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Le train magnétique file à une vitesse hallucinante. Accoudée à la fenêtre, je regarde le paysage défiler sur les côtés, déformé par la double vitre arrondie. En montant, j’avais le cœur qui battait trop vite, bien trop vite. Maintenant que je suis là, mon pouls a ralenti, mais la lourdeur dans mon ventre demeure. Je suis régulièrement prise de frissons convulsifs.

Le soir même de mon meeting, après l’entretien à la télévision avec ma psy, Gemma a annoncé qu’il y aurait une conférence de presse la sixaine suivante. Cette conférence, à laquelle je ne serai pas présente, traiterait justement du devenir de mon émission. Ce matin, j’ai embarqué dans un train à lévitation magnétique en direction d’Illiroê. Très semblable en taille à Eugeny, dans laquelle j’habitais, la ville d’Illiroê est cependant plus proche de la mer. Quant à Ukana, que j’ai déjà eu l’occasion de visiter, elle est située sur une île, et c’est la plus petite des trois cités autonomes. Elle est magnifique et verdoyante… mais le coût de la vie là-bas est astronomiquement élevé, même pour moi.

Actuellement, nous sommes la veille de cette fameuse conférence. À cette idée, j’ai les paumes moites. Je songe aux gens, je songe à moi, je songe à ma valise située juste au-dessus de ma tête. J’ai quitté mon appartement à Eugeny. Cette nuit, je dors à l’hôtel. Les innombrables questions défilent sur ma tablette, notamment liées aux annonces de demain, mais je n’ai pas le cœur ni le droit d’y répondre. Je me contente de les lire, bataillant pour garder un semblant de sourire face aux trois yeux qui me guettent toujours. En raison de ma célébrité et de mon statut si particulier, j’ai eu une cabine individuelle dans le train, et la prod en a profité pour poser à la hâte trois caméras statiques, histoire de couvrir tous les angles. J’en ai une en face de moi, une dans un coin qui filme aussi le paysage défilant par la fenêtre, et une au-dessus de ma tête.

Gemma a été très claire, il est hors de question que je refasse une « scène » ou une crise de larmes comme celle avec Alyssa. Je suis censée être ravie de ce changement de programme. Je dois être ravie, en fait. C’est mon obligation, l’une des rares que je dois observer dans ce show. Du coup, je lutte pour réprimer ce que je ressens. Ça faisait longtemps que je n’avais pas eu à le faire, l’exercice est un peu difficile. J’ai du mal.

Je ferme les yeux, soupire, me lève, sors de mon compartiment. Dans celui d’à-côté, Julie et Anna, les deux gardes du corps d’astreinte cette sixaine, sont affalées sur leurs sièges. Anna se redresse quand je passe, et m’emboîte le pas. Nous nous dirigeons ensemble vers le bar, où je prends un café sur un tabouret, et fixe la femme qui est censée me protéger encore aujourd’hui et demain.

— Ça fait bien un an et demi que tu travailles pour moi, c’est ça ? je demande.

Elle hausse les sourcils, surprise que je lui adresse la parole, réfléchit.

— Il me semble, oui. Vous…

Je grimace.

— Tu… tu connais la date exacte ?

— Je me rappelle des changements. C’était en février de l’année dernière, je crois.

Elle paraît étonnée, et je me prends à sourire. J’ai déjà fait le test avec chacune d’entre elles. Elles croient toutes que je les vois passer sans me rappeler d’elles, mais je me souviens de chacune. Des mots et des regards qu’elles échangent quand elles m’accompagnent, de la lassitude ou de l’inquiétude sur leurs visages. Elles sont tout autant des femmes que moi, mais là où je les vois comme des personnes réelles, elles me voient toujours comme une petite starlette qui leur donne juste une occasion d’exercer leur métier et qui remarque à peine qu’elles se relaient à mes côtés. Pourtant, sans elles, je serais déjà morte une fois.

C’est Julie qui m’avait protégée quand j’avais failli me faire poignarder. Une ancienne amie de Xena, folle de rage, m’avait attaquée un jour au croisement d’une rue avec un couteau sorti de nulle part. Il s’en était fallu de peu pour que je perde un œil ou la vie ce jour-là. Anna ne travaillait pas encore pour moi à l’époque.

