Chapitre I : Sur les bords du Kouban (2/5)

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 À ces mots, la jeune fille écarquilla grand les yeux qui formèrent deux cercles parfait tels deux saphirs incrustés sur un visage de porcelaine.

 « Mon Dieu… Tu crois que ? », souffla-t-elle entre ses dents.

 Sans plus tarder et dans une synchronisation spontanée, les deux jumeaux s’élancèrent à toutes jambes vers leur village. Cependant après quelques pas seulement, Temirjan arrêta subitement sa sœur en la tirant vers le sol.

 « Attend Gouacha ! fit-il

 — Qu’est-ce qu’il y a ? interrogea-t-elle en essayant de se relever.

 — Chut ! Là ! regarde ! », répondit Temirjan en chuchotant.

 Le jeune garçon pointait du doigt un groupe de cinq hommes en tcherkeska uniforme noire. L’un deux, présentant un certain embonpoint semblait superviser les quatre qui déchargeaient des caisses depuis une mahonne amarrée sur les berges du fleuve.

 « Des Cosaques ! remarqua Gouachakhouj, Mais qu’est-ce qu’ils font ici ? Jamais les Cosaques ne s’étaient autant rapprochés du village ! Ça veut dire que…

 — Ça veut dire que c’est bien ce qu’on craignait… Plus de doutes maintenant ! poursuivit Temirjan en posant là son fusil crosse sur le sol.

 — Notre village est en train de se faire attaquer par les Cosaques ! Et les hommes qui sont partis ce matin pour combattre les Russes ! Papa ! S’il te plaît reviens ! Mon Dieu s’il vous plaît… Qu’est-ce qu’on va faire Temirjan ? », reprit la jeune fille les yeux vitreux.

 Gouachakhouj ouvrit les mains et se mit à implorer Dieu de les aider alors que les larmes commençaient à ruisseler le long ses joues nacrées. Elle conclut sa prière par la sourate Al-Fatiha. Pendant que sa sœur s’en remettait au divin, Temirjan, lui, avait décroché une cartouche de poudre de son gazyr et en versait le contenu dans la gueule de son Brown Bess.

 « Hé ! Ne t’inquiète pas Gouacha ! Si papa et les autres ne sont pas là pour défendre le village, je suis là moi ! Peut-être même que c’était la volonté de Dieu que je reste ici pour défendre notre village ! Tu ne crois pas ? Et puis y’a Mourat, Hataly et surtout grand-père ! Tu oublies que même s’il est vieux et boiteux, personne ne manie le sabre mieux que lui ! dit-il en finissant de tasser le canon de son fusil à l’aide de sa baguette.

 — Mais Temirjan ! Tu ne réalises pas ? Que vont faire quelques enfants, des vieillards et des femmes contre une armée organisée ? répliqua Gouachakhouj en sollicitant son frère du bras.

 — Ça par exemple ! Regarde bien ça Gouacha ! »

 À ces mots, Temirjan épaula son long fusil, baïonnette fixée, et mit en joue celui qui semblait le plus haut gradé des Cosaques en armant le chien à silex.

 « Temirjan ! Arrête ça ! Tu es fou ? ordonna la jeune fille, Même si tu arrives à en tuer un, qu’est-ce que tu vas faire des autres hein ? Aucune chance qu’on arrive à tuer cinq Cosaques à nous deux ! Au moins rentrons à l’aoul pour pouvoir voir ce qu’il se passe exactement ! »

 Temirjan hésita. Il serra fort le corps de son fusil, fit mine faire feu, puis dans un mouvement brusque rejeta son arme sur épaule.

 « Je suis sûr que j’aurais pu le faire ! Mais tu as peut-être raison. Il vaut mieux aller voir ce qu’il se passe à l’aoul », dit-il.

 Ainsi les deux jumeaux reprirent leur course effrénée à travers les bois. Après une centaine de pas à gravir l’escarpement qui les en séparait, ils arrivèrent finalement devant leur village.

 Le soleil venait alors de franchir son zénith. Ses flamboyants rayons printaniers illuminaient l’aoul meurtri. Quelle n’était pas la désolation des deux enfants lorsqu’ils découvrirent l’état de leur hameau. L’enceinte fortifiée étaient détruite de toutes parts. Le minaret de la mosquée, jadis plus haut sommet du village, avait été décapitée. Les maisons d’adobe et de paille se faisaient goulûment dévorer par les flammes qui en vomissaient une infâme fumée noirâtre.

 Les deux Circassiens tremblaient. Ils tremblaient d’un mélange d’angoisse et de colère. Que pouvaient-ils faire ? Qu’allaient-ils devenir ? Ces questions serpentaient dans leurs esprits. Temirjan serra les poings et aurait lâché un cri si sa sœur ne lui avait pas tenu la bouche.

 « Non Temirjan ! », dit-elle en chuchotant.

 Gouachakhouj montra du doigt deux soldats en uniforme verts qui se tenaient près d’une batterie de canons encore fumants. L’un adossé à une des pièces d’artillerie tassait un peu de tabac dans sa pipe tandis que l’autre, une main sur le ceinturon tenait la conversation en agitant vivement son autre bras.

 « Petia ! Tu sais qu’on n’a pas le droit de fumer en service ! disait-il sur un ton réprimant.

 — Bah et alors ? Les autres sont en train de se gaver dans l’aoul alors que nous on est planté là ! Faut bien que je me console avec quelque chose, répondit le second.

