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Le lendemain, le réveil est comme souvent une fois difficile, mais cette fois-ci plus que d’habitude. J’émerge avec l’esprit en vrac, embrumé, abrutie par une nuit d’un sommeil étonnamment dépourvu de cauchemars, mais lourd et pénible. Après le réveil, je fixe un long moment le plafond, immobile. Mes draps sont chauds, mais j’ai froid de l’intérieur. Un frisson convulsif me secoue, je me replie en chienne de fusil sous le duvet, tends la main vers la tablette qui repose sur la table de nuit. L’ayant coupée pour la nuit, je la rallume, fixe le verre transparent en attendant qu’elle reprenne vie. Une fois qu’elle s’est remise à vibrer sous l’afflux de multiples messages, je la laisse tomber sur le lit et soupire. Je me sens vide. Pourtant, c’est une journée où je vais devoir être d’attaque, mais pas moyen de trouver l’envie de me lever.

— Sierra, mets Étincelles, volume cinq.

L’IA de mon appartement lance la chanson du groupe DarkRose, tout bas, juste assez fort pour que je l’entende.

— Sierra, augmentation graduelle du volume à vingt, graduation lente.

Je bâille, m’étire. Un commentaire, prioritaire par rapport aux autres, me saute aux yeux. Ça va ? De la part d’Aly. Je soupire. J’ai l’impression d’avoir le crâne enveloppé de coton, tout me paraît fade et terne. Moyen, j’écris sur le bloc de réponse, où le logiciel transforme mon écriture manuscrite en quelque chose qu’il peut envoyer sans mal. Je me roule à nouveau en boule en attendant la réponse, qui ne tarde pas. La tablette se met à vibrer en continu, signifiant un appel.

Aly a les cheveux en bataille, les yeux cernés, l’air de tout juste se réveiller. Mais je sais que c’est faux, parce que derrière elle, il y a les placards de sa cuisine, et pour qu’elle couvre les huit mètres qui séparent son lit de sa cuisine, elle doit avoir émergé depuis un moment.

— Coucou ma belle !

— Sierra, volume cinq.

La musique, qui avait commencé à monter crescendo, décroît brusquement.

— Salut… je marmonne.

— Rhoooh… matinée ronchonne à ce que je vois ? Ça va aller chérie. J’ai eu le topo, t’inquiète, même si je n’ai pas regardé la scène. Tu as bien fait. Votre histoire a été très belle, mais il est temps de laisser couler. Tu vas te blesser si tu retombes là-dedans.

Elle est d’attaque aujourd’hui ! je songe, amusée. Son ton, chaud et rassurant, est dépourvu de cette nuance moralisatrice que j’aurais probablement sentie chez quiconque d’autre. Je suis contente qu’elle ait appelé, je ne suis pas sûre d’avoir eu la force de le faire moi-même. Depuis hier, depuis que j’ai quasiment fui le café, je suis morose. La discussion avec Daliah se rejoue dans ma tête en permanence, je n’arrive pas à m’en débarrasser. Ce n’est pas que je regrette ce que j’ai fait ou ce que j’ai dit. C’est plutôt que je reviens en arrière. Mon cerveau est en mode loopback, rejoue sans cesse les mêmes scènes, entremêle mes mots à mes vécus. Ce sont les souvenirs qui me dérangent, en fait.

— Tu ne penses pas que j’ai été trop… trop ?

Alyssa rigole, tend la main hors-champ. Quand elle revient, elle tient une tasse, que je devine être du café au lait. Elle en boit une gorgée, réfléchit un instant.

— Au niveau des paroles, non. Au niveau des actions, ça se discute, lâche-t-elle enfin. Ce n’était peut-être pas la peine de la malmener comme ça. Tu t’inquiètes ?

— Pas pour les critiques ni les médias, je réfute. En revanche… ça fait très… moi. Moi d’il y a sept ans, j’entends.

Elle rit encore une fois, comme si j’avais lâché une blague, mais se calme en voyant mon air sérieux.

— Jess, tout l’intérêt de cette histoire de caméras et de suivi permanent, c’est que tu sois amenée dans un environnement qui te fait évoluer. Et, crois-moi, tu as évolué.

Sa réponse franche, frontale, me surprend. Nous ne parlons que peu de cette bulle technologique dans laquelle je suis enfermée, privée d’intimité et, d’une certaine manière, de liberté. Aly n’a jamais vraiment abordé le problème de cette façon. Mais déjà, elle enchaîne :

— T’as les nerfs solides. Ça ne te dérange plus autant qu’avant d’avoir à supporter ce tumulte permanent, sans même parler du chaos et de la pression. D’habitude, les gens qui font des shows comme le tien peuvent profiter de périodes hors-cam, parce qu’ils ne sont pas diffusés tout le temps. Pour eux, il y aura du montage et du découpage. Mais pas pour toi. Même moi, après quelques heures avec toi, j’ai parfois le besoin de me cacher pour un moment. Je t’admire pour ce que tu fais, tu sais ?

Elle me fixe, droit dans les yeux, avec un sourire aux lèvres, et je ne peux pas m’empêcher de sourire en retour.

— La raison pour laquelle toi tu y arrives, ajoute-t-elle, contrairement à moi ou à Daliah, c’est que tu ne le fais pas pour quelqu’un. Tu le fais pour toi. Quelque part, c’est viscéralement différent.

Je pousse un soupir, étrangement rassérénée par ces mots. J’avais besoin de l’entendre, je crois. Une fois de temps en temps, j’ai besoin de retrouver mes bases, de me rappeler pourquoi je fais ça, de me raccrocher à quelque chose de connu. L’espace de quelques heures, j’ai eu envie de retomber sur quelque chose de familier, de revenir vers ce que j’avais avec Daliah pour me sentir en sécurité. Mais ma meilleure amie sait me secouer.

