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Une fois de retour dans la voiture, en route vers chez moi, je me sens lessivée. Je demande à Corinne et Elisa de mettre en boucle l’album Légendaires pendant toute la durée du trajet, je chantonne – un peu faux – tout le long. DarkRose est probablement mon groupe préféré à l’heure actuelle. Inspiré des idoles des années deux mille vingt, avec un répertoire de l’époque, c’est probablement les chanteuses les plus populaires des trois dernières années.

Je crois que je tremble. Je n’en suis même pas sûre, honnêtement, mon esprit est dans le brouillard. Les commentaires de soutien de mes spectatrices s’accumulent probablement sur ma tablette, mais je l’ai coupée à la seconde où je l’ai entendue vibrer pour la première fois. Je n’ai toujours pas digéré la nouvelle de Gemma. Ceci dit, j’ai encore un peu de temps pour ça.

Un seul appel parvient à passer le mode silencieux de la tablette. C’est Aly, évidemment. D’une pression sur l’écran de commandes intégré à la fenêtre de la voiture, je coupe le son de la musique, décroche. Elle apparaît en holo-projection juste devant moi, la mine inquiète, les yeux plissés.

— Tu es au courant ? je demande d’emblée.

Elle hoche la tête sans rien dire, et je vois qu’elle a la gorge nouée : même quand elle essaie finalement de parler, les mots ne sortent pas. À travers la précision de l’hologramme, je distingue même ses yeux humides de larmes. Un instant, je freeze sur la scène, incapable d’appréhender cette simple idée. Elle a pleuré. Elle est encore sur le point de pleurer.

Dans un coin, les commentaires s’affolent. On n’a rien annoncé pour le moment, donc je suppose que tout le monde se demande ce qui arrive à Aly. Moi je sais que c’est à propos de moi. Elle ne jouerait pas si bien la comédie.

Une boule d’anxiété, qui ne s’était pas manifestée jusque là mais que j’avais sentie se former tout au long de la soirée, remonte, se loge quelque part entre mes clavicules, me coupe brutalement la respiration. Je tente de sourire. J’essaie de forcer.

Et au moment où mes commissures s’étirent, je croise le regard d’Alyssa, ses iris brillants, et la digue se rompt. J’éclate en sanglots, violents, irrépressibles, secouée de convulsions bien pires que quand j’étais au tribunal et que je pleurais ma mère. Elisa me jette un coup d’œil en biais depuis son siège de conductrice, mais se re-focalise immédiatement sur la route. Corinne ne bouge même pas. Je ramène mes genoux contre ma poitrine, me roule en boule sur mon siège, oubliant les caméras qui m’environnent. Je ne sais pas si c’est de la tristesse, du désespoir, de la terreur ou de la joie à ce stade.

Aly a commencé à pleurer à nouveau, elle aussi. Plus stoïque que moi, elle se contente de renifler et de laisser couler ses larmes sans trop bouger, mais pour une fois, je vois combien ça lui coûte.

— Je…

Non, même pas la peine, je réalise avant d’avoir réellement commencé à former une phrase dans mon esprit. J’aimerais dire tellement de choses, mais j’en suis totalement incapable.

Finalement, Aly semble se redresser. La caméra de sa tablette bouge avec elle, elle l’emmène dans son dressing, passe un pull, puis un manteau, enfile des chaussures. L’hologramme est instable ; elle aussi, elle est secouée de frissons. Elle n’a toujours pas cessé de sangloter, d’ailleurs.

— Je te rejoins chez toi… lâche-t-elle d’une voix enrouée.

Je hoche la tête, coupe la communication, puis me roule en boule à nouveau.

Quand on arrive finalement à mon immeuble, il fait sombre dehors. Le soleil s’est couché, et mon IA domestique, connaissant mes préférences, a déjà fermé les volets. Aly m’attend, assise sur mon lit, appuyée contre les coussins, un plaid sur les épaules. Ses yeux sont rougis, mais elle se contient. Pour ma part, je ne sais même plus si j’arriverai encore à pleurer ; le sel a séché en croûtes sur mes joues. Adieu mon maquillage, probablement.

— Elles te l’ont dit quand…? je marmonne.

