52. Quand tout éclate

23 minutes de lecture

Estelle, 16 ans
« Gabriel est… »

Jake est arrivé ce matin au Centre Pokémon de Céladopole. C’est dans le plus grand des hasards que nous le croisons pour le petit déjeuner. Il est chaudement habillé et brosse les poils de son Évoli lorsqu’il nous voit arriver depuis la salle d’entrée. Quand il croise nos regards, il se lève d’un bond avec son Pokémon dans les bras.

— Salut ! dit-il en souriant. Bon matin !

— Jake ?! lance Kylie, choquée. Comment est-ce possible ?

— Je suis parti ce matin vers cinq heures. Le père d’un pote m’a conduit ici en voiture alors qu’il allait bosser à Carmin sur Mer.

— T’es debout depuis tout ce temps ? je demande. Tu devrais peut-être aller te coucher. Nous mangeons, puis nous nous rendons à l’arène.

— Je n’ai pas sommeil, dit-il. Je comptais vous appeler d’ici au déjeuner pour vous faire une surprise. Comment ça se passe de votre côté ?

Nous échangeons des informations en ce qui concerne nos dernières mésaventures. J’omets le fait que j’ai embrassé Kylie dans la piscine hier soir, puis le fait qu’elle était toute nue. Les jumeaux ne mentionnent même pas la piscine alors qu’ils parlaient de leur visite à Johto. Bien que je sois heureuse qu’il soit de retour, la présence de Jake va probablement me perturber à cause de Kylie et de mes sentiments… Je n’ai pas encore eu la chance de leur parler de ma conversation avec Gabriel…

Heureusement pour moi, Braségali n’est pas avec nous. Il serait capable de ressentir ma détresse et interpréterait cela comme une menace. Je me contente de caresser la tête de ma Pikachu qui se trouve dans mes bras.

— Ça vous dit que j’aille vous préparer des crêpes ? demande alors Scottie qui essaie d’alléger l’atmosphère. J’ai déjà la plupart des ingrédients, il ne me reste plus qu’à acheter un peu de farine à la cafétéria.

— Ouais, dit Kylie. J’ai une faim de loup…

— T’as toujours faim.

— Je viens avec toi, dis-je. Ça ira plus vite à deux.

Nous laissons Kylie et Jake rattraper le temps perdu à l’entrée du Centre, puis marchons en direction de la cuisine. À vrai dire, je n’ai pas envie de confronter Jake, ni de lui parler de ce qui s’est passé durant la veille. Scottie a compris pourquoi j’ai offert d’aller l’aider et attend que nous soyons seuls avant de m’adresser la parole.

— Est-ce trop dur à gérer ? me demande-t-il, inquiet. Veux-tu que j’aille dire à Jake de s’en aller ou est-ce que c’est correct avec toi qu’il soit là ?

Je secoue la tête. Ce n’est pas tous les jours que les deux personnes qui font battre mon cœur à une vitesse folle se trouvent dans la même pièce, derrière moi. J’aurais pu gérer Kylie ou lui individuellement, mais pas les deux en même temps.

— Non… Ça ne sera pas nécessaire, dis-je. Concentrons-nous sur la recette.

Il hausse les épaules, puis prépare les ingrédients qu’il place sur la grande table derrière le fourneau. En lisant la liste dans son livre de recette qu’il m’a passé, je m’éloigne vers le réfrigérateur pour ramasser des œufs. Je laisse le nombre de pièces demandées dans une petite banque verrouillée près du réfrigérateur pour permettre aux employés d’acheter d’autres trucs ; puis je marque le nombre d’œufs utilisés et l’heure qu’on les a pris dans la boite en carton.

Ce système fonctionne très bien. C’est sûr que parfois, on se sent comme si on paie plus que dans une épicerie normale, mais on se fait assez d’argent avec les combats d’arènes et les duels pour avoir des problèmes. Oui, on pourrait tout simplement acheter des repas à la cafétéria… mais c’est amusant pour Scottie et moi de préparer la plupart de nos repas. Cela nous permet de parler de nos plans en ce qui concerne les compétitions, les combats importants et notre itinéraire.

