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La question me prend à revers, me déboussole tristement. D’un seul coup, je ne sais pas quoi répondre, simplement parce que je n’ai pas la réponse à cette question. Je me la suis posée, pourtant, et bien des fois. Mais je ne m’attendais pas à ce que Gemma aussi me la pose. Je suppose que, récemment, il y a une sorte de langueur laconique qui se dégage de moi, et qui dégrade mon image à la caméra. Il n’est pas bon que je sois morose ou passive. Pourtant, je n’arrive pas à me défaire de ce spleen qui m’habite depuis quelques temps, sans même savoir pourquoi je le ressens en premier lieu.

Gemma, Eva, Olga et Pauline me fixent, faussement bienveillantes, en vérité soit curieuses de connaître ma réponse soit totalement indifférentes parce que ce n’est pas de leur ressort – Olga, c’est de toi que je parle. Face à leurs regards insistants, je me focalise sur l’objectif de trouver une réponse convenable, ni trop niaise, ni trop poussée pour ne pas m’effondrer dans leurs bras.

— J’avoue que… je ne sais pas… j’entame, hésitante. Je me sens… fade.

Je sais que cette conversation sera rentransmise à ma psy, ou alors, c’est déjà le cas.

— Et est-ce que tu saurais pourquoi ?

Décidément, ma manager a choisi son jour pour me pousser dans mes retranchements. D’habitude, elle n’en a rien à carrer de mes émotions. Le show c’est le show, je dois pouvoir faire suffisamment pour garder l’audience accrochée, et c’est tout ce qui importe. Qu’elle insiste autant me surprend.

— Je…

Aly voltige dans un coin de mon esprit. Je m’efforce de la chasser, mais c’est une image permanente, comme imprimée sur ma rétine, je n’arrive pas à m’en débarrasser. Alors, j’essaie de transformer cette émotion en mots, sans trop en dire.

— Je suppose que je me sens seule… quoique, non, ce n’est pas le bon mot, je m’interromps. Plutôt… esseulée, je crois. Je ne sais jamais à qui faire réellement confiance, et la dernière fois où je me suis appuyée sur quelqu’un, c’était Daliah.

On sait toutes comment ça s’est terminé : suffisamment mal pour que je me roule en boule sous ma couette et refuse de sortir de mon lit pendant deux sixaines. Même la mort de ma mère ne m’a pas autant affectée.

— Mais… pourquoi vouloir savoir ça ?

Le quatuor de productrices s’entre-regarde. Elles n’ont jamais été mes psys, ni même mes confidentes. Ce n’est pas leur boulot.

Eva gère l’histoire, mène les évènements planifiés à la baguette. C’est en quelque sorte l’écrivaine de ce show, qui doit composer avec mes frasques et mes humeurs. Je ne suis pas l’actrice, je suis l’attraction principale. Son but est d’orienter la narration de manière à ce que je suive le mouvement. Mais je crois qu’elle m’aime bien, au fond.

Gemma remplit à fond son rôle de manager pour l’essentiel de l’équipe. Au début, elle se focalisait essentiellement sur moi, mais maintenant que j’ai appris à deviner ce qu’elle veut voir et entendre, elle peut se permettre de consacrer plus de temps à la gestion du projet en lui-même. Ceci dit, elle reste toujours là pour me rappeler à l’ordre si jamais je fais une bêtise.

Olga est à la tête de la direction artistique. C’est une pure maniaque, et elle n’en a rien à cirer que je sois triste ou joyeuse, pour peu que l’image soit bonne et que les plans s’enchaînent correctement.

Pauline, elle, gère la coordination avec les autres organismes. Financement, médias, organisation des évènements planifiés par Eva, elle prend en charge le côté social. Elle gère aussi tout le bordel juridique que ma télé-réalité implique.

Pourtant, ces femmes, que je fréquente depuis sept ans, j’ai l’impression de ne pas les connaître. À part Gemma, que j’ai sur le dos souvent – un peu moins en ce moment, heureusement – je n’ai aucune idée de ce qu’elles vivent, qui elles sont, comment elles travaillent. Je leur parle deux heures par mois au plus, et elles ne m’écoutent pas la moitié du temps. Cette question qu’elles m’ont posée sort de nulle part.

Eva joint ses mains, croise ses doigts, l’air songeuse. Un semblant d’affliction froisse ses traits. Elle semble hésiter, choisit soigneusement ses mots, puis se décide à expliquer :

— Récemment, le show tourne en rond. Et je ne pense pas, personnellement, que ce soit ta faute ou ta responsabilité.

Gemma renifle bruyamment, comme pour signifier son désaccord, mais ne se permet pas de contredire sa collègue.

— On a atteint, sans réelle surprise, une sorte de plafond. Tu te rappelles, on en avait déjà parlé il y a deux ans ?

J’acquiesce. En vérité, ces plafonds comme elle les appelle, il y en a eu deux. Trois, même, si on compte les trois mois de procès hyper-médiatisé qui ont fait ma première renommée. Le premier vrai changement a donc eu lieu à la fin du procès, quand j’ai été acquittée… avec sursis et conditions. Le second palier, on l’a atteint vers la fin de la troisième année de show, avec ma réintégration totale dans la société. Et maintenant, depuis quatre ans, je navigue dans les eaux troubles d’un quotidien en diffusion permanente, j’essaie de construire quelque chose qui ressemble à de vraies relations, et je cherche ma place dans cette société.

— L’émission n’avance plus. On avait déjà touché ce genre d’état il y a quatre ans, poursuit Gemma, parce que les gens se fatiguaient de te voir en rééducation. Aujourd’hui, on se fatigue de ton quotidien. Il faut quelque chose qui vienne pimenter la situation. Honnêtement, le pic d’audience d’hier matin était miraculeux.

