67. Que la fête commence !

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Gabriel, 33 ans
« Je vais avoir un fils ! »

Kylie et moi nous nous sommes parlé un peu plus tôt et j’ai commencé à comprendre qu’elle avait besoin d’une présence paternelle dans sa vie. Celle-ci n’a jamais vraiment eu de père et celui qui l’a abandonné toute jeune, est mort récemment. Il semblerait que je lui rappelle celui-ci et qu’elle se sente souvent perplexe lorsqu’elle me voit. Elle me prend pour une version plus grosse et plus grande de son père. Je suis flatté qu’elle fasse un peu un transfert de figure parentale sur moi, mais elle m’a quand même blessé à cause de ses remarques et ses expressions sur ma grosseur. Elle s’est excusée finalement lorsque ses amis sont partis de la table et m’a tout raconté sur ses problèmes personnels.

En ce moment, elle m’enlace, à moitié endormie, tandis que nous attendons que le banquet commence. Elle a si mal dormi la nuit précédente qu’elle ne tient plus debout. Je ne sais pas pourquoi, mais elle me fait rire et je l’aime bien dans le fond. Si elle a tant besoin d’un père dans sa vie, je suis prêt à jouer ce rôle pour elle. Je passe donc l’un de mes bras autour de la taille et je lui fais un baiser sur le front. Scottie, installé en face de nous, trouve cette situation ridicule. Kylie me fait quand même un câlin et sourit bêtement.

— Alors, c’était ça le problème ? dit son frère. Elle te prend pour notre père ?

— J’en ai bien l’impression, je dis avant de pouffer de rire.

— Et dire qu’elle ne voulait rien entendre parler du nôtre quand il était encore vivant.

Flint hausse les épaules, à côté de moi et exprime :

— Hélas, on ne choisit pas nos parents. Les miens m’ont toujours supporté, mais ils n’ont pas toujours approuvé mes choix en ce qui concerne l’héritage de notre famille. Je sais que notre fortune vient en partie d’un criminel, mais comme les domestiques de mon arrière-grand-père auraient pu perdre leurs emplois, j’ai décidé de prendre la relève et de devenir le nouveau propriétaire du manoir.

— Ils vivent au côté opposé du nôtre à Céladopole, dit Estelle. Ils travaillent durement et n’ont pas l’air de vouloir prendre leur retraite de sitôt. Ce serait sympa si on les voyait plus souvent, mais bon… le gouvernement semple plus important pour eux.

Je me souviens qu’Artael et Athéna, les parents de Flint, étaient gentils envers moi, lorsque je sortais avec leur fils durant notre adolescence. Ils n’aimaient pas trop quand on faisait trop la fête, mais comprenaient qu’il fallait que jeunesse se passe. Je les ai invités à notre mariage, mais j’ignore s’ils pourront se manifester ce jour-là. Puisque mes parents sont décédés, je les considère déjà comme ma propre famille.

Estelle poursuit son monologue alors qu’elle s’adresse à ses amis :

— Quant aux parents de Papa Gabriel, vous connaissez déjà mon opinion sur son père transphobe. Sa mère… je ne la connais pas. Elle devait être aussi coincée que son mari, si ça se trouve…

— S’il te plaît, ne parle pas d’eux sur ce ton, demande Flint. Pas dans la présence de ton père.

Je secoue la tête avant de répondre :

— Ne t’en fais pas, chéri. Maman est morte à ma naissance. Je sais très peu de choses d’elle et c’était une orpheline, si j’en crois les dires de mon père. Mais c’est vrai que celui-ci était un homme cruel.

— Il aurait quand même pu nous donner signe de vie… grogne Estelle. J’étais sa petite-fille, après tout !

Flint affiche un air découragé envers notre fille, comme s’il essaie de lui faire comprendre un message en la regardant dans les yeux. Celle-ci détourne son attention sur Braségali avec qui elle s’éloigne un instant, afin d’aller s’amuser dans la foule.

— Elle est dans sa crise d’adolescence, ou quoi ? dit Flint qui se tourne vers Scottie et Jake.

— Elle a ses moments, dit Scottie.

— Je crois que c’est le stress, réplique le musicien.

— Elle n’a pas l’habitude de me parler sur ce ton… reprend mon chéri.

— Ce doit être parce qu’elle est habituée à voyager avec eux, je formule. Nous aussi, on était très différents lorsqu’on revenait de nos aventures. Même nos parents se sont sentis comme des étrangers. Laisse-lui un peu de temps, elle étouffe.

— Il n’a pas tort, indique Scottie. On développe tous des habitudes différentes lorsqu’on est sur la route et finalement, retourner à notre ancienne routine peut parfois nous rendre fous. C’est pourquoi on avait hâte de partir de chez nous après l’enterrement de notre père biologique. Notre mère est très exigeante avec le ménage.

Mon chéri se lève, attristé, puis s’éloigne alors afin d’aller se servir un verre de punch. Il part ensuite saluer Pectorius qui sort de chez lui avec d’autres assiettes qu’il va déposer sur les tables du buffet. D’autres habitants de la communauté commencent à apporter leurs propres plats. Estelle et Kylie ont préparé un très grand cheesecake aux cerises rien que pour l’occasion et on l’a déjà déposé près des desserts.

— Si Estelle plonge en pleine rébellion, Flint quant à lui frôle la crise de la quarantaine avant son temps, j’explique avant de me tourner vers les autres. Il voit sa vie passer en coup de vent et s’inquiète qu’il soit en train de perdre ce qui lui reste de sa relation avec notre fille.

