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Quand je dis que je suis engluée dans la masse, je dramatise. Une douzaine de filles me reconnaissent quasiment sur-le-champ et m’assaillent comme une nuée de sauterelles survoltées, bourdonnant de questions, mais elles ne tiennent pas le coup bien longtemps. Voir sa propre tête, largement agrandie, entendre ses propres mots résonner sur toute la place, ça a tendance à déstabiliser même les plus solides. C’est déboussolant pour quiconque n’y est pas habituée. Elles ne s’attardent donc pas trop, me posent quelques questions puis rigolent nerveusement en entendant leur écho un chouia distordu, puis s’esquivent, gênées. Une dizaine d’autres personnes me disent familièrement bonjour sur le chemin, comme si nous étions des connaissances de longue date, et je leur réponds joyeusement, mais on ne m’embête pas trop. Après sept ans, les gens se sont habituées à ma présence en ville. Je suis devenue la collègue de tout le monde, il y a toujours quelqu’un pour me faire coucou si je me balade plus de dix minutes dehors, mais je reste une citoyenne « classique », un poil plus populaire que les autres.

Ceci dit, aujourd’hui, je perçois que mon live a touché une bonne partie de la population du centre d’Eugeny, parce que, une fois la première gêne dépassée, beaucoup de gens s’attroupent autour de ma table en terrasse pour me poser des questions supplémentaires sur la visite du jour. Évidemment, ça rend Corinne et Elisa, mes deux gardes du corps, nerveuses ; on ne sait jamais quel genre de folle pourrait surgir et essayer de me planter un couteau dans l’œil ou de m’insulter en direct. Les deux me sont déjà arrivés. Mais, n’ayant aucun moyen de fuir cette session de questions-réponses improvisée, je m’y soumets plutôt de bon gré.

Je découvre ainsi qu’il y a énormément de personnes plus âgées que mon audience moyenne – dans la quarantaine – qui se sont réellement intéressées à mon émission pour la première fois. Quelques critiques, formulées avec plus ou moins de tact et de délicatesse, surgissent, mais pour la plupart, les retours sont extrêmement positifs. Le côté sensationnel de la visite d’aujourd’hui aide beaucoup.

— Jess ? lâche soudain une voix claire au milieu du brouhaha. C’est toi ?

Mon cœur saute un battement, puis se remet à cogner à toute allure. Je bataille pour garder une expression composée, mais grimace intérieurement, les entrailles nouées. Je connais cette voix. Une bonne partie des jeunes qui sont là la connaissent également. Le brouhaha s’apaise, les plus âgées se taisent, déboussolées par la surexcitation des jeunes qui, même au bord de la crise de nerfs, maintiennent soudain l’intensité sonore au niveau du murmure. Pour ma part, je pince les lèvres – après tout, tout le monde sait comment les choses se sont finies – et lève la tête, maudissant Gemma en silence. Je suis sûre que c’est elle qui a arrangé ça, une manière de pimenter la situation et d’essayer de conserver l’audience, qui est venue pour un reportage, mais qui va rester pour un drame digne d’une série télévisée.

Le petit attroupement qui s’est formé autour de moi s’écarte, mû par un mouvement de foule, libère le passage pour une jeune femme à la silhouette longiligne. Mon regard remonte le long de ses interminables jambes nues, hissées sur des échasses d’une quinzaine de centimètres, s’attarde un instant sur le short en simili-jean, le crop top blanc qui dévoile le nombril et la naissance des seins, le maquillage qui se veut léger mais alourdit en vérité ses traits tirés. Je vais assassiner Gemma.

— Salut Jess !

Les filles retiennent leur souffle, comme si elles assistaient à une scène tragique. Je songe à la manière dont je vais gérer ça, hésite. Faire une scène maintenant, au risque de passer pour la peste de service, ou me contenir un moment, le temps que Daliah craque ? Parce qu’elle va finir par craquer, la connaissant.

Après mûre réflexion, je décide de prendre mon mal en patience et de jouer la pacifiste.

— Salut Daliah. Qu’est-ce que tu fais là ?