Une quinzaine de minutes plus tard, nous retournons à la salle à manger du Centre avec quatre assiettes, trois vides et une remplie de crêpes. Pikachu transporte un verre contenant des ustensiles, alors que je la tiens contre moi.

Jake et Kylie posent leurs regards sur moi en même temps, comme s’ils se demandaient ce que j’ai derrière la tête.

Non. Non. Non. Ne me faites pas ça. Pas maintenant.

— Je vais chercher de quoi à boire, dis-je. Et des verres.

— Pas besoin, dit Scottie. La distributrice est juste à côté.

Il me pointe alors une machine à boissons près de notre table. Je pose mon regard sur celle-ci en maudissant son existence et m’installe en face de Kylie, avec Jake qui se demande pourquoi je suis si tendue.

— Je pourrai aller préparer du thé ? propose-t-il. Thé à la menthe, ça vous va ?

Lui et son maudit thé !

Kylie et Scottie hochent la tête alors que j’ai l’esprit ailleurs. J’observe la machine pour les diverses options de breuvages. Toute diversion est bonne pour éviter de parler de mes sentiments actuels avec ces deux-là, en face de moi.

— Estelle ? demande Jake. Est-ce que…

— Ouais, ouais, je réponds rapidement. Oh ! Un jus d’orange.

Je m’éloigne rapidement pour aller mettre un pokédollars et vingt-cinq sous, puis presse sur l’option en question en sifflant un air de musique qui me passe par la tête. Quelques secondes plus tard, je vérifie mon smartphone. Il n’y a aucun message, mais je n’ai pas envie de revenir à table, alors, je me tourne pour poser Pikachu sur ma chaise. Je ramasse mon breuvage dans la machine et m’excuse un moment avant d’aller dans les couloirs pour composer le premier numéro qui me vient à l’esprit.

— Papa ? dis-je.

Estelle ? Mais où êtes-vous ?!

— Au Centre Pokémon. Nous allons à l’arène après le petit-déjeuner.

Flûte, j’étais en train de vous préparer des œufs…

— Gabriel va s’occuper de ça.

Gabriel ou pas, vous auriez quand même pu m’en parler avant de partir, soupire-t-il. Est-ce que c’est trop vous demander, puisque je suis votre hôte ?

— Non, tu as raison. J’aurais dû te dire où nous allions, mais tu étais tellement de mauvaise humeur plus tôt que nous avons décidé de te laisser te calmer…

Il prend quelques secondes avant de répondre.

Déjà revenue, déjà partie… dit-il. Il y a un temps, on se disait tout et on était inséparables toi et moi… Plus ça va et plus j’ai l’impression de te perdre. Tu as bien grandi, ma fille… Mais je dois reconnaître que je dois apprendre à gérer ma colère. Je n’étais pas furieux au point de faire une scène… J’ai mal agi.

Ces mots provoquent en moi un pincement au cœur. Papa a toujours eu de la difficulté à me laisser voler de mes propres ailes, même avant le voyage initiatique. Au fil des années, j’ai appris à me débrouiller toute seule et chaque jour, je ressentais cette peur en lui… celle que je parte de chez moi et que je l’abandonne.

— Tu sais bien que tu seras toujours mon Papa d’amour, dis-je.

Mais… ce n’est pas comme avant, n’est-ce pas ? Qui vas-tu voir lorsque tu es triste ? Qui vais-je voir lorsque j’ai besoin d’être rassuré ?

— Tu as Gabriel, j’ai les jumeaux, je lui réponds avant de me mordiller les lèvres.

Oui, je sais. Nous avons de nouveaux compagnons… Mais toi, tu me manques.

— Toi aussi, tu me manques, Papa…

C’est aussi pourquoi je l’ai appelé, parce qu’il est la première personne qui me vient à l’esprit quand j’ai peur ou que j’ai besoin de réconfort.

Pourquoi m’appelles-tu, au fait ? me demande-t-il.

J’entre dans la salle de bain pour femmes afin d’avoir un peu plus d’intimité avec lui.

— Car j’ai besoin de ton avis.