— Il n’a rien à craindre, dit Jake. Estelle ne parle que de lui en bien.

— Ouais, rajoute Scottie. Monsieur Markios est son héros.

— J’aimerais quand même que Flint comprenne qu’Estelle a besoin de son indépendance, j’ajoute. Il semble vraiment trop insister pour faire des trucs avec elle. Je la comprends un peu… Nous sommes pareils.

— J’étais comme ça avec ma mère jusqu’à ce qu’elle comprenne que j’avais besoin de vivre de mes propres ailes, explique Jake. Je crois qu’Estelle est en train de vivre la même chose.

— Ils ont simplement besoin de faire un gros câlin à Tonton Gabriel… marmonne Kylie, à moitié endormie. Il est confortable…

Je baisse ma tête vers la jumelle de Scottie qui se remet à ronfler et sourit. Drôle de petite. Je commence à m’attacher à elle, bien que nous ayons eu des débuts assez difficiles.

— Et moi, aurais-je le droit de te faire un câlin ? demande Scottie en riant bêtement.

Je fronce des sourcils et fait non de la tête.

— Toi, tu te tiens à un mètre loin de moi, jeune homme, je dis. Je n’ai pas encore oublié comment tu nous zyeutais dans la baignoire à remous.

— Hé ho… Pôôô juste ! boude-t-il. Vous êtes tellement mignons ensemble.

— Oui, mais nous sommes exclusifs l’un à l’autre, Flint et moi.

— Pardon… réplique-t-il, tout rouge.

— On t’a quand même promit de te trouver un petit ami, alors sois patient.

Il ricane bêtement et opine du chef.

Pendant ce temps, Flint revient avec deux verres à punch sans alcool : un pour moi, un pour lui. Il les dépose près de nos bancs, puis sort une cannette de bière de notre glacière portative.

— Encore en train de flirter avec mon homme ? dit Flint qui observe Scottie, avant de lui poser une main sur la tête. Je suis flatté que tu aies les mêmes goûts que moi, mais pas touche, mon garçon.

— Ehhh… Il m’a déjà fait la morale, Sexy Daddy.

— Tu es beaucoup trop jeune pour moi !

Flint pouffe de rire, ébouriffe les cheveux de Scottie et vient s’assoir à côté de moi.

Pôôô juste, répète Scottie qui lui sort la langue. J’aime bien les hommes plus âgés.

Il replace ses cheveux de son mieux, même s’il semble avoir apprécié le geste de mon fiancé. Flint m’a avoué qu’il le préfère à Kylie et Jake, car il est le plus responsable des trois amis de notre fille. Il se voit un peu en lui, à son âge. Comme moi.

Dans le fond, nous aimons bien Scottie, même si notre relation avec lui est un peu étrange. Il me rappelle mes jeunes années, alors que j’étais inexpérimenté. Je me demande bien si nous allons finir par lui trouver un petit ami. Je tiens toujours à mes promesses, après tout. Flint passe une bière à Scottie et une autre à Jake.

Au moment de se tourner vers Kylie, il dit à Scottie :

— Après mûre réflexion, je crois qu’on va éviter d’en donner à ta sœur. Elle arrive à peine à garder l’œil ouvert.

— Oui Maman… J’ai mis le Rapasdepic farci dans le fourneau… marmonne Kylie qui retombe endormie en se laissant choir contre moi.

— Elle risque de ne pas dormir de la nuit si on ne la réveille pas maintenant, soupire Scottie. Je vais devoir lui mettre un glaçon dans le cou.

— Nah, laisse-la faire, je dis. Elle ne me dérange pas vraiment.

— Si tu le dis…

Les gens commencent à s’asseoir à leurs tables alors que Pectorius s’installe au milieu du cercle de combat. Il porte la même sorte de vêtements que la dernière fois, sauf qu’il a opté pour se vêtir avec des tissus rouges et blancs. Il a aussi un bonnet de Père Noël pour compléter son ensemble de la soirée.

— Salut à tous ! lance-t-il de sa voix puissante. Je suis heureux de vous voir si nombreux pour notre repas annuel de la Veille de Noël ! Mangez et buvez à volonté ! J’espère que vous passerez tous une excellente soirée en familles et entre amis ! Sans plus tarder, je vous invite à venir vous servir. Le bar à breuvages est à ma droite et la fameuse soupe de Madame Nani s’en vient d'ici à quelques minutes ! À mes invités de Kanto, n’hésitez pas à rapporter des restes chez vous ! On le fait à chaque année !

Il se met alors à rire en y mettant toute son énergie et sa bonne humeur, puis la foule applaudit celui-ci pendant qu'il part rejoindre la table de sa propre famille.

On met de la musique très forte depuis la demeure de Pectorius, afin de rajouter un peu d’ambiance à la soirée. L’extérieur est décoré de couleurs arc-en-ciel avec des jeux de lumières partout et des guirlandes argentées qui reflètent le tout, par-dessus nos tables. Il y a quelques couronnes de houx ici et là, celles qu’on voit un peu partout durant les périodes festives. Il n’y a pas de sapin puisque qu’il n’en pousse presque pas dans cette région ; mais la décoration ressemble beaucoup à ce qu’on retrouve durant le Nouvel An, dans les soirées de fêtes que j’organise occasionnellement pour les gens qui travaillent pour moi.