En même temps que je parle, je guette l’écho de ma voix dans mes oreilles, ajuste la tonalité au son près. Tout le monde m’a vue faire la grimace, et la mini-caméra qui est posée sur la table de manière à me filmer de face n’en a pas perdu une miette, donc même celles qui ne sont pas actuellement dans le café savent que je ne suis pas enthousiaste. Mais je ne parais pas non plus trop fallacieuse, pas à mon sens du moins. Ni cassante et froide, ni réellement avenante.

— Je passais dans le coin quand j’ai vu que tu étais là, lâche Daliah, rougissant légèrement quand je la fixe droit dans les yeux avec une insistance presque dérangeante.

Mais oui, bien sûr… Quelques filles dans l’assistance échangent des regards entendus, roulent des yeux ou soupirent discrètement. Daliah doit le sentir ou le voir, parce qu’elle se trémousse sur ses talons compensés, l’air gênée. Elle passe une main dans ses cheveux bruns, cherche un soutien quelque part dans la foule. Mais elle est en plein terrain ennemi, là où il n’y a que des gens normales qui m’apprécient – ou qui au moins ne me détestent pas – contrairement aux cercles élitistes qu’elle fréquente d’habitude.

— Vachement sympa, ton émission ce matin, tente-t-elle pour désamorcer l’agressivité ambiante.

Je sens mes vieilles habitudes qui remontent. Un picotement nerveux dans mes doigts, un frisson le long de ma nuque.

— Sur les sept derniers qu’on m’a présentés, tu as préféré lequel ? je demande avec une politesse déguisée, l’air de rien.

— Le sixième. Il était presque… mignon, en fait.

Une nouvelle vague de murmures enfle, puis décroît.

— J’ai dit une bêtise ? relève-t-elle.

Elle s’améliore dans son approche de l’image publique qu’elle renvoie, elle pourrait presque paraître naïve et crédible. J’acquiesce distraitement, à peine perturbée :

— Je ne sais pas si c’est parce que tu ne fais pas attention à ce que tu regardes ou à ce que tu écoutes. Mais peu importe. Qu’est-ce que tu veux vraiment ?

Troublée, elle se mordille la lèvre inférieure.

— En fait, oui… on pourrait parler ? Seule à seule ?

Quelques filles pouffent discrètement, et je ne peux pas m’empêcher de sourire moi aussi. Seule à seule, comme c’est mignon. Le fait qu’il n’y ait personne autour de nous ne changera rien à la caméra que je porte intégrée dans ma poitrine. Et, à moins d’avoir sur elle un brouilleur, Daliah ne pourra jamais empêcher la diffusion. Mais avoir un public physique est effectivement dérangeant pour ce genre de discussion, et je ne suis pas contre l’idée d’un simulacre d’intimité.

— Si ça ne vous dérange pas, on va s’isoler deux minutes, je lâche à l’intention des spectatrices en me levant.

Elles sourient toutes poliment, encore un peu déroutées pour les plus âgées, et nous laissent nous esquiver en direction des toilettes, mes gardes du corps sur les talons. Au passage, j’attrape la caméra qui était posée sur la table pour l’emmener avec moi. Notre petit quatuor s’engouffre dans les WC, Corinne ferme soigneusement la porte derrière nous. Elisa et elle se plantent chacune à l’une des extrémités de la pièce étroite, je pose la caméra sur un rebord de lavabo, cadre soigneusement de manière à ce que Daliah et moi rentrions toutes les deux dans le champ. Elle grimace en me voyant faire.

— On est vraiment obligées de…?

— Tu connais les règles, je rétorque un peu plus sèchement que je ne me l’étais jusque là permis. Ce sont même les raisons de ton départ, tu te rappelles ?

Daliah pince les lèvres, encaisse péniblement le coup. Je sais que, de l’autre côté de la porte, les filles se sont ruées sur leurs écrans pour ne pas perdre une miette de la scène. D’une certaine manière, que nous nous soyons éloignées pour parler n’est pas plus mal : ça simule la vraie discussion que j’aurais eue avec Daliah s’il n’y avait jamais eu les caméras. Quoique, s’il n’y avait jamais eu les caméras, nous ne nous serions jamais rencontrées, mais ça, c’est une toute autre question.

Je sais aussi que Gemma doit être en train de s’éclater dans le studio. Elle a prévu le coup, donc forcément, elle a de quoi jouer avec les scènes. Je suis certaine que, si je regardais la rediff, les temps morts seraient entrecoupés de flashbacks atermoyants de ma rupture avec la brunette. Moi-même, dans ma tête, je suis en train de me repasser ces mêmes scènes, et la colère qui m’avait habitée à l’époque revient avec les souvenirs.