 — Ouais et bah comptes pas sur moi pour te défendre si le capitaine Nestchadymenko t’attrape ! Tu sais qu’il te battra jusqu’au sang !

 — Ah ! Ce Petit-Russien ? Haha ! Bah je le dénoncerais au commandant Sakandeli. Je ne suis pas sûr que le commandant apprécie les agissements de ce sale khokhol qui nous sert de capitaine.

 — Oh ! Pas sûr que le commandant en ait quelque chose à faire que le capitaine batte ses hommes, c’est un peu la norme dans l’armée…

 — Mais non Serioja ! Pas ça ! Je veux dire le fait qu’il trafique avec les Tatars.

 — Ah ça… Qu’est-ce que tu veux qu’il y fasse ? Le commandant n’est qu’un gamin prétentieux ! Il n’est là que parce que sa famille est puissante. Il n’y connaît rien à l’armée ! », fit Sergueï soupirant tout en soulevant sa casquette du bout des doigts.

 Soudain, une voix juvénile et puissante cria, semblant s’adresser aux deux soldats :

 « Sobaka ! (« chien » en russe), lança la voix

 — Hé ! Qui va là ? », répondirent les Russes

 En se retournant, les deux compères virent un jeune garçon d’une dizaine d’année bondir des fourrés en les pointant de son fusil. C’était Temirjan qui avait failli à contenir sa rage.

 « Oh Serioja ! C’est un gamin ! dit Piotr en posant sa pipe par terre.

 — Hé Petia ! Attention ! C’est un montagnard ! C’est peut-être qu’un gamin mais je t’assure qu’il sera se servir de son arme ! Ces chiens sont hargneux, averti Sergueï

 — Mais non ! Celui-là semble civilisé, il a l’air de parler russe. Laisse-moi faire et regarde Serioja ! retorqua le premier en posant sa carabine.

 — Ah ! Mon Dieu… », soupira Sergueï en armant le chien de son fusil.

 Piotr s’avança vers Temirjan en levant légèrement les mains afin de manifester ses intentions pacifiques.

 « Ty govorich’ po-rousski ? », demanda Piotr.

 Temirjan qui ne comprenait pas un mot de russe mis à part quelques expressions qu’il avait entendues par-ci par-là, ne baissa point son arme. Il s’avança même d’un pas, baïonnette menaçante.

 « Rousski sobaka ! donna pour seule réponse Temirjan.

 — Petia ! Fait pas l’idiot ! Tu vois bien que c’est un parfait sauvage ! Il ne comprend pas le russe ! Reviens ! Il a l’air dangereux ! », cria Sergueï.

 Mais Piotr ne voulait rien entendre. Il continuait à avancer, ignorant l’attitude résolument hostile de Temirjan.

 « Bon tu ne parles pas russe… Humm comment disait-on en tatar déjà ? Ah ! Yakchï ! Men yakchï ! », essaya Piotr.

 Arrivé au niveau du petit Circassien, le Russe attrapa le bout du canon du fusil et le baissa. Étrangement, Temirjan laissa faire. Il finit même par lâcher son arme d’une main. Piotr, désormais confiant, se baissa au niveau de l’enfant et posa sa main sur son épaule. Sergueï, lui, observait cette surprenante scène d’une manière circonspecte.

 « Hé ! Je suis désolé pour ton village petit ! dit Piotr en russe, Je sais que tu ne me comprends pas mais… Ah ! Tu sais ? Moi aussi je viens d’un petit village. La vie y est très dure aussi. Ma famille n’a pas beaucoup d’argent et m’engager était la seule façon pour moi d’aider ma famille. Mon père est un ivrogne qui dilapide le peu d’argent qu’on gagne dans les champs. Ma mère est une brave femme mais que peut-elle faire ? Mon frère aîné est mort l’an dernier de la phtisie. Je n’ai rien contre toi, ni ton village, ni ton peuple. En fait… Je ne sais même pas ce qu’on fout ici ! »

 En disant ces dernières paroles, le soldat commença à larmoyer.

 « Hé ! Petia ! C’est pas bientôt fini ? Reviens maintenant ! Ça suffit ! cria de nouveau Sergueï.

 — Attend une minute Serioja ! Je suis en train de me faire un nouvel ami ! Tu vois ? Ces montagnards ne sont pas si différents de nous au fina… »

 Piotr ne put terminer sa phrase que Temirjan lui trancha la gorge de kinjal acéré. Le pauvre soldat s’étouffait dans son propre sang qui inondait sa trachée. Dans un reflex morbide, il porta sa main à sa jugulaire. Constatant qu’elle en revint teintée d’hémoglobine, il s’effondra.

 « Petia ! Piotr ! Imbécile ! Merde ! Sale chien de montagnard ! Je vais te butter ! », cria Sergueï en mettant Temirjan en joue.

 Un coup de feu parti mais ricocha sur le sol devant les pieds du Circassien. Dans la panique, le Russe n’avait pu ajuster son tir. Quelques secondes plus tard, Temirjan fit feu à son tour. Il fut plus chanceux et sa balle transperça la jambe du soldat qui s’effondra dans des hurlements de douleur. Aussitôt, le petit Circassien saisit sa chance et chargea sur le Russe blessé avec sa baïonnette. Or ce dernier, avec la vivacité d’un fauve qui ne veut se laisser tuer, attrapa la carabine que son regretté camarade avait laissé.

 Une détonation retentie. Suivit d’un cri strident.

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