Sept années, un dur parcours. Je crois que j’ai grandi. Quand je repense à la gamine de quatorze ans, terrifiée mais bravache, qui a fait son entrée dans la télé-réalité, j’ai un peu honte. J’étais une petite peste agressive. Agressive, je le suis toujours au fond, mais peste, ça m’est passé. Enfin je pense.

— Tu trouves que j’ai changé en un an et demi ?

J’avale une gorgée de café chaud en attendant la réponse. Je gratte les minutes, essaie de prolonger au maximum le temps qui me reste avec les gens qui me connaissent un tant soit peu. Après un an et demi à me surveiller une sixaine sur deux, je suis sûre qu’Anna rentre dans cette catégorie. Elle m’observe longtemps, songeuse, et je me soumets à cette inspection sans broncher. Moi je ne la connais pas, je ne sais rien d’elle à part ce qu’elle faisait quand elle était avec moi. Mais elle voit et sait tout de moi.

— Un peu, finit-elle par admettre. Je ne saurais pas te dire exactement en quoi… mais tu dégages une autre… énergie…

Le terme ne paraît pas lui convenir, mais elle n’en cherche pas un autre.

— Ton attitude a un peu changé. Tu es moins tendue… enfin tu l’étais ces derniers temps, jusqu’à cette sixaine.

— En même temps… je soupire.

— Oui.

Elle est au courant, comme toutes les autres gardes du corps. Ce serait vicieux de la prod de les avertir en même temps que le reste de la population. Gemma en serait totalement capable, ceci dit.

Je secoue la tête tristement, finis mon café en quelques gorgées, puis me dirige vers ma cabine.

— Merci Anna… je lâche sur le pas de la porte coulissante.

Julie nous regarde bizarrement, étonnée, mais je me contente de lui adresser un sourire de gratitude, qu’elle a du mal à interpréter. Mais Anna lui fera un topo quand mon compartiment sera hermétiquement fermé.

Jusqu’à la fin du voyage, je m’absorbe dans mon tricot. Je me sens fatiguée et lasse, mais de toute manière, à part fixer le vide ou lire des commentaires que je n’ai pas envie de voir, je n’ai pas grand-chose de mieux à faire, donc j’en profite pour achever le bonnet que j’avais commencé la sixaine précédente et auquel je n’avais plus touché depuis. Ensuite, je m’ennuie ferme jusqu’à l’arrivée. J’aurais presque hâte d’être demain, que ce calvaire se termine enfin.

Une fois arrivée à l’hôtel, je dépose mes affaires, ignore royalement Gemma qui cherche à me joindre trois fois, et me couche tôt pour dormir d’un sommeil agité, mais sans me rappeler de mes cauchemars pour une fois. Quand j’émerge le lendemain, je suis aussi abrutie que le lendemain de ma dernière rencontre avec Daliah. J’ai l’impression d’avoir une gueule de bois, sans avoir bu autre chose qu’un cocktail au bar de l’hôtel la veille.

La session maquillage est expéditive, basique. Un coup de mascara, un fard à paupières neutre et un rouge à lèvres du même genre, et je n’ai plus qu’à ramener mes cheveux en queue de cheval haute, en laissant juste une mèche de part et d’autre de mon visage. Il paraît que c’est mon look signature ; pour ma part, je trouve juste que ça encadre joliment mon visage un peu rond. Face au miroir, je lâche mon plus beau sourire, et un « c’est parti ! » que j’espère être suffisamment enthousiaste.

— Prête ? me demande Gemma avant de monter en voiture avec moi.

— Oui !

Elle me sourit, approbatrice, et je sais que derrière la joie qu’elle manifeste se cache en réalité de la satisfaction égoïste. Notre trajet passe en silence, je me contente de suivre le défilement des bâtiments, jusqu’à ce que nous parvenions à un grand complexe de pierre, à peu près aussi haut que ma tour d’habitation à Eugeny. Dans la bassesse des bâtiments d’Illiroê, l’immense tour qui s’élance vers le ciel détonne par sa hauteur vertigineuse. Contrairement à Eugeny, où tous les bâtiments sont hauts d’au moins cinq étages, Illiroê est essentiellement construite en maisonnettes douillettes de deux paliers au plus.

