Lettre n°1

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« Si tu tombes sur ces écrits, petite-sœur, c’est qu’il m’est arrivé quelque chose. C’est que nos chemins se sont séparés, bien malgré moi. Je ne sais pas si tu me pleures, au moment où tu lis ces mots. Je ne sais même pas combien de temps tu auras mis à le trouver après ma disparition. Imaginer ce nombre d’années me donne le tournis. Je crois que je ne veux pas savoir tout ça. J’ai peur d’être déçue, ou choquée en me disant que ma présence à tes côtés ne t’a pas laissé de souvenirs, que des années se sont écoulées, que tu as grandis et moi pas. Ça me fait bizarre de t’imaginer en adulte. Tu es tellement immature (ne boudes pas voyons !) que j’ai dû mal à me dire que dans quelques semaines, tu fêteras tes 17 ans. Et moi, je préfère ne pas me rappeler mon âge alors que je n’en suis qu’à la vingtaine. C’est pitoyable, non ? Je pourrai presque te sortir un discours de vieille femme tellement je suis dans cet d’esprit actuellement. Je pourrai te dire que le temps passe vite, que malheureusement on ne s’en rend compte que quand le rythme s’accélère et que l’on voit la mort poindre le bout de son nez. Je reste jeune tu sais, mais pourtant, je vois déjà la Faucheuse. Elle me regarde, me fait signe et avance d’un pas à chaque jour qui passe. Le pire dans tout ça, c’est que je l’attends sans chercher à la fuir. Je suis résignée et j’attends presque avec impatience ce moment où elle mettra un terme à cette vaste farce qu’est la vie.

Papa et Maman m’ont toujours idéalisé. Ils m’ont toujours fait passer pour une petite fille modèle auprès de toi. Rien qu’en écrivant ces mots, je peux visualiser de nouveau toutes les scènes qu’ils te faisaient, les grands gestes de mains de Papa, les mines renfrognées de Maman. Je suis sûre et certaine que ce cirque s’est répété pendant toute ta scolarité, même après que je sois partie. Ils me faisaient le même coup avec Dylan. J’avais le droit à des « Dylan a eu un 20/20 en français, pourquoi est-ce que toi, tu es une incapable ? », « Dylan, lui, il est sage. », « Dylan est parfait ! Prends-en de la graine un peu et fais en sorte d’enregistrer son comportement dans ton petit crâne de macaque ! ». Ils allaient loin. Mais je me suis toujours dit que je devais leur être un peu redevable quelque part, puisqu’aujourd’hui j’ai pu avoir accès aux meilleures écoles. J’aurai presque pu faire le métier de mes rêves.

Et pourtant, du début à la fin, ils se sont trompés sur moi. Ils ne me connaissaient pas vraiment. Ils se vantaient d’un être, auprès de leurs collègues, qui n’existait pas en réalité. C’est ma seule vraie réussite : les avoir trompé, m’être jouée d’eux, m’être défaite de leur emprise à ce niveau-là.

Il est important que tu découvres par toi-même la suite. Ce qui m’est arrivé. Ce qui nous est arrivé. Si tu veux pouvoir avancer dans la vie, contrairement à moi et Dylan. Comprends bien, je n’ai pas choisi de disparaître, ou de mourir plus tôt que mon âge ne devrait le laisser entendre. Et pourtant, ça va arriver, je le sais. C’est ton opportunité pour t’affranchir. Ca servira à quelque chose. Comprends ce que cela veut vraiment dire, ce que c’est réellement d’être une Rosamond. »

Ma main tremble tandis que, péniblement, je déchiffre mot par mot ce petit bout de papier que tu m’as laissé. Coincé entre deux pages d’un livre volumineux. Quand j’y pense, je suis passée à pas grand-chose de ne pas le voir, et de le mettre dans un carton où il aurait pris la poussière. L’encre se serait peu à peu effacée et au final, ton message serait tombé dans l’oubli. C’était ton premier roman. J’ai voulu le garder, je me suis dit que je te devais au moins ça, que je devais garder au moins quelque chose pour toujours te rappeler à mon esprit, et puis j’avais fini par me dire que tu hantais déjà mes cauchemars. Ça me suffisait.

Pendant un moment, je suis restée devant ton livre. « L’espoir est rouge ». Tu n’avais jamais voulu que j’y touche quand tu étais encore à la maison. Tu disais ne pas vouloir que mes sales pattes touchent la couverture de ton précieux trésor. Tu le gardais toujours sur ton bureau, plus pour te motiver que par plaisir orgueilleux d’après toi. Moi j’ai longtemps pensé le contraire. Sans doute est-ce toujours le cas, d’ailleurs… Je ne te dirai pas la vérité, ça ne regarde que moi. Tu disais souvent que je ne pourrai jamais écrire de livres, que tu n’avais pas besoin de mon avis parce que je n’étais pas intransigeante puisque j’étais ta sœur, que je ne pourrai jamais avoir de discussions sérieuses au moins une fois dans ma vie parce que j’étais immature, que je ne saurai pas mener de débat parce que je préférai conclure les choses par les poings et enfin, que je ne grandirai jamais pour la simple et bonne raison que les licornes étaient toujours un « élément fantaisiste » (selon toi) que j’affectionnais tout particulièrement. Selon toi, j’étais et serais toujours une éternelle enfant, une disciple de Peter Pan qui ne quittait ma chambre, ma tanière, que pour assouvir mes besoins ou faire un tour à la kermesse du coin pour frimer devant mes potes tout aussi dépourvu d’intelligence (toujours selon toi). Oui, je frimais. Non, ils n’étaient pas cons. Pas totalement du moins.