Clairement, elles ont une idée derrière la tête.

Quand je quitte le studio, à dix-huit heures, je suis encore éberluée. Totalement sous le choc. J’ai du mal à assimiler simplement l’idée que… non, décidément, je n’y arrive pas. Je marche dans un état second derrière Gemma, mes deux gardes du corps sur les talons, en direction des locaux de l’une des grandes chaînes de télévision de la ville.

Bientôt, je suis sur le plateau de tournage, broadcasting live comme le dirait ma manager, assise sur un fauteuil aussi classe que confortable. En face de moi, ma psy, Astrid, la cinquantaine, lunettes en demi-lune et grand sourire avenant. En trois phrases, elle me fait presque oublier le cadre, me met à l’aise, et parvient à rendre la discussion presque naturelle. Les questions s’enchaînent, je raconte presque tout ce qui me passe par la tête sans réellement réfléchir. Transparence totale. Pour une fois, alors même que les caméras sont braquées droit sur moi et que je le sais parfaitement, je me laisse aller, je baisse ma garde.

On démarre sur la dispute avec Daliah, mais très vite, on bascule vers le passé, et j’ai l’impression de retourner une éternité en arrière. Tout revient. L’incident, l’arrestation, le procès. Les rencontres successives, la peur, les angoisses. L’acte en lui-même, pourquoi je l’ai fait, comment je le revis aujourd’hui. Les mots fuient, tracent leur chemin, se battent presque pour sortir de mon corps. C’est plus simple d’en parler que de l’étouffer.

Ma mère est debout à la poupe du petit bateau à moteur. Xena est tout au bord, les pieds dans l’eau grise. Elle harcèle ma mère pour qu’elle la rejoigne. Moi de mon côté, allongée sur la banquette, je fixe le ciel en luttant pour réprimer ma nausée. J’ai envie de vomir.

— M’man, je veux rentrer…

— Oh, tu vas pas faire ta chieuse, toi !

La voix âcriâtre de Xena arrive à transpercer le boucan de la houle. On n’est qu’à quelques dizaines d’encablures des côtes, je vois encore la fine bande de terre où je pourrais me tenir debout sans avoir le cœur au bord des lèvres.

— Vraiment, Jessica ? soupire ma mère. Pour une fois qu’on peut profiter d’un samedi tranquille au bord de l’eau… Fais-moi plaisir et ferme-la cinq minutes.

Je tourne doucement la tête, juste à temps pour la voir se débarrasser de son T-Shirt. Xena ricane audiblement, satisfaite de la réponse de ma mère.

— Tu ne pouvais pas l’échanger contre une autre gamine ?

— Non… malheureusement…

Le dernier mot est à peine murmuré, mais j’arrive à l’entendre, et ma rage envers Xena flambe d’un seul coup. Elle me rend folle. Ma mère n’a jamais été extrêmement gentille avec moi – pas d’après ce que j’ai pu comparer avec mes quelques rares amies – mais depuis l’arrivée de Xena dans sa vie, c’est mille fois pire. Elle n’en a rien à cirer de ce que je voudrais, dépense tout ce qu’elle a pour elle. Ça fait un mois que je dors sur le canapé dans notre salon-cuisine et qu’elles se partagent la seule chambre à deux. Cette sortie en mer, c’est le rêve de Xena, un pauvre rêve pour lequel elles ont économisé toutes les deux pendant six mois. Un rêve pour lequel je suis sur le point de vomir mes tripes à côté d’elles, mais ça à la limite, ce serait pour Xena un spectacle drôle.

Je veux récupérer ma mère. Celle qui ne m’aimait peut-être pas, mais qui au moins s’occupait de moi.

Je me redresse péniblement, m’approche de la barre. Le moteur n’a pas été coupé, il tourne doucement en sourdine, la vitesse à zéro. Je pousse un peu la poignée d’accélération, et l’embarcation se met à avancer doucement. Surprises, Xena et ma mère poussent un cri, se raccrochent où elles peuvent. Mais, une fois passé l’étonnement, Xena se lève et s’approche de moi.

La gifle qu’elle m’administre résonne douloureusement dans mon crâne. Déjà nauséeuse, je ne retiens plus un violent haut-le-cœur. Le petit-déjeuner finit sur les pieds de cette peste, qui gueule, et me frappe à nouveau. Cette fois-ci, le temps que je reprenne mes esprits, la marque de ses phalanges est imprimée sur ma tempe.

— Sale petite conne…

Elle veut m’attraper, mais je la repousse brusquement, prise d’une frénésie sauvage. Soudain, je veux qu’elle paie, je veux qu’elle souffre. Même si elle est plus grande, elle est plus frêle que moi. Je la cogne violemment à l’épaule, elle vacille. Un croche-pied finit de la déséquilibrer, elle bascule dans la flotte en soulevant une gerbe d’eau. Je me rue sur les commandes, démarre à fond.

— JESSICA ! hurle ma mère.

Elle veut se relever, mais j’appuie encore plus brutalement sur l’accélérateur, trace en direction de la côte. C’est bien fait pour Xena. Elle ne sait pas nager.

J’arrête l’embarcation, pivote. Je vais récupérer ma mère, ma vraie mère, celle qui s’occupe au moins un peu de moi.

Mais ma mère a disparu. Et, une quarantaine de mètres plus loin, deux têtes ballottées par les flots tentent désespérément de rester à la surface.

Ma mère non plus ne sait pas nager.

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