Chapitre 2

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— Hooo… !

Les chevaux firent halte alors que le cocher lançait cette injonction tout en tirant sur les rennes. Les roues du charriot grincèrent tandis qu’il s’immobilisait sur le chemin terreux tout en ornières et pierres éparses.

— Pourquoi t’arrêtes-tu, Ezéquiel ?

Le propriétaire de la voix, un jeune homme à la droite de ce dernier, s’était exprimé d’un ton calme mais autoritaire. Adossé contre le bois du charriot, il arborait une attitude oisive et nonchalante, les mains derrière la tête appuyées contre le chambranle et un brin d’herbe au coin des lèvres. Vêtu d’une longue tunique rouge ainsi que d’un turban jaune vif qui laissait entrevoir de belles boucles brunes, il avait tout d’un simple commerçant des Royaumes des Sables profitant de la quiétude d’un trajet tranquille. Cela aurait été mal le connaître alors qu’il ouvrait ses yeux vifs et braquait leur bleu acier sur son compère.

Ezéquiel Arnéil soupira tout en pointant du menton le paysage sur leur droite.

— C’est la quatrième que nous croisons dans cet état-là, répondit-il tout en haussant les épaules.

Il portait une tunique d’un vert clair. Son turban noir cachait entièrement ses cheveux, bien que coule sur ses front et tempes une mixture tout aussi sombre. Mélangées à sa sueur, elle traçait des sillons sur son visage et forçait le jeune homme à s’essuyer régulièrement pour cantonner le phénomène peu ragoutant.

Caes Craft pinça les lèvres sans faire mine de s’intéresser à ce que désignait le jeune prince et reprit sa position initiale.

— Encore une fois, pourquoi t’arrêtes-tu ? renouvela-t-il.

La journée n’en était qu’à ses prémices et la vallée qu’ils traversaient se trouvait encore à l’abri de l’astre solaire. L’ombre recouvrait le village, ou Bas Royaume, qui s’étendait sur le flanc de la colline vers laquelle s’était tournée l’attention du prince d’Iliréa. Cependant, le véritable objet de cette dernière se portait sur une toute autre structure à l’écart de la bourgade et délaissée depuis fort longtemps.

Ezéquiel roula de ses curieux yeux gris.

— Je me demande juste combien se trouvent disséminées dans la Bande Centrale, à l’abandon…

— Tu nous fais simplement perdre notre temps, déclara posément le chevalier en accordant enfin un coup d’œil à l’église partiellement détruite.

À une dizaine de mètres de la route, il n’en restait plus que les fondations desquelles s’élevaient grossièrement les vestiges d’une pierre noircie par le feu. Une cloche, mangée par la rouille et la terre, trônait au milieu de gravats recouverts de mauvaises herbes et fusionnait avec le sol.

— Un temps que nous n’avons pas, poursuivit Caes, toujours sans élever la voix. Et encore moins pour admirer les décombres des églises d’antan brûlées depuis des décennies…

— Moins de deux décennies, en fait…

— Pardon ?

— Je disais moins de deux décennies, reprit Ezéquiel sans paraître remarquer la note assassine qui venait de s’ajouter au ton de son compagnon. Lors de nos cours en Iliréa, Maître Cène nous avait…

— Est-ce que j’ai l’air d’en avoir quelque chose à faire ?

— Tu sais, Caes, je ne suis pas certain que se couper la parole à tour de rôle soit franchement productif.

Les chevaux démarrèrent à la commande et le charriot s’ébranla pour délaisser le village et son vestige religieux. Un pesant silence s’installa entre les deux jeunes hommes. Un silence durant lequel Ezéquiel profita de s’essuyer une nouvelle fois le front avant que Caes ne soupire.

— De toute manière, je n’ai rien d’autre à faire. Raconte ton histoire.

Bien que ce ne soit pas tout à fait vrai. En effet, et malgré les apparences, le chevalier restait fidèle à sa discipline et sa vigilance était constante. Sous ce déguisement de marchand détendu, il ne manquait pas un détail sur cette route déserte.

À cet ordre, Ezéquiel prit le temps de réfléchir.

— Je sais pas…, finit-il par susurrer.

— Je te conseille de ne pas me pousser.

Un sourire narquois étira les lèvres du jeune prince alors qu’il hochait la tête avec une conviction aussi soudaine qu’exagérée.

