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Jusqu’à la fin de l’après-midi, je ne quitte plus mon appartement, et m’occupe des manières les plus diversifiées possibles. En traduction, comme je ne peux pas allumer un écran sans risquer d’y voir ma tête, je fais des activités bien plus banales, comme lire et tricoter. Aiguilles en main, fidèlement secondée par les commentaires qui apparaissent régulièrement sur ma tablette, je discute avec mes spectatrices en même temps que j’enchaîne les points. Trois heures passent ainsi dans le calme. Ensuite, je pose temporairement ma pelote et mes aiguilles, file m’habiller de manière un peu plus professionnelle, histoire de ne pas me faire allumer par Gemma, et décide de descendre au parking. La voiture m’y attend déjà, tout comme Corinne et Elisa, qui sont d’astreinte pour toutes mes sorties cette semaine.

Installée dans l’habitacle, je reprends mon tricot, achève l’écharpe que je faisais, commence un bonnet. On n’est encore qu’en été, mais il n’y a jamais de mauvaise raison d’anticiper les vêtements d’hiver. Certains de mes habits sont faits par des couturières professionnelles, qui font un travail réellement incroyable, mais je fais la plupart de mes propres vêtements moi-même. Entre la couture et le tricot, j’ai découvert un peu avant de tomber dans la télé-réalité que je pouvais me faire l’essentiel de ma garde-robe avec juste du temps et des efforts. Beaucoup de femmes font ça aujourd’hui, question d’économies, de temps, de design et d’utilité. La mode telle qu’on l’entendait fut un temps n’existe plus vraiment. Il n’est plus question de gaspiller une incommensurable quantité de tissus quand on peut raccommoder, recoudre et transformer… sauf pour quelques rares privilégiées.

Ainsi, ma garde-robe évolue progressivement, au fil de l’évolution de mon corps et de mes préférences. Quand j’ai commencé à coudre, j’avais quatorze ans. Aujourd’hui, sept ans plus tard, je n’ai plus la même morphologie ni les mêmes besoins, et j’ai enfin arrêté de grandir, ce qui signifie que le temps libre que j’ai est effectivement consacré à l’élaboration de vêtements qui me conviennent autant qu’ils conviennent à la prod et aux conditions météo.

Quand Elisa et Corinne me déposent sur le parking de l’immense building du ministère de la culture, qui sert en outre de Q.G. aux plus grandes chaînes de radio-télévision d’Eugeny, je laisse mon tricot dans la voiture. Peu de chances que je m’en serve là-haut. On prend toutes les trois l’ascenseur jusqu’au dix-huitième, saluant les quelques personnes qui nous croisent au passage, et quand on arrive devant les locaux où s’affairent mes techniciens, il est seize heures moins une. Je suis pile à l’heure.

La porte s’ouvre en grand sur une petite femme aux longs cheveux blonds et aux yeux gris perçants, serrée dans un tailleur qui parvient, chose incroyable, à sublimer ses rondeurs sans en faire des bourrelets. Gemma, c’est une petite boule d’énergie et de vivacité, de cynisme et de détermination. Son cercle d’amies proches est constitué de femmes si haut placées qu’il est impossible qu’elle n’obtienne pas ce qu’elle veut comme elle veut à la seconde où elle décide le vouloir. Je me rappelle encore notre première rencontre. De l’expression de son visage, un mélange de calcul, d’avidité et de colère refoulée. D’emblée, elle avait su ce qu’elle voulait de moi et comment l’obtenir. Au procès, si t’arrives à les émouvoir, tu peux t’en tirer. Prouve-moi que tu sais être crédible dans ton rôle et je t’épargnerai les bagnes.

Je m’étais d’abord rebiffée. Je ne voulais pas paraître affaiblie ou désespérée. J’étais furieuse, je voulais être entendue. En plus, les preuves de ma culpabilité étaient dans les enregistrements. Je n’étais pas une pauvre gamine mal-aimée qui avait commis une fatale erreur, qu’il fallait prendre en pitié et préserver. J’avais agi consciemment. Je voulais qu’elle paie. Je voulais qu’elle souffre. Je voulais la voir disparaître, je ne pensais juste pas qu’elles allaient y passer toutes les deux.

Les caméras de surveillance qui avaient enregistré la scène étaient mes pires ennemies… mais d’après Gemma, je pouvais m’en faire des amies. Au bout du compte, avec beaucoup d’auto-persuasion et d’efforts, je me suis fondue dans le rôle qu’on m’avait assigné. J’ai muselé ma colère, refoulé les émotions qui auraient mis en péril la situation, et n’ai laissé affleuré que celles qu’on voulait voir. Mes souvenirs du tribunal sont d’ailleurs flous. Je me souviens avoir énormément pleuré, supplié qu’on me ramène ma mère. Je ne voulais pas, je ne pensais pas, je ne savais pas, ce sont les mots qui sont revenus le plus souvent. Et les jurées ont effectivement été clémentes… enfin, de l’avis de mini-moi de l’époque. Aujourd’hui, en y repensant, j’aurais certainement refait le même choix, mais pas pour les mêmes raisons.

— Jess, chérie, bienvenue ! Bienvenue à vous toutes, aussi ! sourit Gemma. Je suis désolée, vous connaissez le principe, nous allons couper dans trois, deux, un…

Un coup d’œil aux moniteurs, une ingé qui lève le pouce pour valider, et ma manager abandonne sa façade. Elle pousse un long soupir, passe une main dans ses cheveux, réajuste son tailleur. L’éclat dur de ses yeux perle n’a pas changé, mais le reste de son visage, libéré de la contrainte de bienséance, se plisse autoritairement. Je me faufile dans le studio, trace en direction du canapé le plus proche, sur lequel est étalée Karen, l’ingée son. Gemma, sur mes talons, est déjà en train de débiter les nouvelles.