Tout excité, je l’entends s’asseoir sur une chaise. Il est probablement notre cuisine, à en juger les bruits qu’il a faits sur notre plancher en bois.

Raconte, je suis tout ouïe ! déclare-t-il d’un côté flamboyant.

— Est-ce que ça t’est déjà arrivé d’être coincé dans un triangle amoureux ? Parce que c’est le cas pour moi.

Ah bon !? Vends-moi la mèche tout de suite pendant que je me coule une tasse de thé ! Oh… ça me fait penser que j’ai du gâteau dans le frigo…

— Papa…

Oui ma fille ?! Je suis tout ouïe.

Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai cette image de mon père qui discute au téléphone, qui cligne les yeux avec de longs faux cils, en train de se limer les ongles. Quelle prima-donna, cet homme… Enfin, ça s’applique quand même à lui, puisqu’il est… très féminin, par moments. Enfin, je me comprends.

— C’est que… enfin… je… commenté-je, nerveusement.

Gabriel ? T’as mangé le dernier morceau de gâteau !? dit mon père en éloignant son téléphone de la bouche. Je l’avais mis de côté… Mince !

Désolé ! Je t’en prépare un autre cet après-midi ! lance ce dernier.

Grrr… Je déteste quand il fait ça, rouspète Papa. Mais il est trop mignon…

— Ça va faire l’amoureux transi… je grogne. C’est de moi dont on parle.

Oh, c'est vrai… Pardon.

Je pousse un soupir avant de poursuivre notre conversation.

— Papa, je crois que je suis bisexuelle, je finis par lui dire. Et je crois que j’ai des sentiments pour Kylie et pour Jake en même temps et c’est en train de me rendre folle… Que crois-tu que je devrais faire ?

Pas de réponse. Cinq secondes. Dix secondes.

Au bout de quinze secondes. Il déclare :

Et bah… ça alors… dit-il. Toi, bi ? Elle est bien bonne celle-là…

Il est nerveux et ne sait pas trop comment aborder le sujet.

— Papa… Je ne plaisante pas… Je me sens attirée vers Kylie autant que Jake.

Et… euh… Depuis combien de temps ?

— Jake, depuis des mois. Kylie… C’est récent.

Mince… Je ne m’attendais pas à avoir cette conversation avec toi… Pour être honnête, j’ai toujours cru que tu étais hétéro…

— Je suis autant surprise que toi… C’est récent pour moi, aussi.

Silence.

Il se racle la gorge puis se tourne vers Gabriel qui lui pose une question et couvre le récepteur de son téléphone pendant un moment, avant de revenir vers moi.

Gab et moi, on pense que tu devrais te laisser guider par l’instinct, dit-il. Si tu crois que tu as des sentiments pour les deux, essaie de leur en parler lorsqu’ils seront tous les deux ensemble et demande-leur d’être patients avec toi. S’ils sont de vrais amis, ils comprendront que c’est difficile pour toi de faire ce choix et que tu as besoin de comprendre ce qui ne va pas avec toi. Seul le temps te dira si tu veux être la petite copine de Jake, ou bien celle de Kylie.

Ces mots ont eu l’effet d’une masse dans ma poitrine, mais j’en avais grandement besoin. Il a raison. Je dois leur parler. Je dois me donner du temps pour mieux comprendre mes sentiments et aussi leur demander de me laisser ma chance d’être moi-même. Un jour… peut-être que je serai capable d’affirmer cet amour que je ressens pour l’un d’entre eux, ouvertement, sans honte et sans reproche. Mais Jake… je sais déjà que ça ne fonctionnera jamais. Nous sommes bien trop différents. Et je n’ai pas oublié pourquoi nous avons rompu, la première fois…

— Merci Papa. J’en avais besoin.

Pas de quoi, mon trésor ! Oh, c'est bien beau tout ça, mais la théière est en train de siffler… Je te reparle tard d'accord ?

— D’accord. À plus !

Nous raccrochons. Je me sens mieux, maintenant que je lui ai adressé la parole. Mon jus d’orange n’a même pas été ouvert et il est tout à côté de moi. Je saisis la canette et sors des toilettes pour dames. Je n’ai pas réalisé que j’ai passé au moins une bonne dizaine de minutes à discuter avec mon père. Lorsque je reviens à notre table, il n’y a que Pikachu et Scottie d’assis. Je ne vois ni Kylie, ni Jake à l’horizon. Ils ont à peine touché à leurs plats.