— Comme tu le sais, la Guerre de la Chair aura été terrible mais courte et n’aura duré qu’approximativement deux ans. La Guerre des Saints, par contre, s’est étalée sur des siècles. Opposant des églises dont les croyances différaient et où chacune d’entre elles voulait prendre le pas sur l’autre. Les affrontements ont pris fin soixante ans avant la Guerre de la Chair avec la suprématie du Saint Siège…

— Suprématie est un bien grand mot, coupa de nouveau le chevalier. D’après ce que j’en sais, le pouvoir du Saint Siège réside en quelques lieux de culte survivant grâce aux dons des fidèles. À mes yeux, rien que l’appellation « Guerre des Saints » est grandement exagérée !

Ezéquiel hocha la tête avec un sourire.

— Le Saint siège de maintenant n’est plus que l’ombre du gigantesque appareil doctrinal de jadis. Vingt ans en arrière, il demeurait tout-puissant... et je sais déjà ce que tu vas me dire, ajouta-t-il alors que Caes ouvrait la bouche pour lui couper une fois de plus la parole. S’il était si puissant, pourquoi a-t-il sombré aussi vite ? Je n’ai pas la réponse mais cela aurait à voir avec ses actions dans la Guerre de la Chair, justement. À de sombres manœuvres qui lui auraient coûté sa domination.

Le charriot roula sur une grosse pierre, interrompant le jeune prince dans son exposé. Caes en profita alors pour placer :

— Mais si leurs actions ont été si répréhensibles en ce qui concerne la Guerre de la Chair, comment se fait-il que les populations n’en sachent rien ?

— Je pense qu’ils ont été protégés, l’éclaira le jeune prince. Punis, mais protégés. Je suis persuadé que cette époque cache de noirs secrets qui ont façonné notre monde d’aujourd’hui.

Il ponctua sa phrase en s’essuyant de nouveau et précipitamment le front. Cependant, bien que la mixture n’ait pas atteint les yeux, elle s’était trouvée suffisamment proche de l’un d’eux pour l’irriter. Et c’est dans un battement redoublé de paupière qu’Ezéquiel se pressa vainement l’œil droit. Le chevalier se redressa sur le siège en bois pour aviser son compagnon d’un regard sceptique.

— Cela est-il vraiment nécessaire ?

— On est jamais trop prudent, grimaça le jeune prince en s’éventant du bout des doigts. Le Croissant est bien moins crédule que la Bande Centrale…, et mieux informé. Je veux être méconnaissable et la vieille Magda m’a assuré que je devais laisser agir une heure… Il grimaça encore. Mais elle m’avait pas dit que ça piquait.

Caes Craft acquiesça tout en conservant un air indécis. La seconde d’après, ils émergeaient enfin à la lumière du soleil alors que le charriot quittait l’ombre de la vallée. Aux alentours, le paysage restait désert.

Voilà trois jours qu’ils avaient quitté le fief des Petitpieds après avoir sauvé le petit royaume d’entre les griffes du baron Gaylor. Un pompeux gamin qui s’était mis en tête de conquérir la Bande Centrale des Baronnies au travers de duels entre barons. Malheureusement pour lui, Ezéquiel avait obtenu du baron Bret Petitpieds qu’il lègue son titre à Cormack. Le fameux jour du duel, Gaylor s’était retrouvé face à un Rolf en armure sanguine contre lequel il n’avait pas eu l’ombre d’une chance. Une fois le domaine sauvé, le jeune prince les avait convaincus de poursuivre cette conquête, et ainsi trouver les réponses à ce qu’il se tramait dans les Contrées. Cependant, rassembler la Bande Centrale sous une même bannière ne suffisait pas. Pour ne pas se retrouver entre le marteau et l’enclume, il leur fallait s’assurer du soutien de l’un de ces deux outils.

Les Haut Royaumes étant vraisemblablement l’ennemi, ce « choix » se portait donc sur le Croissant…

— Ezéquiel, que penses-tu qu’il nous attende, là-bas ? finit-il par demander après une hésitation.

— Je ne peux pas vraiment te donner de réponse avec certitude, tu sais.

— Je ne veux pas de certitude, soupira le guerrier. Je veux une idée générale. Tu as passé du temps avec le héraut et j’imagine qu’au vu de l’ampleur de notre entreprise, tu as forcément prévu un plan !