Estelle revient s’asseoir près de Jake avec Braségali qui porte à présent un bonnet de Père Noël, lui aussi. Ça semble être distribué partout dans la foule. Je vois des hommes et des femmes qui en portent, ainsi que les enfants. Je souris, alors que j’imagine mon petit Chris avec un bonnet. J’ai tellement hâte qu’il vienne au monde…

Flint paraît contrarié que sa fille ne veuille pas s’asseoir près de lui. Il tape nerveusement des doigts près de moi sur la table, et range ses mains dans ses poches avant de se lever pour aller se servir dans le buffet. Scottie et Jake discutent un peu de leur côté alors que Braségali décide de s’éloigner un peu afin d’aller chasser.

— Faudrait vraiment que tu aies une conversation avec ton père, je dis en me tournant vers Estelle. Il n’est pas lui-même depuis quelques heures.

— S’il a quelque chose à me dire, qu’il me le dise en pleine face, réplique-t-elle, blasée. Il n’approuve pas certains de mes choix, c’est son droit. Mais il me fait sentir comme si je n’ai pas le droit d’être qui je suis, ces derniers jours…

— Tu es quand même sa fille. Il s’inquiète pour toi et votre relation.

— Il n’a pas à s’inquiéter pour moi, je suis assez grande pour me débrouiller toute seule.

— Ouais, mais c’est ton père… mentionne Jake qui vient de prendre une gorgée de sa bière. Profites-en. Certains jeunes n’ont pas cette chance…

Il pointe Scottie et Kylie du regard et retourne son attention sur sa cannette.

Estelle roule les yeux et se croise les bras. Elle est de mauvais poil. Les choses ne semblent pas s’améliorer pour eux. Leur relation est rapidement en train de s’effriter. Ils me font de la peine à se chamailler ainsi.

Estelle a l’air d’en vouloir beaucoup à mon père. Je la comprends. Randell était détestable. Mais je crois surtout qu’elle prend ses distances avec Flint parce qu’il n’arrête pas de lui faire plusieurs demandes et qu’il essaie souvent de la corriger depuis que nous sommes arrivés à Alola. Mon chéri doit apprendre à laisser sa fille tranquille et lui permettre de développer sa propre vision du monde.

Elle est en train de suffoquer. Je le sens. Il ne faut pas oublier non plus qu’elle a récemment vécu plein de choses traumatisantes, comme la mort d’Arbok, l’enlèvement de son groupe, sa relation malsaine avec Yuki et j’en passe… Puis je n’oublie pas que je suis en partie responsable pour son changement d’attitude. Je lui ai quand même dit qui je suis vraiment ; celui qui l’a mis au monde. Aussi, je crois que ce que Flint lui a dit en rapport à Virgile, Troyd et l’héritage familial, ne l’a pas aidé du tout. Elle doit en avoir beaucoup qui lui ronge les méninges, par notre faute.

Enfin, je dois admettre que Flint est un peu trop autoritaire envers elle.

— Quand il arrêtera de me prendre pour un bébé, je serais moins chiante, grogne-t-elle. J’en ai marre qu’il ne soit pas capable de voir que j’ai grandi… Je ne suis plus la petite fille qu’il a connue autrefois. J’ai changé…

— Ah, ce n’est que ça, dit Scottie. Nos parents sont tous pareils, dans le fond. Combien de fois ma mère nous a humiliés, Ky’ et moi ?

— Ouais, la mienne me prend encore pour le petit bonhomme qui jouait avec ses trains et ses chemins de fers en plastique, déclare Jake.

— Malgré tout, c’est ton père et il t’aime, je rajoute.

En même temps, Estelle est dans une période de transition entre la vie d’adolescence et la vie d’adulte. Elle a tous les droits de revendiquer son indépendance et de s’exprimer comme elle le souhaite. J’imagine que Flint l’imagine encore comme sa petite princesse modèle qu’il apportait tout le temps dans ses soirées privées. Non seulement c’est embarrassant pour elle, mais c’est aussi une période de sa vie qu’elle préférait ne plus revivre, d’après ce que mon chéri m’a dit.

Flint m’a mentionné plusieurs fois déjà qu’elle commençait à s’ennuyer durant les réceptions, bien avant qu’elle ne commence son voyage initiatique pour capturer ses Pokémon. Elle avait toujours un livre ou une tablette à portée de main et s’isolait dans un coin pour lire des romans, ou bien, elle naviguait sur Internet.

En parlant du loup, il revient à notre table avec une assiette remplie de hors d’œuvres et de petits sandwichs. C’est au tour de Scottie et Jake de se lever. Estelle fait de même et part les rejoindre.

— Tu sais quoi, je n’ai plus faim. Je rentre chez nous, dit mon fiancé en poussant son assiette vers moi. Ne rentrez pas trop tard.

Avant que je ne puisse dire quoi que ce soit, il ramasse sa canette de bière et s’éloigne vers la Route 1. Il est tellement découragé et dégoûté par la situation qu’il préfère éviter le regard de notre fille pour le reste du réveillon. Cette soirée avait pourtant si bien démarré… Quel gâchis !

— J’vais lui parler… bâille Kylie, qui vient de comprendre ce qui est en train de se passer. Estelle va trop loin avec cette attitude.

— Ah, t’es réveillée, toi ? je demande. Ce ne serait pas mieux que tu retournes te coucher pendant qu’on mange ?

— Nan, ça ira, rajoute celle-ci qui se frotte les yeux. Va parler avec Flint.

— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Je vais le laisser décompresser avant. Il est colérique après tout.

— Ah… Estelle tient ça de lui. Tel père, telle fille.