— Que s’est-il passé ? je demande, une fois près de la table.

— Ils se sont disputés après que t’es partie. Puis Jake s’est enfui lorsqu’elle a voulu lui coller une baffe. Elle s’est mise à le poursuivre et ils sont maintenant à l’extérieur, Arceus ne sait où. J’ai préféré rester ici en attendant que tu reviennes. Je ne crois pas qu’il soit sage de s’en mêler. Elle était furieuse.

— Mais pourquoi ?! Tout allait bien quand je me suis éloignée…

— Pas vraiment… Leur relation a commencé à être étrange depuis la dernière fois qu’il était avec nous. Kylie n’arrête pas de parler de lui en mal quand tu n’es pas près de nous. Elle déteste ce qu’il t’a fait.

— Mais ce n’est pas une raison d’être si agressive…

— Je sais, mais c’est ma sœur et je n’y peux rien si elle se comporte comme une sauvage. Je ne m’inquiète pas pour Jake, je sais qu’il peut se défendre.

— Tu ne crois pas qu’on devrait intervenir ?

— Nan… C’est une affaire qu’ils doivent régler entre eux. Se mêler à leur dispute ne ferait qu’aggraver les choses.

Je fronce des sourcils en tapant du pied.

— Ne réalises-tu pas que c’est à cause de moi qu’ils se chamaillent !?

— Oui, mais ne t'en mêle pas, comme j’ai dit. Ça va seulement mettre de l’huile sur le feu. Laisse-les discuter en privé et nous leur parlerons plus tard lorsque les choses se seront calmées.

— Puisque c’est comme ça, ni l’un ni l’autre ne m’aura, je grogne pour ensuite m’asseoir brusquement dans la chaise en face de Scottie.

— Attends, ne va pas si vite là-dessus, dit-il. Tu pourrais le regretter.

— J’aime mieux qu’ils soient tous les deux mes amis que de causer des querelles de jalousies entre eux.

Il hoche la tête, puis me sert deux crêpes et du sirop.

Le reste de la matinée se déroule en silence.

Scottie et moi, nous nous rendons ensuite au centre commercial afin de nous changer les idées. Nous ne voyons aucune trace de Jake, ni de Kylie à l’horizon. Nous croisons Jenny et Katia dans une boutique de sports, où Jenny s’est achetée de nouveaux poids et altère de petites tailles dont elle compte se servir pour l’entraînement de Ptiravi. La plupart d’entre eux sont aussi pour Jenny. Elle nous dit qu’elle n’a pas vu nos amis dans les boutiques, donc nous ne savons plus vraiment où chercher.

Finalement, nous retournons chez moi vers midi pour nous rendre compte qu’ils n’étaient pas revenus après la grosse dispute, puis nous décidons de rester ici pour le reste de la journée. Braségali revient dans ma chambre en début d’après-midi et s’installe confortablement devant mon lit, repu et dégourdi.

Ni Kylie, ni Jake ne répondent à leurs appels, donc j’en déduis qu’ils ne veulent pas me parler, ni à moi, ni à Scottie. C’est énervant, mais je me dis qu’ils finiront tôt ou tard par nous donner signe de vie.

Vers minuit, ils ne sont pas revenus et je suis assise dans notre salle de bibliothèque après avoir envoyé plusieurs textos à Kylie et d’autres à Jake.

— Tu devrais aller te coucher, me suggère mon père blond. Ils te répondront sûrement demain… Scottie a fini par aller se coucher.

Papa est en pyjama et a discuté avec Scottie et moi durant une bonne partie de la journée. Il a essayé de nous consoler, même si nous nous sentions impuissants à cause de cette querelle. J’ai cherché pour mes amis dans toute la ville pendant quelques heures avant d’abandonner et de retourner chez moi.

Ils ne souhaitent pas être retrouvés.

— Crois-tu que les choses vont s’améliorer entre eux ? je demande.