— Un début de plan…

— Pardon ?

— Je disais : un début de plan, répéta son interlocuteur en haussant les épaules.

Caes leva les yeux au ciel. Un début de plan ? Sur les trois derniers jours, il avait observé le jeune prince. Le chevalier savait que son compagnon ne dormait pratiquement pas et il avait décidé de ne pas le déranger outre mesure. Cependant, ils allaient bientôt atteindre le Croissant. Ce territoire où la pègre était maîtresse et les assassinats, nombreux. Les Douze jouaient selon leurs propres règles et ceux qui ne s’y pliaient pas jonchaient les fonds de la Gargante. Un avenir peu enviable auquel un être comme le prince d’Iliréa semblait tout destiné. Et Caes par voie de conséquence.

Encore plus avec seulement un « début de plan ».

— Donc, tout ce temps t’a permis de concevoir un début de plan…

Ezéquiel lui retourna un regard indéchiffrable tout en haussant de nouveau les épaules. Malgré lui, le chevalier se raidit alors que le jeune prince secouait la tête en reprenant la parole.

— Ce n’est pas aussi simple, Caes, affirma-t-il. Dans un premier temps, je me suis penché sur les royaumes composant le Croissant. J’ai étudié les spécificités de chacun avec les documents que m’ont fournis les Petitpieds et ce que j’ai pu apprendre de Boursin Crieur. J’ai ainsi appris ce que je pouvais de leur Histoire, de la manière qu’ils ont eue de devenir cette plaque tournante de l’économie des Baronnies et de la faire perdurer. J’ai aussi…

— Ezéquiel, je t’ai demandé une idée générale de la manière dont nous allons nous assurer leur soutien. Pas un cours de politique économique !

— Décidément, être inactif ne te sied guère, rétorqua Ezéquiel. Couper la parole doit être ta façon de rechercher l’affrontement dont tu n’as pas l’air de pouvoir te passer.

— N’agis pas comme si tu voyais en moi, gronda le chevalier en se redressant sur son siège pour fusiller son interlocuteur du regard. Même si j’ai dit aux autres que je m’en remettais à toi, je ne te fais aucunement confiance ! Tu nous as convaincus de chercher des réponses à la situation ici plutôt qu’en Irile ! Tu nous as demandé de te faire confiance quant à TON plan ! Un plan qui n’est finalement qu’un début de plan… Tu rassembles des informations qui ne me semblent absolument pas vitales dans la demande d’assistance que nous nous apprêtons à mendier auprès des Douze.

— « Mendier » n’est pas le terme que j’emploierais…

Caes Craft le fit taire en dressant un index menaçant.

— Mes frères d’arme sont morts sur ce transporteur, continua-t-il. Et, comme à ton habitude, tu me donnes l’impression de seulement chercher le pouvoir et le contrôle. Choses qui saliraient irrémédiablement le sacrifice auquel ils ont consenti pour que nous survivions. S’il s’avère que c’est le cas, imagines-tu seulement ce que je te ferais ?

Ezéquiel rompit enfin le contact visuel pour se tourner vers la route déserte. Après un court instant, le guerrier fit de même et s’ensuivit un nouveau silence où ne résonnaient plus que les grincements des roues du charriot ainsi que le pas régulier des chevaux. Dans le même temps, le vallon sur leur gauche finit par perdre de sa hauteur, laissant alors apparaître les premières bâtisses d’un nouveau village… ou royaume. Plus ou moins éloignés et plus ou moins grands, ils étaient des dizaines à parsemer la Bande Centrale des Baronnies. Et les Barons au pouvoir n’étaient rien d’autre que des chefs de village prenant soin de leur communauté. À l’image du baron Bret Petitpieds, ce qui n’avait pas manqué d’échapper à Ezéquiel.

Caes grogna en se repositionnant sur le banc inconfortable. Il avait les fesses et le bas du dos douloureux à force de cette attitude oisive qu’il s’efforçait d’entretenir. Mais encore une fois, le jeune prince tenait à ce qu’ils paraissent on ne peut plus inoffensifs. Ezéquiel… Indiscernable manipulateur que le chevalier avait pu voir évoluer depuis leurs enfances respectives. Un être aux facettes aussi contradictoires que multiples qu’il n’avait pas manqué d’empêcher approcher Leati. Cependant, sa sœur ne pouvait concevoir la vie sans Cormack et ce dernier restait intrinsèquement lié à Ezéquiel.