Notre voiture se gare en douceur devant les grandes portes de verre, et nous sortons l’une après l’autre. Mon maquillage et mes lunettes de soleil cachent les larmes qui ont encore coulé dans la nuit. En entrant dans le grand hall bondé de journalistes qui deviennent silencieuses d’un seul coup, je sens la terreur qui m’avait guettée avec Aly revenir au galop, me fouetter les veines. D’un seul coup, je suis terrorisée. Je ne sais pas où je vais. Je n’ai aucune idée de ce que je vais devenir.

Sur le grand holoprojecteur du hall est retransmis le flux de ma caméra. L’impression de voir la situation en double me donne la nausée. Je ferme les yeux un moment, respire profondément. Gemma prend place devant le pupitre doté d’un micro et, tandis qu’on m’entraîne en direction d’une porte non loin, elle m’adresse un salut de la main. Dans ses yeux, je lis à la fois fais de ton mieux et bon débarras, et ça me laisse un goût amer dans la bouche. Avant que la porte se referme – définitivement – sur moi, je l’entends saluer les journalistes avec son ton avenant si horripilant.

Dans la salle m’attend une jolie femme d’âge mûr en blouse blanche. Elle m’incite à retirer mes vêtements, me fait monter sur une balance puis mesure ma taille, me place face à un mur blanc et prend toute une volée de photos en tout genre. De face, de profil, de dos, portrait, plain-pied… j’ai l’impression que mon corps est passé au scanner. Pendant ce temps, de l’autre côté, Gemma raconte probablement l’incroyable aventure qui va m’arriver.

Je suis dans les studios de SiWo, la boîte qui a fait débuter les DarkRose, et l’essentiel des groupes de musique populaires d’aujourd’hui. Un peu comme dans les années deux mille, ils forment souvent leurs chanteuses-danseuses dès leur jeunesse pour en faire de véritables idoles, parfaites sur les écrans comme dans la vie réelle. DarkRose est l’incarnation même de cette image. Pour certaines, ce serait une vie de rêve. Moi, j’ai l’impression qu’on m’arrache à mon monde et à ma stabilité. Sans les caméras qui me suivent, je ne suis qu’une vulgaire criminelle en sursis.

Je me suis remise à pleurer doucement, mais il n’y a ni caméras additionnelles ni miroirs pour le voir, pour une fois. Personne ne le sait, et personne ne le saura. Alors je sèche mes larmes discrètement, enfile la tenue qu’on me tend, un ensemble sportif, brassière et jogging, et regarde la femme. Elle consulte sa montre, attend deux secondes, annonce doucement :

— Tu es hors-ligne.

Derrière la porte, et malgré son épaisseur, j’entends un tollé. Les journalistes sont probablement en train de hurler leurs questions à Gemma. Je fais un effort pour forcer un sourire sur mon visage, alors que dans mon âme, un trou béant se creuse. Je suis hors-ligne. Je suis seule.

Gemma m’a vendue à SiWo, comme une marionnette, comme un vulgaire projet dont elle ne veut plus. Elle dit qu’elles sauront me remodeler en une image parfaite. Me transformer en une star que le monde s’arrachera, plus tard. Mais pour ça, il va falloir que pendant quelques années, je disparaisse totalement de la scène. Je vais devenir une image du passé, une illustre inconnue, une apprentie comme toutes les autres ici. Je vais probablement être haïe pour la popularité que j’ai déjà. Je vais donner de la sueur et des larmes pendant des mois, voire des années, pour faire un métier que je n’aurais jamais pensé ou voulu exercer. Et, un jour, quand SiWo m’estimera prête, je vais revenir sur la scène, et on rebranchera ma caméra pour les cinq ou six années à venir.

Je me dirige vers la pièce suivante, que la doctoresse m’indique. Soudain, de l’autre côté, les DarkRose apparaissent soudain dans mon champ de vision. Elles sont là toutes les quatre, idoles parfaites du bout de leurs orteils chaussés de bottines à talons jusqu’à la pointe de leurs cheveux laqués. Elles m’adressent toutes un sourire en passant à côté de moi, s’arrêtent un moment.

— Bienvenue en enfer, soupire Adara.

— Tu vas en bouffer, ajoute Cat. Vraiment.

— Mais ça en vaut la peine, souffle Dray.

Liliana roule des yeux, mais ne dit rien. Elles s’entre-regardent, rigolent toutes les quatre. Puis, elles me saluent et s’en-vont. Et, juste par ce passage furtif, j’ai un aperçu de mon nouveau monde.

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