Chapitre I : Sur les bords du Kouban (5/5)

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 On format alors un cercle qui ferait office d’arène. Les soldats curieux voulaient tous leur place. Le prince resta sur son cheval. À ses côtés se tenaient Krikor et Gouachakhouj. La jeune fille qui n’avait pu arracher que quelques bribes des échanges précédents ne comprenaient pas tout à fait ce qu’il se passait. La seule chose qui était sûr, c’était qu’elle était particulièrement anxieuse. Son sort, leur sort, à elle et à son frère allait se jouer dans les prochaines minutes. Le soleil déclinait déjà, lorsqu’il aurait achevé sa course, leur sort serait très certainement déjà réglé.

 Les règles furent édictées par le prince. Ce serait un duel au sabre. Cependant, Temirjan ayant perdu un doigt à la main droite, le prince Sakandeli, dans un souci d’équité, convenu que seul le jeune garçon aurait droit à avoir un sabre. Nestchadymenko dû donc lui remettre son arme afin de mener le combat à la nagaïka seulement.

 Le combat démarra au coup de feu tiré par le prince. Une détonation sourde retenti dans un nuage grisâtre et très vite une forte odeur de poudre piqua le nez de ceux se trouvant à proximité immédiate comme Krikor et Gouachakhouj qui, sonnés par la déflagration, se bouchaient les oreilles.

 Temirjan termina sa prière en portant ses mains à son visage. Nestchadymenko qui ne bougea pas non plus, le fixait de ses petits yeux renfoncés.

 « Tu peux prier Dieu autant que tu veux petit, mais aujourd’hui, l’ange de la mort c’est moi ! », lança ce dernier en tatar.

 Temirjan ignorait les propos moqueurs de son adversaire. Les yeux fermés, il poussa une profonde expiration puis, les rouvrant, il jeta un dernier regard vers sa sœur avant de s’élancer, sabre fermement tenu, sur l’officier russe. Ce dernier esquiva d’un pas un chassé, mais Temirjan, point déboussolé, poursuivit son offensive en enchaînant les coups de taille. Malgré son embonpoint, Nestchadymenko échappait avec une grande aisance aux attaques répétées de son assaillant. Le petit Circassien commençait à s’essouffler, la chose s’en ressentant sur la vitesse des coups portés. Tant et si bien que son dernier coup, bien qu’il manquât de très peu le ventre du capitaine, fut assez lent pour que ce dernier puisse le repousser de sa nagaïka. Saisissant cette ouverture, Nestchadymenko enchaîna par un violant coup de fouet en plein visage. Les lanières de cuir déchirèrent la joue du jeune sabreur qui baissa sa garde pour porter machinalement sa main à sa plaie. L’opportunité était trop belle. Le Russe asséna un violant coup de savate sur le flanc de Temirjan qui fut expulsé sur le sol. Nestchadymenko éclata de rire.

 « Alors c’est ça la force guerrière des Tcherkesses ? Même avec un sabre contre un adversaire simplement armé d’un fouet tu ne fais pas le poid ! »

 Temirjan, le souffle toujours coupé par le coup reçut en plein foie, se relevait douloureusement. Or, l’officier russe ne lui en laissa pas l’occasion, il le recloua au sol d’un coup de pied. Cette fois-ci, il ne le lâcha pas et poursuivit en le foutant. Temirjan serrait les dents. Bien que des larmes coulaient le long sa joue, brûlant sa plaie au passage, il ne cria pas. Il contenait sa douleur. Il avait déjà perdu un doigt plus tôt, qu’étaient quelques déchirures sur le dos ? Il devait tenir, tenir encore un peu et soudain, au premier relâchement de son adversaire, il sabra sa nagaïka en deux.

 « Ma nagaïka ! La nagaïka de mon père ! Pauvre merde ! T’as coupé la nagaïka de mon père ! », s’écria Nestchadymenko rouge de colère.

 Temirjan ne se donna pas la peine de répondre et se relevant d’un bon. Poursuivant dans son élan, il exploita pleinement le désarroi de son adversaire pour lui porter un coup de taille vertical. Nestchadymenko eut tout juste le temps de sauver sa tête, la lame du sabre vint se planter sur son épaule. Or, se battant de la main gauche, la poigne de Temirjan était plus faible et lorsque l’officier répliqua d’un uppercut, le jeune garçon lâcha malencontreusement son arme. Lâcher son arme c’était perdre son seul avantage dans ce combat déséquilibré et le laisser entre les mains de son adversaire s’était accentuer encore davantage ce déséquilibre.

 Le public retenait son souffle. Le duel était plus distrayant que prévu. Le prince Sakandeli en savourait chaque instant comme il savourerait chaque goûte du plus grand des crus. Les soldats sifflaient, criaient, faisaient des « oh ! » et des « ah ! » à chaque retournement de situations. Gouachakhouj, elle priait. Elle fermait les yeux, détournait le regard lorsque son frère se prenait des coups. Lorsqu’il perdit son sabre, de longues larmes irriguèrent son visage blême.