Si eux n’avaient pu observer que la partie du prince qui pouvait être appréciée…, Caes, lui, avait pu être témoin de l’autre quelques années avant.

— Contrairement aux autres royaumes des Baronnies, chaque baron des Douze obtient, en plus de son titre de baron, l’attribution d’un animal.

Le chevalier se redressa, intrigué alors qu’Ezéquiel s’adressait à lui d’un ton formel tout en fixant la route.

— Lorsque nous rejoignions le Domaine des Vignes, tu te souviens que nous avions traversé des villages spécialisés à fournir divers types de denrées, continua-t-il. Eh bien, on peut dire que les royaumes du Croissant se spécialisent à fournir divers types de services. Et leurs spécificités semblent apparentées aux types d’animaux qui les représentent… Il leva la main en direction de son interlocuteur qui ouvrait de nouveau la bouche tout en poursuivant… Je vais te donner quelques exemples… Le royaume situé sur la pointe est du Croissant est celui de « la Fourmi ». Dans les Baronnies, on loue la perfection ainsi que la minutie de ses artisans pour les petites et grandes œuvres. Le royaume du Paon regorge des maisons de plaisirs tandis que celui du Castor procure une main d’œuvre aussi endurante que disciplinée…

— On va vraiment avoir un problème si tu ne t’expliques pas mieux que ça, Ezéquiel. Ce n’est pas en me perdant dans une avalanche de…

— La Pointe ouest du Croissant est le fief de la Souris, continua le jeune prince sans s’émouvoir de l’attitude agressive de son compagnon à son égard. Les bateaux remontant les côtes Baronniales en direction des Hauts Royaumes ont l’habitude de s’y arrêter pour y faire examiner leurs marchandises…

Caes frappa violemment du coude contre le bois du charriot, fendant la paroi pour enfoncer un bout de bras dans l’habitacle et interrompant par la même Ezéquiel dans son exposé. Alors que ce dernier levait les yeux au ciel en seul signe de son exaspération, le chevalier, lui, semblait sur le point de lâcher la bonde à sa colère.

— Quel est le but de ce que tu me racontes ?! Pour la dernière fois, Ezéquiel, nous sommes à quelques heures de nous faire assassiner dans une sordide ruelle des Moyens Royaumes ! De ce que je comprends, nous ne savons pas à qui nous fier, nous ne savons pas comment seulement atteindre les Douze ou encore même par où nous allons commencer ! Et ce n’est pas avec tes informations sur les contrôles qualité du Croissant que nous saurons procéder…

— Je sais par où nous allons commencer.

Un grand silence accueillit cette affirmation tandis que Caes s’évertuait visiblement au calme avec difficulté.

— Tu aurais pu « commencer » par me dire ça, éructa-t-il tout aussi difficilement.

— Tu aurais pu « commencer » par me demander ça, rétorqua Ezéquiel avec une acidité inhabituelle. Je te parle d’un symbolisme en rapport avec les animaux, de spécificités et d’échanges. Un système logique tel un véritable écosystème naturel. Et que retrouve-t-on dans un écosystème de ce genre ?

Le guerrier prit une grande inspiration tout en reprenant le contrôle sur lui-même. Sa discipline reprit le dessus aussi aisément qu’un manteau qu’on enfile.

— Un ordre alimentaire, répondit-il en retrouvant son ton mécanique. Il existe forcément dans le Croissant une facette de l’Equilibre que tu comptes exploiter à ton avantage. De la même manière que dans la Bande Centrale.

Avisant qu’Ezéquiel tournait vers lui un regard surpris, le chevalier grimaça en surveillant les alentours.

— Tu es étonné que je comprenne deux ou trois choses par rapport à l’Equilibre, voilà qui ne me surprend pas. S’il y a bien un endroit sur Soreth où l’Equilibre est un vrai casse-tête, c’est bien dans les Baronnies. Je suis loin d’en saisir les subtilités mais j’ai bien compris que les Hauts, Moyens et Bas Royaumes fonctionnaient selon des facettes très différentes. Voilà même bien longtemps qu’ils se sont ségrégués en trois royaumes, si l’on peut dire.