Kylie se fout des baffes au visage, puis se lève du siège avant de tomber par terre. Apeuré, je me tourne vers elle et je remarque qu’elle ne saigne pas. Elle a les fesses pointées vers le ciel, le visage écrasé sur le côté gauche, et elle bave au sol, comme si rien de tout cela ne s’était produit. À ma grande surprise, elle commence à ronfler.

Cette fille… Elle va finir par me causer un infarctus.

J’essuie rapidement la sueur qui me coule le long de mon front, alors que les autres jeunes reviennent à table.

¤*¤*¤

Flint, 32 ans
Père nostalgique

J’ai peu envie de rester à Lili’i avec Estelle qui me fait la tête. J’ouvre ma canette de bière en marchant en direction de notre chalet et remarque Braségali dans les hautes herbes, qui dévore un Chenipan avant de jeter certains déchets de sa gueule. C’est toujours dégoûtant de voir les Pokémon s’entre-tuer et dévorer leurs proies, mais au fil des années, j’ai commencé à me faire une carapace afin de passer à travers tout ça. Le Pokémon de ma fille se relève et essuie son bec et fait volte-face lorsqu’il entend mes bruits de pas. Je vois ses yeux briller aux rayons de la lune et m’arrête devant un panneau qui affiche le numéro de la route.

— Au moins, toi, tu t’amuses, je dis en baissant la tête. Parfois, j'envie les Pokémon… Je me demande comment c’est de parcourir les hautes herbes et de dévorer ses proies comme tu le fais. J’imagine que toute cette liberté te plaît…

— Gali ? fait le Pokémon en clignant les yeux.

— Évidemment, tu ne peux pas comprendre. T’es pas comme moi et les trucs d’humains, ça ne te concerne pas.

Je m’appuie sur le panneau en admirant son plumage, Estelle prend bien soin de le nettoyer chaque jour et il est en parfaite santé. Il est un peu ridicule avec son bonnet, par contre. Je me demande s’il va bientôt le retirer.

Il s’approche de moi et pointe ma canette, avec curiosité. Il renifle un bon coup et chiquenaude celle-ci d’une griffe.

— Je ne crois pas que ça soit une bonne idée pour toi de consommer de l’alcool, je dis. Tu es un Pokémon Feu et les Pokémon, ça ne boit pas d’alcool. Eh… Minute… Qu’est-ce que…

Braségali ne m’écoute pas et me prend la canette des mains. Je veux bien croire qu’il a soif, mais il risque de se faire mal s’il boit ça. Je m’apprête à l’arrêter lorsqu’il avale plusieurs gorgées. Il lâche aussitôt la canette qui lui tombe des pattes, puis lâche un énorme cri de guerre avant de cracher une énorme flamme dans le ciel. Cette flamme atteint presque les nuages tellement le jet est puissant. Je cligne des yeux et réalise que certaines de mes mèches de cheveux ont pris feu. J’éteins celles-ci rapidement et soupire. Braségali éructe un nuage de fumée, de son côté.

— Écoute-moi, la prochaine fois ! je gronde celui-ci. T’as bien failli te tuer.

Il hoche la tête et prend une posture timide. Je décide de le raccompagner au chalet afin qu’il puisse boire un peu d’eau. Il a encore soif, mais cette bière n’était vraiment pas faite pour lui. J’ai aussi du poisson dans le frigo que je compte faire chauffer au four micro-ondes. Je crois que je vais le partager avec lui. Il décide de me suivre, sachant qu’il a commis une bêtise. Il s’en veut probablement de m’avoir manqué de respect, mais aussi de ne pas m’avoir écouté.

— Tu es un brave Pokémon, je dis. Mais un peu trop casse-cou.

— Gali, gali… réplique le Pokémon de ma fille, honteusement.

— Tu sais, Estelle compte sur toi pour la protéger. Il faudrait que tu sois un peu plus prudent, pour elle… Peux-tu m’en faire la promesse ?

Il hoche la tête et me suit en silence.

Lorsque nous entrons au chalet, je lui fais couler une tasse de thé, puisqu’il adore en boire et je fais réchauffer le Poissoroy que j’ai acheté à la poissonnerie, hier même. Celui-ci était déjà mort lorsque je l’ai acheté, donc ça ne me gêne pas du tout d’en manger. Il était assez gros pour deux gros repas, puis quelques restes. J’ai partagé la plupart de celui-ci avec Gabriel et Scottie. Estelle n’aime pas vraiment le poisson, sauf si c’est préparé en sushi. Elle évite les sushis à base de crevettes, dû à son allergie.

Braségali hume l’odeur du poisson lorsque je le sors du four micro-ondes. J’ai donc décidé d’en mettre un peu dans une petite assiette afin qu’il y goûte. On l’a rôti hier avec des oignons et du persil. Excellent repas avec des pommes de terre fraîches. Pendant ce temps, la bouilloire commence à siffler et j’ôte celle-ci du feu.

— Tu prends quoi comme thé ? Earl Grey ? Menthe ? J’ai aussi une tisane à la pomme et cannelle… je dis en fouillant dans le bol que Jake a laissé sur le comptoir. Celle-là sent bizarrement les fleurs de champs…

Le Pokémon choisit une pochette au mélange Masala Chaï, le genre qu’on retrouve dans les pays chauds. Très populaire sur cette île. Alors que je mélange le thé pour lui, il dévore le poisson sans même s’asseoir. J’oublie que ce n’est qu’un animal, bien qu’il soit très social.

— Maintenant, tu ne pourras pas me dire que je ne te gâte pas, je formule. T’as pas envie d’aller retrouver les autres à la fête ?