 Nestchadymenko avait peut-être perdu sa précieuse nagaïka mais il avait récupéré son sabre. D’aucuns auraient déjà considéré le combat perdu mais Temirjan ne se laissa pas abattre et ramassant une poignée de graviers, il les jeta au visage de son adversaire. Celui-ci momentanément aveuglé ne put ni voir ni éviter le coup de poing qui vint s’écraser sur son visage. Aussitôt, le capitaine voulut répliquer mais c’était sans compter sur l’agilité du Circassien. Il esquiva coup sur coup. Arrivant à chaque fois à placer une attaque entre deux pas de fuite. Nestchadymenko blessé et handicapé par sa corpulence commençait à fatiguer. Son épaule saignait davantage à chaque mouvement de sabre. Elle le faisait souffrir mais il savait qu’une erreur de son adversaire était suffisante pour l’emporter. Une erreur serait fatale à Temirjan. Et cette erreur il la fît en retentant un lancer de gravier. Cette fois-ci, Nestchadymenko, s’y étant préparé, le vit venir et dans un réflex de militaire chevronné, se couvrit le visage de sa casquette. L’occasion était trop bonne. Temirjan avait la main ouverte à portée de sabre. Nestchadymenko la lui trancha. Ce fut un coup clair, net et précis. Le membre taillé à la perfection vint s’écraser par terre avant même que la première ondée de sang ne s’écoula. Lorsqu’il le réalisa, Temirjan poussa un cri qui aurait fait frémir n’importe bourreau d’effroi.

 « Ah ! Mince ! C’était pourtant bien parti pour le petit ! », lâcha le prince Sakandeli sur un ton monotone.

 Gouachakhouj, elle criait, pleurait le nom de son frère. Krikor la retenait avec grande peine. Peu s’en eut fallut qu’il ne la lâchât tellement en se débattait avec force.

 « Je te l’avais dit merdeux que s’était peine perdue pour toi ! scanda Nestchadymenko.

 — Ça c’est ce que tu crois ! », lança Temirjan du bout des lèvres.

 Rassemblant ses dernière forces le jeune Circassien porta un puissant coup de genou dans l’entre-jambe du capitaine. Le souffle coupé, ce dernier tomba à genou. Nestchadymenko était surpris, il ne s’attendait pas à une telle contrattaque, surtout après la perte de sa main. Temirjan enragé poursuivit son offensive et se rua sur lui. De son dernier poing et même de son moignon, il le frappait. Encore et encore. Il était comme une bête sauvage. Un fauve blessé qui, plus la douleur le mordait, plus il s’excitait. Cet ultime assaut choqua profondément l’assemblée. Certains soldats sifflaient et applaudissaient même. Mais hélas, la gravité des blessures rattrapa bien vite le malheureux combattant qui commença à vaciller. Cette fois-ci Nestchadymenko ne le laisserait pas se reprendre. Il porta un nouveau coup sabre. Machinalement, Temirjan se protégea de ses bras. La lame heurta le poignet de sa dernière main avant de la faire sauter elle aussi. Le capitaine enchaîna. Passant derrière son adversaire, il lui sectionna les tendons d’Achille. S’en était finit. Temirjan s’effondra dans des nuées de douleurs. Tout son corps le brûlait. Il tenta néanmoins de se relever. Mais cette fois, il en était physiquement empêché. Ses pieds ne répondaient plus. Bouquet final de l’âme, il essaya de ramper jusqu’à Gouachakhouj. Sa vision devenait de plus en plus trouble. Il tenta de balbutier le prénom sa sœur. À bout de souffle, puisant ses ultimes forces, il put arracher une dernière phrase à peu près compréhensible.

 « Gouachakhouj… Quoiqu’il arrive… Je… Je… te retrouverais ! »

 Les rires des soldats se mêlaient aux pleurs de Gouachakhouj ainsi qu’aux railleries de Nestchadymenko, composant ainsi un requiem des plus affreux. Dans son dernier instant de conscience, Temirjan vit le prince s’approcher de lui.

 « Oh ! Comme c’est dommage ! Quel gâchis ! », lança le prince Sakandeli en se penchant sur Temirjan moribond.

 Puis, il sortit une fine tabatière ornée du portrait du czar Alexandre II qu’il porta à son nez avant de se retourner vers Nestchadymenko.

 — Bon ! On dirait bien que vous avez mérité votre place capitaine ! Joli combat ! Vous avez fait ma journée ! Débarrassez-vous de ce pauvre enfant, que Dieu ait pitié de son âme !

 — Mais tout le plaisir est pour moi votre Excellence ! C’est un honneur que d’avoir pu vous divertir mon prince ! répondit fièrement Nestchadymenko en se tenant l’épaule.

 — Mon prince, et que faisons-nous de la petite ? », vint demander Krikor.

 Sakandeli, se retourna de son air ennuyé qui lui été si caractéristique.

 « Oh ! Elle ? Eh bien offrez- la donc aux Tatars. Nous aurons besoin de leur bonne grâce durant les jours qui vont suivre pour sécuriser la Route Militaire. Pendant que vous vous battiez Nestchadymenko, j’ai reçu un message par le biais d’une estafette nous annonçant la reddition de Hadji Qerandiqo Berzeg, son armée a été décimée aujourd’hui. En d’autres termes, la pacification de la Circassie est officiellement terminée ! Félicitation à tous ! Il ne reste plus qu’a espérer que le grand-duc Mikhaïl saura organiser les festivités adéquates pour célébrer la chose ! », dit le prince Sakandeli avec un rare enthousiasme.

 Les troupes du bataillon du prince Sakandeli, enorgueillis par leur victoire sur un aoul laissé sans défense, commençaient à levait le camp. Le calme enfin revenu, le concert de la nature pu enfin reprendre, rythmé par les derniers oiseaux qui jouant leur ultime sérénade, s’apprêtaient à passer le relais aux grillons. Le soleil déclinait, les flots du Kouban continuaient leur cours, le corps meurtri de Temirjan sombrait dans les abîmes.

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