Il hausse les épaules. Il n’a jamais eu de problème de ce genre avant aujourd’hui. Ce n’est pas tous les jours que deux individus se battent pour mon attention et mon affection. Je suis à la fois triste et colérique de voir ces deux-là se déchirer et ruiner leur amitié, juste parce que Kylie n’approuve pas que Jake m’ait brisé le cœur. J’ai été claire envers Scottie, plus tôt. S’ils continuent à agir ainsi pendant que j’aurai le dos tourné, je ne sortirai avec ni l’un, ni l’autre.

Je refuse d’être la raison de leur rupture platonique.

Mon père est sur le point de partir de la pièce pour rejoindre Gabriel qui dort dans leur chambre. Je me lève aussitôt, car j’ai une question brûlante sur le bout des lèvres qui me dérange depuis cet après-midi.

— Dis Papa… Pendant que nous étions au centre commercial, Scottie m’a demandé pourquoi grand-papa et grand-maman n’ont pas voulu du manoir. J’avoue que je n’avais pas de réponse à lui donner… parce que je n’ai jamais connu mon arrière-grand-père… Mais… Crois-tu qu’il serait le temps de me dire qui était cet-

— Pas maintenant Estelle, dit Papa avant de lever son index droit en l’air. Ce n’est pas le bon moment… Il se fait tard et tu devrais aller te coucher.

— Pourquoi faut-il toujours que tu remettes ce genre de discussion à plus tard ?

— Ce sont des choses dont tu n’as pas à te préoccuper.

Il se tourne vers moi. À la lumière de la lampe près de laquelle j’étais assise avant le début de cette conversation, je peux lire une expression sinistre dans son visage.

— Bah, en fait, si, je réponds. Si je compte hériter un jour de ce manoir et de ton entreprise ; il faut bien que je connaisse les secrets de notre famille et de mon futur lieu de travail. Tu m’as bien caché l’existence de mon autre père. Je ne sais pas quels autres secrets, tu me caches encore… et j’avoue que vivre dans l’ignorance ne peut pas être que bon. Je souhaite comprendre pourquoi tu as hérité du manoir et pourquoi personne d’autre dans notre famille a voulu le prendre dans la succession.

Il reste immobile pendant un certain temps. Il semble réfléchir à ce qu’il pourrait me dire. Tout ce que je sais de mon arrière-grand-père paternel adoptif, c’est qu’il s’appelait Virgile Knox et qu’il était le Président de Kanto durant un temps avant de se retirer de la vie politique. J’ai fait quelques recherches sur lui, il y a des mois, alors que je cherchais à comprendre mon arbre généalogique. Grand-Papa et Grand-Maman refusent de me parler de lui et ont toujours cette expression sinistre que mon père, lorsqu’on parle de lui. Qu’a-t-il fait de si horrible ?

Papa finit par prendre une grande inspiration, me contourne et va s’asseoir dans son fauteuil. Il m’invite à m’approcher et je m’installe sur le manche du fauteuil, à sa gauche. Il expire. Je l’observe en silence alors que j’attends une réponse de sa part.

— Estelle… ce que je m’apprête à te dire va sûrement t’ébranler tout autant que la révélation que Gabriel t’a faite, hier. Tu dois me promettre de ne pas ébruiter cette histoire, car j’ai déjà fait la promesse à tes grands-parents de te protéger de cet abominable secret qui hante notre famille.

— Est-ce en rapport au suicide du grand-oncle Troyd ?

Oui. J’avais un grand-oncle. Le frère jumeau de Grand-Papa Artael et aussi le frère de mon autre grand-oncle Nash. Il n’était pas très apprécié par les gens de ma famille, car il était quelqu’un d’alcoolique et misogyne. Il a travaillé pendant un certain temps comme garde du corps pour mon arrière-grand-père. Il était souvent protégé par ce dernier, qui le sortait de taule quand il avait des problèmes avec la loi. Puis, quelque temps après la mort de Virgile, on a retrouvé mon grand-oncle pendu dans son appartement à Safrania.

— Tu te souviens de son nom ? me demande Papa, surpris.