— Le Croissant, la Bande Centrale et les Hauts Royaumes, acquiesça le jeune prince. C’est tout à fait ça, Caes. Et non, ce qui m’étonne, c’est ta compréhension des facettes de l’Équilibre. Les gens ont tendance à parler de l’Equilibre comme d’une balance qu’il ne faut surtout pas faire pencher d’un côté ou de l’autre selon d’obscurs impératifs. Pour eux, il s’agit d’une notion informe et hors de portée qui gère tout de même leur quotidien. Il ne s’imagine pas que le fonctionnement de ce même Équilibre est différent dans les autres royaumes. Ils n’en discernent pas les facettes.

Il marqua un silence dans les cahotements du charriot rythmés par le tranquille pas des chevaux. Le raisonnement régulier d’un marteau sur une enclume retentissait du village sur leur droite, s’ajoutant aux râles matinaux des animaux de ferme.

— Je faisais partie de ces gens, finit par dire le chevalier. Je considérais l’Équilibre comme un instrument divin qu’on ne pouvait perturber sous peine de détruire le monde…

Il s’interrompit, hésitant.

— Qu’est-ce qui a changé ? risqua le jeune prince.

Caes lui retourna un regard peu engageant mais, après un imperceptible hochement de tête, avoua tout de même.

— Ces dernières semaines… J’ai vu les Hauts Royaumes, par l’entremise de ce Gaylor, utiliser les lois pour soumettre la Bande Centrale. User de cette facette de l’Équilibre que sont les duels pour assujettir et opprimer. Je t’ai vu utiliser ces mêmes règles pour les contrer et sauver ainsi le fief des Petitpieds. Sais-tu ce que j’en ai déduit ?

Ezéquiel resta silencieux en attendant que son compagnon poursuive.

— Il n’y avait que des hommes derrière cet Équilibre, continua-t-il. Des individus aux intérêts différents oeuvrant pour faire pencher la balance du côté qu’il leur convenait. Rien de divin et le monde est toujours là.

Toujours silencieux, le jeune prince acquiesça sombrement face à la logique imparable caractérisant le guerrier aux boucles brunes. Le résonnement du marteau contre l’enclume cessa brusquement alors que suivait un cri de douleur rendu aigue par la surprise. Les deux compagnons tournèrent la tête en direction du village qu’ils dépassaient bien qu’il soit impossible d’apercevoir la scène.

Secouant finalement la tête, Ezéquiel reprit la parole après s’être de nouveau essuyé le front.

— Le Croissant est soumis et régulé par sa propre facette. Une facette qui se caractérise par un système de services spécifiques fournis par les douze royaumes. Ils ont des liens, des échanges et certains d’entre eux ont forcément l’ascendant sur les autres. Il doit s’en trouver quelques-uns particulièrement indispensables, prolifiques ou suffisamment dangereux pour être à la tête de cette plaque tournante.

Il marqua une pause durant laquelle ce fut au tour de Caes de lui adresser un regard surpris.

— Notre point d’entrée est l’un de ces royaumes, conclut Ezéquiel en haussant les épaules.

Sur cette révélation, une roue du charriot heurta l’une des grosses pierres parsemant la route terreuse, secouant ainsi le véhicule un bref instant. Le chevalier acquiesça sombrement pour lui-même tout en souhaitant que ce caillou ne symbolise pas l’un des nombreux imprévus qui n’attendaient qu’eux. Il soupira :

— C’est ton début de plan ?

Ezéquiel sourit avec amusement.

— On dirait presque de l’humour, Caes.

Ce dernier sourit à son tour…, froidement.

— Loin de là, tu peux me croire… As-tu déjà lancé les dés pour choisir ce royaume par lequel nous allons entrer dans le Croissant ?

— Il s’agit du fief de l’Ecureuil et je ne l’ai pas choisi au hasard comme tu sembles le penser.

— Tu m’en vois rassuré. Pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre ?

— As-tu seulement écouté traître mot de ce que j’ai pu te dire ? Le fief de l’Ecureuil fait office de banque et de la multitude de services découlant de ce genre d’organisme. Autrement dit, il s’agit du fief ayant forcément le plus d’échanges avec les autres, et donc un certain ascendant…

— C’est le sommet de la chaîne ?

Le prince hésita avant de répondre, prenant d’abord le soin de s’éponger de nouveau tout en grimaçant.

— Non, finit-il par dire.