Il secoue la tête, puis s’installe en califourchon près du comptoir. Je crois qu’il se met dans cette position lorsqu’il entre en méditation. Estelle m’a dit de ne pas le déranger lorsque ça arrive. Je lui mets donc la tasse de thé à côté de lui, il ferme les yeux un moment, et les rouvre pour ramasser la tasse qu’il porte près de son bec. Il hume l’odeur et pousse un roucoulement pour afficher sa gratitude. Au moins, lui n’a pas l’air de me détester ce soir.

Je m’approche donc du divan du salon, où je décide de m’asseoir avec l’assiette du poisson que je me suis préparé. J’allume la télé et tombe sur une rediffusion de la parade du Père Noël qui s’est déroulée à Kanto, récemment. Ils ont filmé tout ça à Safrania. Je reconnais quelques têtes dans la foule, ainsi que quelques personnes qui ont parfois voyagé à travers ma compagnie.

Je replonge alors dans mes souvenirs, quand j’avais à une certaine époque Estelle sur mes genoux et qu’elle était émerveillée par ce qu’elle voyait à la télévision. Elle adorait autrefois ces parades et visionnait celles-ci avec moi. Plus elle a vieilli, moins elle s’est intéressé à ces choses.

Ces souvenirs éveillent en moi une douleur profonde.

Je perds mon appétit et dépose mon assiette sur la petite table en vitre devant moi. Sur le coup, je verse quelques larmes. Où ai-je failli à mon devoir de père au point que ma propre fille m’en veuille à ce point ?

¤*¤*¤

Yuki, 16 ans
Survivante en rémission

Cet après-midi, j’assiste à une rencontre en groupe avec des hommes et des femmes qui sont tous victimes de violence conjugales. Nous sommes au moins une vingtaine et le psychologue qui nous consulte est celui qui prend soin de moi à l’hôpital. Je ne suis plus sous intraveineuses et je peux recommencer à parler. J’ai repris des forces rapidement.

Mes parents sont à l’hôtel auquel ils ont décidé de me préparer une surprise puisque demain, c'est Noël et nous repartons pour Kalos. Akira a décidé de nous suivre. Pour cette raison, il est prêt à rembourser mes parents pour son billet d’avion. Ces derniers ne semblent pas vouloir de son argent, mais il se sent quand même perturbé par leur générosité. Après tout, il a déjà causé plein de soucis aux gardes du corps de Papa qui ont dû faire réparer la plupart de leurs véhicules, pour des milliers de pokédollars.

Papa a donc changé son fusil métaphorique d’épaule quand il a appris que Shin était la raison pour laquelle je fuyais le foyer familial. Il ne nous a toujours pas présenté d’excuses ; puisqu’il est trop fier pour admettre vocalement qu’il a eu tort… Toutefois, le simple fait qu’il ne veuille pas poursuivre Akira pour les dommages collatéraux de ses poursuites, prouve qu’il a compris qu’il n’est plus en position de nous confronter par la force. De toute façon, Aki, c’est le plus fort !

Il y a quelques minutes, mon psychologue nous a révélé qu’une femme sur cinq sera un jour victime d’abus verbal, de violence physique ou bien de viol. Ce n’est pas notre faute si ces gens nous attaquent personnellement. Il y a des fous partout. Ce groupe de soutien me fait réaliser à quel point la souffrance des autres, passe souvent trop inaperçue, parce qu’on a peur de se dévoiler. J’ai déjà parlé de mon histoire et j'ai entendu quelques reniflements autour de moi, certaines de ces personnes se reconnaissent dans mes mots, même si nous avions tous des parcours différents.

Un père de famille nous parle en ce moment, il a été torturé vif par ses parents biologiques durant des années avant d’être adopté par sa tante. Il conserve toujours des séquelles de ces évènements alors que ça s’est passé de nombreuses années plus tôt. Il a réussi à se marier et à avoir une enfant avec son épouse, mais les cauchemars n’arrêtent pas de revenir. Je comprends ce sentiment. Il soulève les manches de son chandail afin de nous révéler ses nombreuses cicatrices de cigarettes sur la peau qui ont blanchi avec le temps. Il dit qu’il n’en a plus honte, mais que parfois, certains souvenirs le hantent.

Une femme à côté de moi se met à pleurer nerveusement et se couvre la bouche. Elle aussi a été victime de violence de ce genre. Elle se lève et l’applaudit pour son courage. Nous faisons tous de même.

L’une des femmes de ce groupe s’est fait jeter de l’acide au visage et porte désormais un voile qui recouvre la moitié de celui-ci. Son ex-mari s’est ensuite tiré une balle dans la tête et elle a refait sa vie avec une femme avec qui elle vit des jours plus heureux avec leur fils adoptif. Elle doit avoir plus de quarante ans.

Toutes ces histoires horribles, mais ces gens sont tous ici, vivants et luttent pour leur bonheur. Ils sont si inspirants…

Après cette rencontre avec tous ces gens, nous sommes invités pour discuter entre nous et témoigner de la sympathie pour les autres si nous le souhaitons. Il y avait un buffet à salades et boissons où nous pouvons nous servir. C’est une rencontre chaleureuse et amicale pour nous tous, les survivants de tous ces abus. C’est ainsi qu’on se décrit. Nous sommes tous des survivants et nous méritons de vivre. C’est notre devise. C’est ma première rencontre dans ce groupe, mais je crois que je vais revenir, quand je serai de retour de Kalos pour encourager Akira à la Ligue Pokémon. Ce psychologue veut notre bien après tout et il m’a beaucoup aidé depuis ma tentative de suicide.