— Merci Aly, je murmure.

— De rien chérie. Allez, et maintenant, debout, c’est pas parce que je ne suis pas là que tu peux traînasser au lit ! N’oublie pas, tu as rendez-vous à seize heures au studio.

— Ça vaaaa, j’ai sept heures devant moi !

— Ne sois quand même pas en retard, flemmarde !

On rit, elle me souhaite une bonne journée, et la communication se coupe. Je me redresse enfin, remontée à bloc, fonce m’habiller. Mon blues ne m’a pas vraiment quittée, mais je me sens mieux. L’art de cacher ses véritables émotions derrière des façades. Ce n’est pas que, face à la caméra, je ne sois pas honnête, mais j’ai tendance à m’oublier dans le rôle qu’on m’a confiée. C’est plus simple de se laisser porter par l’adrénaline et de refouler ses émotions, de faire pour plaire plutôt que de faire pour soi. Mais aujourd’hui, je décide, sera une journée de calme. Enfin, une demi-journée, parce que dès que je vais mettre les pieds dans le studio, ça va se transformer en guerre ouverte.

Je me dirige vers ma cuisine, me fais rapidement des œufs brouillés et une tasse de thé, songeant à ce que je pourrais bien faire de ma matinée. Finalement, après mûre réflexion, j’attrape la caméra qui traîne toujours près de l’entrée, un peignoir, et sors sur le palier extérieur. Il fait chaud, contrairement à la veille, une dizaine de degrés dans le positif alors qu’on approche de l’automne. Le ciel est jaunâtre, effet secondaire de la quantité massive de dioxyde de soufre dans l’atmosphère. Il paraît que, durant l’époque industrielle, le ciel était bleu, et l’air était essentiellement composé de diazote et d’oxygène. Aujourd’hui, on approche plutôt d’une atmosphère hybride entre Vénus et Mars, avec ce qui reste d’oxygène pour nous permettre de respirer. Je jette un bref coup d’œil à l’appareil de mesures atmosphériques sur ma porte – on n’est jamais à l’abri d’une tempête ou de pluies acides – puis descends les escaliers.

L’immeuble dans lequel j’habite est une grande construction en U dont les deux branches pointent vers le ciel. Un ascenseur en verre et un escalier remontent le long de chacune des deux façades intérieures. En bas, les deux premiers étages font office de jonction. Le premier est un mélange de bibliothèque et d’espaces de travail semi ouverts. Le hall d’entrée est une zone de fêtes, et donne accès à la piscine extérieure couverte et au petit complexe sportif qui se cachent derrière le bâtiment. C’est par là que je me dirige.

Une fois en maillot, je pose ma caméra mobile sur un point en hauteur, qui donne vue sur toute la piscine, salue la maître-nageuse en faction, qui me retourne un sourire distant, fais un coucou aux deux femmes qui sont déjà dans l’eau. Akame, championne de karaté d’Eugeny depuis trois ans, me fait un signe de la main avant de piquer une tête du haut du plongeoir de cinq mètres. Kimberly et Isaya, respectivement actrice et chanteuse, en train de discuter dans la zone peu profonde, me retournent mon salut puis en reviennent à leur discussion. Je grimpe à mon tour les escaliers qui mènent au plongeoir de dix mètres, m’élance. Un instant de terreur et de liberté fugaces, une éternité de chute libre, et je percute la surface, les pieds en premier. Mon cœur bat trop vite, d’un seul coup, mon corps frémit, noyé dans l’adrénaline. Je ris en percutant le fond, m’en sers comme tremplin pour me propulser vers la surface, commence à enchaîner les longueurs.

Je nage une bonne heure et demie, jusqu’à ce que ma peau se ride d’un million de petits plis et que mes doigts soient si froissés que j’ai l’air d’avoir soixante ans. Alors, je ressors, me lave dans les douches communes et me rhabille.

— Jess ? Ho, merde, j’avais zappé la cam’ !

Je pivote, tombe nez à nez avec Maeve, une autre habitante du bâtiment, connue pour ses incroyables soirées de débauche, réservées aux élites… et accessoirement ses rôles dans quelques films connus. Elle fait un instant mine d’être gênée, puisqu’elle est quasiment à poil, puis sourit à la caméra.

— M’enfin, je suppose qu’on m’a déjà vue moins vêtue que ça… lâche-t-elle négligemment.

Pas faux, je songe en mon for intérieur. J’ai participé à quelques unes de ces fameuses soirées, et elle a rarement fini en bon état. Ici, elle porte encore un maillot, quoi qu’il en dévoile plus qu’il n’en dissimule, mais elle a au moins un triangle de tissu sur elle… ou trois. En revanche, il y a des nuits où elle a vraiment fini nue, et fière de l’être. Mes caméras sont une excellente excuse pour qu’elle puisse tirer de son corps le maximum de popularité, et elle sait qu’elle a de quoi se vanter entre ses proportions parfaites et ses tatouages magnifiques… D’ailleurs, je suis quasiment sûre qu’elle n’est pas ici par hasard, c’est pourquoi j’abrège la conversation au plus vite.

— À tout hasard, tu n’organiserais pas quelque chose ce soir ? je demande.

— Non, pas ce soir… Par contre, samedi prochain, oui.

— Super, je te verrai là-bas alors ! Désolée, je file !

Et, aussi brusquement qu’elle est apparue, moi, je m’enfuis.

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