Et Caes ne manqua pas de noter que cette réponse lui avait été donnée à contrecoeur. Chose qui ne manqua pas de l’irriter. Face à lui, la route était toujours aussi déserte et les vallons se faisaient bien moins marqués à des kilomètres à la ronde. Il était probable qu’il s’agisse là de l’un des tronçons à la surface la plus plane dans les Baronnies. Un tronçon sans villages ou royaumes...

Dans la Bande Centrale, la majorité des villages se situaient à flanc ou sommet de colline et non en terrain plat. Bien que cela paraisse étrange au premier abord, l’histoire même de ce patchwork de royaume avait de quoi justifier cela. Les multiples affrontements qui s’y étaient déroulés sur les derniers siècles avaient tendance à conforter l’idée d’une position défensive élevée.

Il était toujours plus difficile pour des envahisseurs de guerroyer en grimpant.

— Les Petitpieds et le héraut m’ont dit qu’il se trouvait deux barons particulièrement influents dans le Croissant…

Ezéquiel marqua une nouvelle pause durant laquelle le chevalier le savait chercher à présenter d’une manière favorable ses révélations. Une bonne chose car le prince ne s’était visiblement pas attendu à ce que Caes le maltraite sur ses plans.

— Ils ont parlé de l’Echanson et de l’Archevêque…, hésita-t-il encore. Cependant, je n’ai pas assez d’informations sur eux… Le vieux Maître devait certainement avoir connaissance de bien des choses sur le Croissant ainsi que sur les véritables leaders des Douze !

Il ponctua cette tirade avec une certaine aigreur qui ne lui était définitivement pas commune. Niant de la tête tout en pinçant les lèvres, il leva les yeux au ciel comme s’il maudissait le manque de combativité face à la maladie de leur mentor. Ou comme s’il se reprochait la situation.

Caes haussa un sourcil. Connaissant Ezéquiel, les deux explications étaient possibles. Pour la deuxième évidemment, ce n’était pas dans le sens ou le commun des mortels pouvait l’entendre. Et sans savoir pourquoi, le chevalier fut soudainement assailli d’un désagréable pressentiment qui le poussa à automatiquement considérer le deuxième cas de figure.

— Ezéquiel…, commença-t-il. Ne trouves-tu pas étrange que le vieux Maître Cène ne se soit pas réveillé avant notre départ ?

— Que veux-tu dire ?

Le guerrier fronça les sourcils. Le ton de son compagnon était décidément bien trop léger.

— Je veux dire que nous avons passé une semaine dans le domaine des Vignes et la guérisseuse ne semblait pas particulièrement alarmiste quant à son état. Une semaine dans un coma profond, c’est un peu exagéré…, tu ne trouves pas ?

— Possible…

— Sans informations supplémentaires de la part de la vieille Magda à défaut d’une formelle interdiction de déranger notre mentor dans son sommeil… réparateur.

Il avait grincé des dents à la fin de sa phrase alors que le pressentiment enflait en lui.

— C’est sûr que dit comme ça…

Ezéquiel grimaçait et acquiesçait légèrement mais en continu, tout en regardant droit devant lui. Il semblait chercher la réponse adéquate, ou présenter une nouvelle fois la situation sous un jour favorable.

— Il vaut mieux que tu m’en parles maintenant, l’avertit Caes d’un ton sans équivoque. Au lieu de retarder pour un jour où je serai moins disposé…

— Tu es certain de te sentir disposé, … là maintenant ?

— De moins en moins, et tu continues à me faire poireauter.

Tournant vers lui son étrange regard gris, Ezéquiel poussa un soupir à fendre l’âme. Ses yeux se teintèrent d’affliction et de regret. Et encore une fois, si Caes ne l’avait pas mieux connu, il aurait pu y croire…

— Avant de me juger, commença-t-il. Ne manque pas de considérer que notre mentor avait véritablement besoin de repos pour surmonter cette fièvre le terrassant. Quant à la liberté que cela nous a occasionné, c’est avec remord que j’ai dû convenir de la nécessité…

Les points qui devaient suivre ne furent pas abordés car les chevaux stoppèrent leur marche en silence et sans le moindre commandement. Et c’est avec stupéfaction qu’Ezéquiel et Caes avisèrent l’individu encapuchonné qui attendait patiemment sur le bord de la route déserte aux environs tout aussi déserts.

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