— J’espère que cet homme purgera une longue sentence, dit une vieille dame qui me serra la main. Sois fière de ton parcours, ma petite. Tu as toute la vie qui t’attend à partir de maintenant.

Cette dame, elle, était victime d’un mari violent qui la battait jours et nuits, il y a trente ans. Elle est l’une des plus grandes alliées de ce groupe de soutien et vient ici depuis au moins une vingtaine d’années. Les gens ici la surnommaient Mamie Jo, car elle nous prend tous pour ses petits-enfants. Le psychologue de notre groupe semble apprécier sa présence. Quelqu’un m’a dit plus tôt qu’il est plus jeune que son prédécesseur, même s’il a déjà de l’expérience dans le domaine. Il paraîtrait qu’il a pris la relève du groupe de soutien après que son mentor a pris sa retraite.

— J’ai surtout beaucoup de chemin à faire, je dis à Mamie Jo. Faut que je me fasse pardonner pour toutes les idioties que j’ai faites…

— Chaque chose en son temps, dit-elle. On commet tous des erreurs et on apprend tous de celles-ci.

— Vous avez raison. Je devrais me montrer un peu plus patiente envers moi-même, même si je sais que j’ai tant à faire…

— Commence par faire des petites choses qui te redonneront envie de sourire, me propose-t-elle, souriante. Participer à ce genre de groupe est une bonne chose, après tout. Il te permettra de te libérer.

— Il est vrai que j’aime bien l’ambiance, toutefois je repars pour Kalos demain. Je vais poursuivre ma thérapie avec un ancien collègue de Monsieur Plante.

— Oh, je vois, dit-elle. J’espère pour toi que tout ira bien.

Monsieur Plante, c’est le nom que l’on donne au psychologue qui a préparé cette rencontre à plusieurs. Je n’ai pas retenu son prénom puisqu’il ne l’a jamais mentionné. Tout le monde l’appelle simplement Monsieur Plante.

Je vois sur ma montre qu’il est treize heures. Je suis supposée retourner à l’hôpital comme que mon docteur souhaite me garder en observation cette nuit. Ce sont les procédures, même si je suis en pleine rémission. Ma gorge ne me fait plus autant mal et il semblerait que j’ai eu beaucoup de chance, car on n’a pas eu besoin de m’intuber.

Je salue le groupe et le psychologue avant de prendre mon sac à main sous mon bras. Ensuite, je sors de la grande pièce blanche afin de m’en retourner à l’hôpital.

Akira m’attend dans la cour et marche le long du parking dans le but de se dégourdir. Son Noctali chromatique se promène avec lui.

Le bâtiment du groupe de soutien se trouve tout près de l’hôpital et on n’a qu’à marcher pour s’y rendre. Il est fort dommage que je m’en aille demain, car ils vont continuer à faire des rencontres à toutes les fins de semaines. Si je ne me trompe pas, aujourd’hui, nous sommes un samedi. Il semblerait qu’à tous les samedis, de nouvelles têtes viendront témoigner, ainsi que des anciennes. On a tous le droit de parler de nos souvenirs, de nos plans et de ce que l’on souhaite faire durant les mois à venir. Toutes ces conversations sont à la fois intéressantes et motivantes. Je compte rejoindre un groupe comme celui-là lorsque je rentrerai chez moi.

— T’as pas froid ? je formule, quand je vois qu’Akira grelotte sous son épais manteau. Tu devrais rentrer avant que tu attrapes une vilaine grippe…

— C’est toi qui dis ça et t’as même pas de bandeau sur les oreilles, dit-il.

— Je n’en ai pas besoin, je déclare avant de ressentir une forte envie d’éternuer. Oh mince… J’ai pââââ… ââârrr…

Et j’éternue de plus belle. Il pouffe de rire et me fait signe de le suivre. Nous retournons à l’intérieur et prenons l’ascenseur jusqu’au troisième étage, où ma chambre m’attend avec de la bonne chaleur ! Je vois qu’un cadeau m’attend sur le lit. Il est emballé avec du ruban rose et enrobé d’un emballage rose. C’est un cadeau de la part de mon docteur.

Un petit carnet rose et une plume. Il m’offre aussi une lettre.

Shuriyuki, j’en ai parlé avec Monsieur Plante et nous pensons qu’il serait bon pour toi de te sortir tes idées noires de la tête, je lis en lettres cursives. Ce carnet sera ton confident et sera une partie de ta thérapie. J’espère que l’idée d’entretenir un journal intime ne te dérange pas. Joyeux Noël.

Akira penche la tête d’un côté et dit :

— Mmm hmm.

— Quoi donc ? je dis en me tournant vers lui.

— Je crois que c’est un excellent présent. Après tout ce que tu es passé à travers, ce journal est une bonne idée. Tu pourras t’en servir et prendre des notes si jamais tu veux en parler avec ton nouveau psy.

— Pas bête…

Je m’assois sur mon lit et enlève mon manteau et mes bottes. Il y a un peu de neige qui tombe à mes pieds parce que j’ai accidentellement marché au travers trop près d’une butte de neige qui se trouvait sur le trottoir. Il a tellement neigé durant ma session de thérapie avec le groupe que toutes les routes sont recouvertes de neige maintenant. J’imagine que mes parents devront repousser notre envol pour un autre jour s’il fait si mauvais demain matin.

— Tu n’es vraiment pas obligé de nous suivre, tu sais ? dis-je. J’ai été un fardeau pour toi durant plusieurs années… Tu ne me dois rien.