— Bah oui… j’ai notre arbre généalogique quelque part dans ma chambre. C’était l’un de mes projets d’études avec mes tuteurs.

— J’espère qu’ils ne t’ont rien dit de plus…

— Rien, sauf si ce n’est qu’il était quelqu’un de méprisant.

— Je… je vois.

— Papa se penche un peu vers moi et se croise les mains sous son nez.

Il réfléchit un moment. Comme s’il cherchait encore les bons mots. Comme s’il essayait de gagner du temps. Mais il sait que je n’en peux plus d’attendre des réponses à toutes mes questions. Il essaie de me protéger, mais de quoi ?

— Ton arrière-grand-père… commence-t-il. Ton… arrière-grand-père… a abusé sexuellement de Troyd pendant qu’il était mineur. À plusieurs reprises.

J’écarquille les yeux, la bouche ouverte, si grande que je dois la refermer aussitôt.

— Mon oncle ne nous a jamais dit pourquoi il agissait comme une merde, sauf à la toute fin de sa vie. Dans une lettre que nous avons retrouvée à son appartement, tout près de la chaise suspendue dont il s’est servie pour se pendre. Il a accusé Virgile d’être un pédophile et qu’il a soudoyé ce dernier à lui donner un bon poste au gouvernement, en tant que garde du corps. Ce n’était qu’un prétexte pour Troyd de faire chanter son père adoptif. Alors, ton grand-oncle se permettait d’être une grosse merde envers toutes les femmes qu’il croisait. Il pouvait se montrer brutal envers les civils. Les flics lui mangeaient parfois dans la main, parce qu’ils devaient littéralement accepter des pot-de-vins pour qu’ils cessent de l’importuner dans ses petites virées en ville. Des virées dans lesquelles il s’amusait à engager des prostituées pour se payer du bon temps. Ou bien quand il allait saccager les biens des autres… Troyd était un monstre. Ce que Virgile lui a fait n’était une raison valable pour que ton grand-oncle se comporte de cette façon… Et pourtant…

— Je vois… ton père ne voulait pas vivre sous le toit dans lequel son propre frère a été… la victime de son père adoptif. Ça explique aussi pourquoi Grand-Maman n’a pas voulu du manoir. Mais qu’en est-il de tes frères et ta sœur ?

— Nous n’avons pas grandi dans ce manoir, contrairement à mon père et ses frères. Quant à tes oncles et ta tante, ils ont préféré me laisser une grosse partie de l’héritage, et le manoir, puisque je devais t’élever en plus de m’occuper de mon entreprise qui se trouve dans cette ville. Ils ont tous déménagé par la suite.

— Je… je comprends. Donc, tu as décidé de garder le manoir pour moi.

— On peut dire ça comme ça. Au moins, ici, tu as été bien entourée toute ta vie.

Je me frotte le menton pendant quelques secondes et observe le faux feu dans la petite cheminée électrique qui se trouve près du fauteuil. Nous ne l’allumons que lorsque nous voulons créer une belle ambiance pour la lecture. Les jumeaux l’avaient remarquée, hier, mais ne l’ont pas activée.

— Et l’histoire de Virgile et de Troyd n’a jamais fait les manchettes, j’imagine ? je demande à mon père. Tout pour éviter un scandale ?

— Oui. Tu as deviné juste. Puisque les deux personnes concernées sont mortes, nous ne pouvions plus rien faire pour Troyd, ni poursuivre Virgile en justice. Alors, c’est dans la honte que ton grand-père m’a légué ce manoir. Pour qu’au moins il nous serve à quelque chose. Au départ, je détestais cet endroit… mais j’y ai aussi passé beaucoup de bon temps avec les domestiques et toi.

— Moi aussi, j’aime le manoir… mais cette histoire est trop triste…

— Maintenant, tu comprends mieux pourquoi la plupart des membres de notre famille n’aiment pas trop s’éterniser entre ces murs. Surtout tes grands-parents et ton grand-oncle Nash. Je sais que tu veux en parler à Scottie… mais j’aimerais mieux qu’on n’ébruite pas cette histoire. Cela pourrait affecter la carrière de ton grand-père, si jamais ses collègues apprenaient que son père adoptif était un pédophile. On l’a déjà accusé de devoir sa carrière au népotisme. Ce qui est faux. Papa a mérité son poste, comme Maman. Ils ont étudié plusieurs années pour se rendre où ils sont.