— En même temps que toi. J’avais la conférence en live, c’est juste que vous ne m’entendiez ni ne me voyiez pas.

Les poils de ma nuque se hérissent, je frissonne. Gemma est décidément une vraie sadique. Mon manteau et mes chaussures valdinguent à travers la pièce. Je me glisse dans le lit et m’enroule dans le plaid avec Aly, pose ma tête sur son épaule.

— Je n’arrive pas à…

Ma phrase ne se finit jamais. Décidément, je n’arrive pas à exprimer cette idée. Sept années passées à construire ça. Sept années à m’endurcir sous le regard des caméras, à apprendre comment vivre jugée par les autres. Sept années à me demander si mon amie est réellement mon amie, si je ne suis pas qu’un travail pour elle, une charge avec laquelle elle doit faire bonne figure. Sept années pour en arriver là.

Au moins, j’aurai eu une réponse à l’une de mes questions.

— Merci… je murmure.

— Pour ? relève-t-elle.

— Je ne savais jamais si tu… si tu étais honnête avec moi… Si tu étais réellement… une amie…

Je détourne la tête en disant la fin. J’en ai honte. Elle a toujours été gentille avec moi, toujours là pour me soutenir. Mais j’avais peur de regarder derrière la façade, de me dire que ce n’était qu’une illusion, et je n’ai jamais osé lui demander. Je n’aurais jamais osé lui demander.

Elle rejette la tête en arrière, soupire, glisse une main autour de mes épaules.

— Je n’aurais jamais eu l’audace ne pas être vraiment ton amie. Ça faisait partie du contrat que j’ai signé, soit je m’entendais vraiment avec toi, soit je partais. Je n’aurais jamais supporté… je n’aurais jamais supporté te tromper comme ça.

Elle inspire profondément, et je sens un tremblement qui court le long de ses bras. Sa peau sombre, habituellement si chaude, est glacée. Mais je le sens à peine. J’ai froid moi aussi.

— Ça aurait été un coup bas monstrueux de ma part de te faire ça. Ce n’est… Ça n’aurait pas été juste. Tu es déjà incroyable, tu supportes déjà tellement de choses… Non, juste non.

— Merci quand même.

On se blottit l’une contre l’autre, et je manque d’éclater en sanglots à nouveau. Je refuse cette idée. Je refuse la séparation. Je refuse de la perdre alors que je viens juste d’apprendre qu’on est réellement amies.

Mais ce n’est pas de mon ressort.

— Tu… tu doutais de moi ? De mon honnêteté, je veux dire ? relève Aly après un long moment de silence presque apaisant. Enfin remarque, c’est une question bête, je pense que tu doutes de tout et de tout le monde, non ?

Elle me jette un petit regard en coin, et je hoche la tête en essayant de ne pas le croiser. Mais, après un moment de crainte, j’ose relever un peu la tête. Il n’y a pas l’ombre d’un reproche dans ses yeux, juste de la tristesse.

— Je suis désolée que tu aies eu à douter de moi, souffle-t-elle.

— Je suis désolée de n’avoir pas eu suffisamment confiance en toi…

J’ai mal. Si mal. J’ai la sensation qu’on est en train de m’arracher le cœur. Et la conscience des regards indiscrets qui suivent la scène en ce moment me donne envie de vomir. Elles ne savent pas. Aucune ne sait réellement ce que je traverse, là, tout de suite. Elles ne comprennent pas encore, elles ne sont pas au courant. Elles sauront d’ici une petite sixaine, un peu moins.

— Tu peux dormir ici cette nuit ? je lui demande.

Elle secoue tristement la tête sans répondre, mais je sais ce qu’elle veut dire. Règle imposée par la prod, pas de visiteuses nocturnes chez moi. Soudain, j’ai envie de hurler.

Au lieu de ça, je prends ma tablette, cherche Gemma dans les contacts. Elle décroche au bout de trois sonneries, lève les yeux au ciel en me voyant blottie contre Aly.

— Je sais ce que tu vas demander, soupire-t-elle d’emblée. Elle peut rester, mais pour cette nuit uniquement. Et tu as intérêt à être au taquet demain.

Incroyable, la sorcière a un cœur. Je souris faiblement.

— Merci Gemma.

Pour une fois, je suis même sincère.

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