soulagement l’envahit. Une bouffée de courte durée à la voix de son compagnon dont le ton indiquait qu’il n’en menait pas large. C’est alors que d’autres mouvements d’eau ne tardèrent pas à s’ajouter à la clameur ambiante. Et c’est aussi à ce moment-là que la majorité de la garde de l’Echanson lâcha la bonde à sa discipline. Ses membres se plaquaient vainement contre les murs ou tentaient de les escalader pour se trouver hors de l’eau. Ainsi, ils se rendaient encore plus aisés à attraper.

— Ne paniquez pas ! entendirent-ils crier Jalil.

— Écoutez-le, bordel ! fit Victor en écho.

Mais les gargantines jaillissaient des eaux, encore et encore.

— Caes, on a l’eau à mi cuisses !

Ezéquiel, encore ! Et oui, il avait raison. Et ce même niveau descendait à mesure de leur progression. Ils montaient et leur course se fit plus aisée. L’eau se trouvait à hauteur des chevilles maintenant et il ne fallut que quelques mètres de plus avant qu’il ne se retrouve à nouveau à fouler la pierre coupante. Jamais il n’aurait cru être aussi content de la retrouver.

Caes parcourut encore une vingtaine de mètres avant de se retourner pour voir Ezéquiel se débarrasser de son tricot avec lequel il se frotta le visage et les bras avec vigueur. Le chevalier mit un instant avant de comprendre.

— Tu es blessé ? s’inquiéta-t-il.

Le jeune prince, à bout de souffle, fit non de la tête.

— Le premier garde à se faire tuer par une gargantine, expliqua-t-il. Celui qui s’est coupé au mur… Lorsque la chose l’a pris, moi et quelques autres étions trop proches et on a été aspergé de sang. C’est pour cela que ces horreurs nous ont pris en chasse.

Il observait ses bras tout en parlant, guettant d’éventuelles tâches de sang avant de soupirer tout en enfilant de nouveau son tricot.

— Eh merde, il y en a dans mes cheveux de toute façon, continua-t-il. Lorsqu’elles nous attaquent par groupe, la victime à tes côtés devient ton bourreau dans une réaction en chaine bien déplaisante. Va falloir que je…

Il s’interrompit alors que Caes l’attrapait encore une fois par le col.

— Ne t’avise plus de me protéger ! gronda le chevalier d’une voix menaçante. Ou je te promets qu’une fois sorti de cette merde, je t’en foutrai plein la gu…

— Vous avez fini ? intervint Jalil qui avait retrouvé son calme.

Ils se tournèrent vers le médecin qui comptait silencieusement les membres de son groupe. Sur la dizaine de gardes, il n’en restait plus que trois et leur protégé. Jalil affichait une mine sombre à ce constat glacial.

— C’est le sang qui les attire à la surface et donc vers vous, avança Ezéquiel qui s’était dégagé sèchement de la poigne du chevalier puis qui avait mis en évidence son propre tricot. Tachez d’éviter d’être trop groupés. Vous avez pu constater ce que ça donne…

Il marqua une pause tout en affichant un sourire sans joie.

— On dirait que sur ce coup, l’union ne fait pas forcément la force, hein ?

Personne n’offrit même un pauvre sourire en retour à cette mauvaise blague. Encore moins Caes, qui fusillait toujours Ezéquiel du regard. Ce dernier avisait déjà le bout du tunnel. La lumière sur laquelle il débouchait donnait déjà un petit éclairci quant à leur situation. Alors qu’il passait devant lui, le chevalier le retint par le bras.

— J’espère que tu as bien c…

— Te fatigue pas ! coupa Ezéquiel d’une voix acide. L’un d’entre nous doit rejoindre Cormack et veiller sur lui. J’étais le mort en sursis, il y a quelques minutes et tes chances de t’en sortir étaient plus grandes. Ne doute pas que, si tu te retrouves dans la mauvaise position, j’aurais la même réflexion… Mais dans l’autre sens.

Caes se raidit à ces paroles. Il lâcha le jeune prince qui repartit au pas de course.

— Dépêchez-vous ! lança ce dernier à la cantonade. L’eau monte encore et les cris se rapprochent.

Les échos des hurlements se firent plus forts comme pour répondre à cette révélation. Les gardes suivirent sans broncher alors que Jalil dévisageait Caes avec circonspection. Le jeune noir avait entendu leur conversation. Le chevalier lui rendit son regard avant de l’enjoindre d’un signe de tête à continuer. L’eau n’était plus qu’à quelques mètres derrière eux et les prisonniers arrivaient. Il pouvait voir des ombres au loin se débattre en pataugeant. Tentant de ne pas penser aux paroles d’Ezéquiel, il reprit sa course. Au fond de lui, il aurait été bien incapable de dire si le jeune prince pouvait effectivement mettre cette réflexion inverse en application.

Si la situation l’exigeait, serait-il capable de le sacrifier ?

Caes revit Crépin se perdre dans les hautes fougères rouges, ainsi que Vacko hurlant son nom alors qu’il partait à sa suite. Il revit aussi le jeune prince lui choisir un petit Rolf, à son détriment…

Il n’était pas sûr de vouloir la réponse à cette question.

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