— Ce n’est pas juste… finit par souffler Daliah. J’étais jeune, je n’avais aucune idée.

Je m’abstiens tout juste de cingler que j’étais bien plus jeune qu’elle quand j’ai été propulsée dans ce monde, et je n’en ai jamais fait toute une histoire. J’ai appris à subir puis accepter mon rôle, contrairement à elle.

— Tu regrettes ?

— D’avoir rompu ? Absolument. Je voudrais réparer ça. Recommencer.

Un ricanement mesquin m’échappe, craquelle un instant la façade figée de Daliah, qui semble s’inquiéter de ce que je vais dire maintenant. Mais la vérité, c’est que je ris parce que j’ai mal. Elle n’a pas le droit de me faire ça. Pas le droit de revenir maintenant, après tout ce qu’elle m’a hurlé à la figure la dernière fois qu’on s’est vues. Je regrette sincèrement notre histoire, surtout sa fin. Mais il n’y avait rien que je puisse faire. Je ne peux pas échapper aux caméras, contrairement à ce qu’elle pense. Elles sont devenues ma prison, une prison dans laquelle j’ai choisi de vivre.

La tristesse se mue en rage, à peine maîtrisée, fait remonter celle que j’étais avant. Je cesse de réfléchir, cesse de prendre en compte l’opinion publique. Soudain, il n’y a plus que le tumulte de mes propres émotions malmenées qui vrombissent sous mon crâne. Peine et colère, froideur et amertume.

— Tu veux recommencer ? je demande dans un murmure rauque. Tu as suffisamment changé pour ne plus avoir peur de cet œil qui me surveille à chaque instant ?

Je romps d’un pas la distance qui nous séparait, et elle esquisse un mouvement de recul instinctif. Je glisse mes mains autour de son cou pour la retenir, crochète sa nuque. Avec ses échasses, elle est plus haute que moi ; je dois me hisser sur la pointe des pieds pour effleurer son nez du bout du mien. Son souffle chaud, son parfum floral, trop familiers, ravivent ma colère. Nos lèvres s’effleurent, elle geint doucement, je l’embrasse. D’abord avec une délicatesse feinte, puis plus sauvagement, dominatrice, agressive. Elle vacille, je la rabats contre la cloison la plus proche, toujours dans le champ de la caméra. L’une de mes mains quitte sa nuque, serpente le long de son dos. Elle se cambre contre moi. Je descends toujours plus bas, le long de ses reins, dessine la courbe de sa hanche, reviens devant, chatouille son nombril. Elle se tortille, regimbe, essaie d’échapper à mon emprise.

— Tu serais prête à tout pour reprendre ? Ici ? Maintenant ?

— Arrête… elle chuchote, plaintive. Jess, s’il te plaît…

Je mordille le lobe de son oreille, reviens vers ses lèvres. Elle tourne la tête. Le bouton de son short en jean saute d’une pression de mon pouce. Elle gémit, gigote.

— Arrête… Arrête !

Brutalement, elle me repousse, le regrette aussitôt. Ça se voit à ses yeux qui s’embuent, à la mimique peinée qui transforme son visage. Je rejette mes cheveux en arrière, soupire, me détourne pour faire face aux miroirs. Une pointe de culpabilité m’étreint le cœur l’espace d’une seconde, mais je la repousse. Nous étions heureuses, mais Daliah, n’est pas taillée pour ça. Elle n’est pas aussi sauvage que moi, ne sait pas compartimenter autant ses émotions et faire la part des choses entre ce qui est réel et ce qui est dit pour le show. Ça la minait d’être avec moi, ça la détruisait jour après jour. Pourtant, je voudrais la serrer dans mes bras, la sentir à mes côtés quand je me couche le soir.

Mes propres yeux s’emplissent de larmes que j’essuie rageusement.

— Dallie… je t’ai vraiment aimée. Je t’aime toujours, je crois… je souffle tristement. Mais tu n’as pas à t’enfermer dans ma prison.

Elle veut parler, je ne lui en laisse pas le temps.

— N’oublie pas pourquoi je fais ça, et pourquoi tu n’as pas à le faire, toi.

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