— Fardeau ou pas, on a plusieurs bons souvenirs ensemble et je n’ai pas l’intention de t’abandonner durant cette épreuve.

— Mais… pourquoi ? Je ne suis qu’une menteuse et ma vraie personnalité est tellement banale… Tu l’as vu toi-même, je ne suis plus aussi rose bonbon… Pourquoi veux-tu autant m’accompagner ?

— Parce que je redécouvre la partie de toi que tu as refoulée durant les derniers mois, celle qui est plus mature et plus calme. Tu as bon cœur. C’est ce qui me plaît chez toi. La partie égoïste et excentrique me cassait un peu les pieds, mais bon… Personne n’est parfait. Même Estelle n’est pas si parfaite que ça.

— C’est marrant que tu dis ça, parce que je suis l’une des premières à avoir compris qu’elle peut aussi se montrer arrogante. T’as vu comment elle m’a traité ?

— Tu recommences à pointer du doigt, Yuki…

— Pardon… T’as raison, je me suis trop acharnée sur elle et j’ai les mêmes défauts. Mais tu sais que j’ai raison, hein ? Elle se prend pour le nombril du monde avec son petit : je suis mieux élevée que toi.

Akira pouffe de rire parce qu’il sait que mon imitation d’Estelle est complètement exagérée. Cette idiote me manque. On est pareils sur plusieurs points, mais je ne pense pas qu’elle l’a remarquée. Elle ne désire plus être mon amie à cause de ma psychose et de tout ce que je lui ai fait et je la comprends parfaitement. Moi-même, je ne souhaiterais pas me rencontrer. J’ai fait beaucoup de transfert de ma négativité sur elle, parce que je me cherchais un responsable à tous mes problèmes. Pour cette raison, je l’ai traitée comme de la merde.

Puis Akira s’assit à côté de moi et m’embrasse sur la joue avant de me serrer contre lui. Il me réconforte, puisqu’il a ressenti ma tristesse.

— Je ne te mérite pas, je dis. T’es trop cool, Aki…

— Mais non, arrête de dire ce genre de trucs. Tu ne m’as rien fait à part mentir à quelques reprises. C’est normal. Moi aussi, je mens souvent pour me protéger. Mais à toi, je ne mens jamais.

— Mais pourquoi ? Je ne suis pas vraiment fiable, tu sais ? J’ai une grande langue. Je parle tout le temps…

— Peut-être que ça éclaircirait ton esprit si je… Um…

Il tourne alors son visage vers moi et me caresse le menton. Ensuite, il s’approche lentement de mon visage.

— Akira, recule, je dis en fronçant des sourcils.

— C’est bon, c’est bon… J’ai compris…

Il se lève d’un bond, puis s’apprête à sortir de la chambre.

— Attends… je soupire. Tu m’as fait peur…

Je me lève moi aussi pour aller l’enlacer par la taille. Il arrête de bouger et attend un moment avant de prendre mes mains.

— Je t’aime, dit-il. Je suis fou de toi, même avec les pires défauts que tu peux te donner… T’es ma meilleure amie et aussi la fille qui fait battre mon cœur. Je sais, c’est malsain tout ça, mais je ne veux plus jamais te quitter… Tu n’as pas idée à quel point j’ai eu peur quand je t’ai retrouvée suspendue dans les airs. Je m’en suis voulu…

Il tremble de rage et essaie de retenir les larmes qui sortent de ses yeux, mais rien à faire. Akira et impuissant face à ses sentiments.

— Et non, je n’essaie pas de profiter de toi dans un moment de faiblesse, dit-il. Je suis seulement… éperdument fou de toi…

Je secoue la tête alors qu’il se tourne vers moi.

C’est fou comment il est grand, maintenant que j’y pense. Il me regarde avec ses jolis yeux ; il est dévasté et tremble avant de m’enlacer à son tour. Je me serre contre son torse et j’entends les battements de son cœur…

— T’en a mis du temps… je soupire en le regardant dans les yeux. J’ai commencé à t’aimer dès les premiers jours où nous nous sommes rencontrés… Je sais… C’est cliché, mais tu m’as sauvée la vie… Et pas qu’une seule fois…

— Parce que tu vaux tout l’or du monde à mes yeux. Je me fiche du reste. Et si je rencontre le mec qui t’a fait tout ça, je lui pète les couilles, je t’en fais la promesse.

— Ça ne sera pas difficile, car j’en ai déjà éclaté une, je dis en pouffant de rire. Du moment qu’il ne se reproduit pas…

— Oh Yuki… Ma pauvre Yuki…

Il me caresse les cheveux et hume mon odeur avant de m’embrasser sur le front, puis sur le nez… Il hésite un moment à m’embrasser sur les lèvres, mais j’en ai profité pour tirer sa tête vers mon visage…

Finalement, tout ce temps d’attente en avait valu la chandelle.

¤*¤*¤

Estelle, 16 ans
Ado indépendante

— Ah, te voilà toi, je dis en poussant la porte d’entrée de notre chalet.

Après avoir mangé quelques morceaux, je me suis rendu compte que Papa Flint était reparti à notre maisonnette et je vois qu’il a croisé Braségali en chemin parce qu’il lui a offert une tasse de thé. Ça sent le poisson à plein nez dans le living-room. Papa est perché sur la table en vitre et sanglote. Je suis seule avec lui. Les autres sont restés au village de Lili’i afin de continuer les festivités.

— Papa… je poursuis en fronçant les sourcils.