— On a envoyé les techniciennes chez toi, elles vont faire une maintenance sur les caméras, la trois nous a lâchées. Rien de grave, mais on s’en occupe, on en a déjà une de remplacement si jamais.

— Déjà ? je relève en m’affalant à côté de Karen.

Les live-cams haute définition comme celles qu’elles utilisent – dérivées d’un produit de l’armée – sont en théorie très difficiles à obtenir. En théorie.

— On a prévu en amont. Feedback rapide de la dernière sixaine, ta rencontre avec la sénatrice Illeva, nickel, rien à dire. T’as traînassé un peu dans tes baskets mardi et mercredi, mais il n’y a pas vraiment eu d’impact sur l’audience donc je ne ferai pas de commentaire. Mais… évite.

— Noté, je marmonne, plus pour moi-même que pour elle.

Elle ne se répète jamais, n’attend jamais une vraie confirmation de la part de celles qui l’écoutent. Ce qui est dit une fois est assimilé, dit-elle toujours.

— Évidemment, il y a le flash majeur : les labos génétiques. Beau travail, mais t’as été un peu fadasse sur les réactions. Plus de peps, plus de questions pertinentes, moins de blabla please.

— En même temps, je ne me doutais pas que j’allais voir des hommes. Si j’avais eu la prep d’Aly, j’aurais anticipé. On aurait dit qu’elle avait limite suivi un cours avant.

— Si on t’avait donné les détails, il n’y aurait pas eu de surprise, contre-t-elle vivement. T’as toujours pas appris à suivre le mouvement et enchaîner rapidement ? On te greffe une puce mnémo dans trois semaines pour que tu puisses assimiler les informations ?

La critique fait mal, mais j’encaisse sans broncher. La vérité, c’est qu’avec l’éducation que j’ai eue, il y a peu de chances que je sois aussi calée qu’Alyssa, quel que soit le sujet. Et Gemma le sait. Aussi, je fais ce qu’elle vient de me reprocher de ne pas faire plus souvent : j’enchaîne, j’attaque, quitte à me la mettre à dos.

— Laisse tomber. On peut parler de Daliah cinq minutes ? C’est quoi cette…

Mon interruption tombe à l’eau avant même que je n’aie pu placer la critique que je voulais.

— Incroyable. T’as été incroyable. Un peu plus violente qu’on ne l’escomptait, mais incroyable quand même. Trop dramatique, peut-être ? demande-t-elle en attendant un écho de quelqu’un dans la salle.

Personne ne répond. Gemma enchaîne sans temps mort :

— Par contre, le coup du « c’est ma prison », tu t’en passes la prochaine fois. Je t’ai prévu une rencontre psy en plateau dans deux heures pour en parler, d’ailleurs. Il est temps que tu dépasses le stade de prisonnière. Par contre, très beau rythme face à Daliah, tout le monde était en haleine.

— La rencontre surprise, tu t’en passes la prochaine fois aussi s’il te plaît, je coupe un peu sèchement.

Elle ricane.

— Sur un autre ton, ma belle. En plus, j’y suis pour rien si elle savait où te trouver, je te rappelle que t’es en direct H24 et le café Alabama est ton préféré, tout le monde sait que t’y vas régulièrement.

— Tu lui as « juste » suggéré l’idée qu’elle me rende visite un jour, je suppose ?

— Elle avait besoin d’un coup de pub, et moi d’un bon boost pour garder l’audience après les labos. En principe, elle était censée te retrouver en bas de chez toi, mais tu as eu la… gentillesse… de changer tes plans, donc on a improvisé. Le côté public était d’ailleurs très cool, très réaliste. Belle scène de couple, vraiment.

Je ne proteste pas. Tout simplement parce qu’il n’y a rien à dire. J’aurai beau me plaindre, c’est Gemma qui est aux commandes et c’est elle qui a l’influence. En outre, je ne veux pas perdre ce que j’ai réussi à gagner. Alors, je brode pour trouver une autre approche.

— C’est gentil, merci. Mais… j’aimerais qu’on évite de mêler Daliah à ça à partir de maintenant. On n’est plus en couple, j’ai besoin de passer à autre chose.

— Tu comptes donner une chance à quelqu’un d’autre ? relève-t-elle, sceptique.

— Qui serait taillé pour supporter ça volontairement ? je grince.

— Personne, princesse, personne. Courage avec ça. D’ailleurs… tu veux bien arrêter de t’étaler et nous rejoindre ?

Elle se dirige vers la table de conférence située dans une pièce indépendante, ferme soigneusement. Eva, Pauline et Olga, membres de la prod, y sont déjà. Je pousse un long soupir, me redresse sur les coudes, tends la main vers le bol de bonbons qui me nargue sur la table basse. J’en enfourne deux dans ma bouche d’un seul coup puis, après une hésitation, embarque l’ensemble du bol avec moi, ferme la porte de la salle de conférence et m’assois dans un fauteuil. Pauline lève les yeux au ciel, Olga pareil. Eva et Gemma restent stoïques. C’est ma manager qui attaque bille en tête.

— Dis-moi, Jess, est-ce que tu te sens heureuse en ce moment ?

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