Je hoche la tête. Je repense au grand-oncle Nash, qui est un travailleur social qui se spécialise dans les affaires de famille. On ne le voit pas trop souvent, mais Papa l’apprécie beaucoup. Nash a six ans de plus que Papa et pourrait pratiquement être considéré comme un grand-frère. Il est né beaucoup tard que Grand-Papa et son jumeau. C’est alors que je sursaute et demande à mon père :

— Oh… est-ce que Virgile… avait aussi fait des trucs sur ton père et son autre frère ?

Papa secoue la tête.

— Non, Estelle. Sa seule victime a été mon oncle Troyd. Du moins, d’après la lettre qu’on a trouvée près de son cadavre. À une certaine époque, Virgile convoitait à faire de mes frères, ma sœur et moi, ses prochaines victimes. Mais Troyd s’est organisé pour que ton arrière-grand-père ne nuise plus. En le tuant. Et c’est pour cette raison qu’il s’est tué. Il ne voulait pas finir sa vie en prison. Alors… tu comprends maintenant pourquoi ce secret de famille ne devait jamais être révélé au public.

— En effet, ç’aurait été un horrible scandale. Voilà qui explique pourquoi on dit qu’il est mort d’asphyxie, Virgile.

Papa hoche la tête avant de reprendre :

— L’enquêteur n’a jamais retrouvé l’arme du crime. Troyd l’a sûrement brûlé. Le meurtre a eu lieu dans ce manoir. Encore une autre raison pour laquelle la famille s’en éloigne. Voilà… tu connais toute la vérité au sujet de ton héritage.

— Voilà qui éclate l’image de la famille parfaite que j’avais de nous…

— Oui. J’ai aussi ressenti le même sentiment que toi, quand mon père m’a raconté cet affreux secret de famille. Puis, je t’ai eue et tu as changé la perception que j’avais de la vie. C’est une bonne chose que ton arrière-grand-père soit mort avant que tu viennes au monde. Je ne sais pas ce que j’aurais fait s’il avait osé toucher à ne serait-ce qu’un cheveu sur ta tête…

Au moment de dire cette dernière phrase, la main gauche de Papa empoigne le papier journal qui se trouve sur sa table à chevet et le froisse avant de le jeter dans la corbeille, à ses pieds. Il pousse un long soupir, comme s’il venait d’exorciser le mal. Comme s’il pouvait enfin tourner la page sur cette horrible histoire.

— Merci de m’avoir dit la vérité, Papa.

Je me penche vers lui pour lui faire une bise sur la joue. Il sourit.

— Je m’en veux quand même que tu aies dû apprendre tout ça, vingt-quatre heures après eu l’autre discussion avec Gabriel, me déclare Papa. Je me suis toujours dit que tu es mature pour ton âge et que tu comprends bien des choses… Mais en tant que père, j’ai voulu te préserver une bonne partie de ton enfance et de ton adolescence… Te préserver de tout ce qui est mauvais et cruel dans ce monde. Je ne voulais pas que tu souffrisses autant… Mais je réalise que toi aussi, tu as vécu ton lot de drames, ces derniers mois. Avec la mort de ton Arbok et cette histoire avec Diana…

— Tu n’as pas à t’en vouloir, Papa. Tôt ou tard, je devrais quitter le foyer pour de bon pour voler de mes propres ailes… même si je ne pense pas que ce sera en tant que future PDG de ta compagnie. Je dois déjà m’endurcir à ce qu’il y a en dehors de ces murs. Ce n’est pas toujours rose, mais ce n’est pas toujours déprimant non plus. Il y a des hauts comme des bas. Comme partout ailleurs.

— Ah… je me disais bien que tu ne suivrais pas ma voie. J’ai cru comprendre que tu souhaites t’enligner dans la mode, pas vrai ?