Il se tourne afin que je ne puisse pas voir ses yeux. Il visionne ce qui semble être la parade du Père Noël sur une chaîne de notre satellite. Cette parade… Ça me ramène dix ans en arrière. Une vieille tradition que j’ai rapidement délaissée pour jouer avec mes poupées ou bien pour lire les nombreux livres qu’on m’offrait, chaque année.

J’enlève mon blouson puisqu’il fait frais ce soir et je le place sur le porte-manteau avant d’aller rejoindre mon père dans le salon. Il se tasse sur le divan et n’ose même pas me regarder, ni me parler.

— Allons, je ne voulais pas te faire de la peine… je dis. Je suis simplement furieuse que Randell ait…

Il lève sa main pour me faire taire et se tourne vers moi.

— Je m’en fous de Randell… me dit-il. C’est notre relation qui part en cacahuètes. Je ne te reconnais plus, ma fille… Tu n’arrêtes pas de te rebeller contre moi et tu ne veux plus rien faire avec moi… Suis-je un si mauvais père que ça ? Est-ce… Est-ce que j’ai été trop sévère avec toi ?

— Mais non… Papa ! Je ne suis plus une petite fille… Tu n’arrêtes pas de me traiter comme si j’avais encore dix ans… Tu en fais trop !

— C’est ce que je me suis dit avec Gabou.

— Je suis presque adulte désormais…

— Je sais… mais plus le temps passe et plus j’ai peur de te perdre à jamais… Bientôt, tu ne reviendras plus chez nous…

— Allons… Papa… Je ne vais jamais t’abandonner. Qu’est-ce que tu racontes !? Je vais toujours revenir vers toi, peu importe le temps que ça prendra. Tu es mon père après tout…

— Mais tu préfères passer plus de temps avec tes amis…

— Bah parce que justement, ce sont mes amis !

— Et moi… ? marmonne-t-il avant de renifler. Tu m’as oublié ? Nous étions les meilleurs amis du monde il y a une époque… J’étais ton héros et t’étais mon acolyte… On bottait les fesses à des voyous imaginaires et on s’amusait comme des petits fous…

— Mais je n’avais que huit ans…

Il se tape le front et grogne derrière ses larmes. Encore une fois, il me voit comme sa petite fille. Il se sent tellement abandonné et délaissé qu’il replonge dans ses souvenirs. Il me fait une crise de jalousie… ce qui ne m’étonne pas vraiment de lui. Il est vrai que nous nous parlons beaucoup au téléphone et j’en passe, mais pitié, il faut qu’il arrête de me traiter comme une gamine !

Comme d’habitude, c’est lui qui se comporte comme un gros bébé et c’est moi qui dois faire la maman. Il m’a toujours parlé comme si j’étais sa petite sœur et non sa fille. Il est trop compliqué par moments, même si je sais qu’il m’aime inconditionnellement. Il n’était pas près de m’élever quand Gabriel lui a été enlevé et il n’est toujours pas près…

Maintenant, tout ce que j’espère, c’est qu’il me laisse enfin être moi-même… J’ai assez souffert comme ça. Je ne veux plus être qu’une simple héritière qui hoche la tête et qui se tait lorsqu’elle a une opinion. J’en ai marre de toujours passer pour la petite fille modèle. Je veux que ma liberté continue quelque temps. Revenir vers lui et notre manoir me rappelle ce mode de vie qui m’ennuyait à en mourir. Et notre fortune maudite…

— Papa ? je lui dis enfin. Écoute, j’ai pris la décision de continuer mon voyage autour du globe après la Ligue. Je ne compte plus te succéder dans ta compagnie.

— Ah bon… T’en es sûre ?

— Je compte retourner aux études, mais je pense m’enligner pour le stylisme… ou bien le journalisme. Peut-être même le droit.

— Est-ce vraiment ce que tu veux ? continue-t-il, essuyant ses larmes. Parce que je peux t’aider financièrement.

— Je crois que c’est ce que je veux… et non… J’aimerais gagner cet argent par mes propres moyens et me prouver que je suis capable de survivre sans ton aide financière. Je ne peux pas éternellement te demander de tout m’offrir comme ça…

— Je comprends ton point de vue, dit-il en soupirant. J’ai fait la même chose à mes parents. Je ne voulais rien savoir de la fortune et le manoir de mon arrière-grand-père puisque je comptais construire mon propre empire à partir de rien. Mais j’ai changé d’avis quand tu es venue au monde. Je voulais en faire quelque chose de bien… rien que pour toi. Rien que pour nous et notre famille…

— Finalement… On n’est pas si différents toi et moi…

— Mouais… T’es décidément la fille de ton père.

— Une vraie tête de mule ?

Il hoche la tête, et je l’enlace. Même s’il a beaucoup de peine, je me sens bien à ses côtés. Je l’aimerai toujours, quoi qu’il arrive…

Seulement, j’espère qu’il a enfin compris pourquoi je tiens à mon indépendance… Je fonce tête première à l’âge adulte. J’ai peur et ça m’excite en même temps.

Je perds le nord facilement, mais il reste tout de même ma bonne étoile quand j’ai besoin de me confier à quelqu’un.

Il se fait tard, je crois que je ne vais pas tarder à aller me coucher. Mais au lieu de cela, j’ai envie de continuer à visionner cette parade avec mon père. Je ne sais pas pourquoi, mais rien que pour ce soir, ça ne me dérange pas de redevenir sa petite fille. Ça m’a un peu manqué, tout ça. Il est juste qu’avec son horaire chargé et ma croissance, on a perdu cette tradition père-fille.

Peut-être serait-il temps de nous rattraper, rien que pour cette soirée…

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