Mais tu sais quoi Louise, les choses ont changé. J’étais bien obligée de changer, d’évoluer. Tu m’y as obligé. Tu as forcé les choses, tu as tout bousculé. Mes amis idiots sont partis : ils ont fui les problèmes de ma famille qui ont commencé à les affecter et qui leurs paraissaient trop étranges pour être le simple objet d’une quelconque coïncidence. J’ai dû répondre à des journalistes, leur demander d’arrêter de me harceler, j’ai eu des débats houleux avec beaucoup d’entre eux, mais j’ai cessé de dépasser la limite du combat physique. Je me suis contentée de tes armes favorites que sont les mots. J’ai dû parler à des policiers, en tout genre, lors d’interrogatoires interminables où j’ai vite compris qu’à leurs yeux, j’étais la coupable idéale : bah oui, la petite sœur répudiée par sa grande-sœur, incapable d’arriver ne serait-ce qu’à sa cheville, avec un look trop masculin pour être tout à fait nette dans sa tête, devait forcément être une meurtrière ! J’ai quitté ma chambre, pour prendre ta défense devant les gens qui t’accusaient d’avoir lâchement pris la fuite, d’être partie t’être prostituée dans une grande ville, d’être partie pour rejoindre des drogués. J’ai dû grandir rapidement face à l’avalanche de coups bas que l’on portait contre toi. Nombreux étaient les amis d’hier à avoir changé de camps pour ne pas subir les foudres d’autres gens, qui parfois ne nous avaient jamais réellement connus mais dont l’opinion était déjà bien arrêtés. Les grands sages qu’ils étaient savaient tout.

Ton prénom s’est retrouvé sur Internet et on peut toujours y trouver de multiples théories sur ton histoire. Bizarrement, c’est souvent moi qu’on pointe du doigt. Je suis la chute de leur fiction. Je suis l’élément qui déclenche ta chute.

Pendant longtemps, j’ai attendu ton retour. J’ai espéré te revoir, toi et ton sourire arrogant. J’en étais arrivée à m‘imaginer revenir, avec ton dédain et ton aplomb qui me faisait tellement chiant, j’en étais arrivée au point que je rêvais, que je voulais te revoir me faire la leçon. « Tu t’es fait des films, tu as trop d’imaginations, redescends sur la Terre ferme ». Ça aurait été tes mots. Je croyais t’entendre, parfois en pleine nuit, ouvrir la porte d’entrée. Je croyais entendre tes pieds frotter contre le paillasson, puis monter dans l’escalier. Je croyais t’entendre m’interpeller, m’appeler pour que j’aille te chercher une serviette pour sécher tes cheveux dégoulinants d’eau de pluie.

Sans jamais me regarder, évidemment. Tu ne me regardais jamais. Je me suis souvent demandée si tu savais seulement à quoi je ressemblais.

Au lieu de me faire du mal en imaginant tout ça, en restant allongée dans mon lit, à la recherche d’une nouvelle réconfortante sur Internet où les commères pullulaient (et j’en avais conscience mais il me fallait m’accrocher à quelque chose), je partais des heures pour me promener le long du fleuve. Je regardais les canards barboter, et alors je nous voyais enfants, en train de leur lancer des petits bouts de pains en riant ou en se disputant pour savoir laquelle de nous deux en donnerait le plus. Je regardais les feuilles des arbres se poser sur la surface miroitante de la source et c’était les théories de certains idiots qui se jouaient devant mes yeux : toi montant sur un tabouret, passer une corde autour de ton cou frêle puis donner un dernier coup de pied dans ton marchepied de fortune avant de pendouiller dans le vide. Je pouvais passer des heures là-bas, plantée devant des détails insignifiants mais qui me ramenaient constamment vers toi en dépit de mes efforts pour te chasser de mon esprit ne serait-ce que quelques secondes.

Et le temps s’est écoulé ainsi. Lentement. Incertains. Troublants. Dérangeants. Lourds. Les jours ont laissé place aux semaines. Une semaine. Deux semaines. Trois semaines. Puis des mots. Six mois. Huit mois. Un an. Deux. Cinq. Et toi, tu n’étais toujours pas là.

Ce soir-là, le soir de la découverte je veux dire, j’étais décidée à faire ton deuil une bonne fois pour toute. Je ne voulais plus te voir partout, dans toutes les choses qui m’entouraient. C’était insupportable. J’ai pénétré dans ton ancien sanctuaire dont tu m’interdisais l’accès quand tu étais à la maison. Ton odeur emplissait encore la pièce. Ton parfum aux fruits rouges que je trouvais écœurants quand tu passais près de moi, mais qui, je devais l’avouer, me manquait quand même beaucoup désormais. Les vêtements que tu avais préparés pour t’habiller le lendemain, étaient toujours posés sur ton lit avec soin. Maman avait veillé à ne toucher à rien. Elle disait qu’elle préférait ne pas déranger ton organisation, que tu risquais de revenir juste pour venir nous crier dessus. Quand elle disait ça, on riait. Plus tristement qu’autre chose, c’était certain. Et en voyant que tout était tel que tu l’avais laissé, comme si tu n’étais jamais réellement partie, j’ai eu envie de pleurer. Alors que je ne l’avais toujours pas fait depuis le début de ton absence. J’ai voulu fondre en larmes, mourir de douleur et te rejoindre. Depuis cinq ans, trois mois, deux semaines et cinq jours, je n’avais pas lâché de larmes. Tu m’as rendu insensible, vide.

Tu m’as tué.

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