— Oui… et non. Je n’ai pas encore pris ma décision. Peut-être que je continuerai mon voyage avec Braségali et Kylie. Scottie veut s’installer à Bourg Geon pour ouvrir son arrête. Jake… bah, c’est Jake. Il va où il le désire.

— Je comprends. Moi aussi, quand j’ai commencé mon voyage, je ne pouvais plus m’arrêter. J’ai fait plusieurs belles rencontres comme je me suis fait plusieurs rivaux et ennemis. Mais tout ça, c’est ce qui m’a permis de devenir qui je suis aujourd’hui. Si ta propre quête initiatique te fait du bien, continue à chercher ce qui te rend heureuse. Il n’y a que toi qui sauras trouver un sens à ta vie, quand tu seras plus grande.

— Merci Papa… je t’aime.

— Moi aussi, ma puce.

Je salue ce dernier et me dit qu’il est temps pour moi d’aller dans ma chambre. Je suis épuisée par cette journée et je n’ai pas vraiment envie de veiller aussi tard qu’hier, même si j’ai déjà beaucoup parlé de nos affaires de famille avec Papa.

Tous les plans que j’ai faits avec les jumeaux se sont volatilisés, maintenant que j’y pense. C’est dommage, parce que Kylie devait vraiment collecter ses badges…

Le lendemain, lorsque j’ouvre les yeux, je remarque qu’on m’a laissé deux textos durant la nuit. Le premier vient de Jake. Celui-ci me dit m’oublier pour quelque temps et de lui demander pardon. Le second vient de Kylie qui me dit qu’elle a besoin de temps pour réfléchir et qu’elle va voyager seule pour quelques jours. Ni l’un, ni l’autre ne m’a expliqué pourquoi.

Je sens alors un énorme vide au centre de mon cœur, comme si un troupeau de Tauros vient de me piétiner et a jeté mes restes dans un lac remplis de Carvahna. Comment peuvent-ils être si égoïstes ?

On cogne à ma porte. Je me demande bien qui ça peut être.

— Oui ?!, je lance en direction de l’entrée de ma chambre. Je suis réveillée !

— C’est moi ! me répond Scottie en colère, alors qu’il ouvre ma porte. Non mais c’est quoi ce bordel !? Jake et ma sœur m’ont envoyé des textos qui ruinent tous nos plans. T’ont-ils envoyé un truc, toi aussi ?

J’opine du chef, même si j’ai l’air bizarre dans mon lit. Je suis toujours en pyjama, toute décoiffée et je suis recouverte de ma grande couverture chaude. Braségali, qui médite près de mon bureau à ordinateur, se tourne la tête vers Scottie et affiche une expression perplexe. Il doit se demander où se trouvent Jake et Kylie, lui aussi.

— Rendons-nous à Safrania… je finis par proposer à Scottie.

— Pourquoi ? dit le jumeau, tandis qu’il s’approche de mon lit. Kylie s’est barrée.

— Ça nous changera les idées, dis-je. Puis j’ai envie de gagner un badge. Ils vont bien finir par nous retrouver, hein ?

Il hausse les épaules et retourne son regard vers son smartphone, toujours allumé dans sa main droite. Au moins, je vois qu’il a bien dormi, parce qu’il n’a aucun cerne à ses yeux. Ce n’est pas comme moi, avant-hier, avec ma veillée.

— Ils n’ont vraiment pas le droit de te faire ça, en tout cas, dit Scottie. Surtout pas après tout ce que t’as fait pour eux.

— Ça ne fait rien, je lui mens. Je survivrai.

— Tu dis ça et t’as jamais été aussi triste depuis que je te connais…

Il est vrai que j’exprime ma douleur en ce moment et que je retiens mes larmes, mais je suis résolue à continuer la route, malgré l’ambiance pourrie laissée par mes amis. Je suis peut-être amoureuse de deux personnes colorées, mais je suis une Dresseuse avant tout. Je tiens à Jake et Kylie… Je n’ai pas envie qu’ils se battent pour moi. C’est pourquoi je n’ai pas le choix, mais d’attendre pour le bon moment afin que je puisse leur faire part de ma décision.

Je me choisis par-dessus tout.

J’espère qu’ils comprendront ma décision…

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