l'animal blessé

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Le prince posa l’animal, puis s’approcha de la bête blessée. Il fit glisser sa main dans celle du favori, la caressa de l’autre avec une tendresse amicale.

Il l’emporta sur le lit, alla chercher du vin et des chiffons dans les cuisines.

Les minutes où il fut absent laissèrent le temps à Azur de pleurer la souffrance qui lui sillait l’âme. Quand sera-t-il l’heure de goûter à la victoire ? Quand est-ce que son corps lui sera rendu ?

De retour, Rouge découvrit Azur les joues pleines de larmes. Il le savait, sa mère tapait fort lorsqu’elle n’était plus elle-même.

Assis sur le lit, il essuya d’abord les perles salées, puis humidifia les torchons de vin qu’il posa ensuite sur quelques plaies ouvertes.

Azur frémit au contact de l’alcool. La douleur piquante brûlait son cœur. Elle la matraquait d’une souffrance lancinante. Un mal qui pesait plus sur son mental que sur son physique. Ainsi, il en appela au miasme anesthésique. Il se déploya en lui, identique à la fumée noire qui sortait de ses doigts pour attaquer plus beau ou plus heureux que lui.

Il ne porta même pas attention à Rouge qui le soignait. Jamais il n’aurait de la sympathie pour ce gamin qui avait tout. Mais dans un élan de savoir-vivre et de la connaissance de son destin, Azur marmonna un « merci ».

Rouge quitta chiffons et bouteille, monta sur le lit, se colla à son aîné et fit basculer la tête brune sur ses jambes. Azur se laissa faire. De tout façon, il n’aurait pas su le repousser. Il avait tellement sommeil quand fermant les yeux, il ne désirait plus les rouvrir.

Rouge le fixa, happé par son visage fin mais masculin, ses blessures dont le sang coagulait. La soudaine faiblesse d’Azur le laissa songeur. Tous ses grands mots, toute cette froideur qui soufflait parfois autour de lui, son ironie, n’était-ce pas un moyen pour calfeutrer une sensibilité qu’il ne désirait pas, mais qui apparaissait malgré lui ? À ses yeux, Azur était doté d’une de ces élégances lumineuses et envoutantes, qui lui assurait la réussite et la sympathie des nobles et des servants. Ce visage chaleureux hypnotisait d’un simple regard. Lorsque les rayons du soleil accompagnaient les belles journées, et qu’il le croisait dans le jardin des pivoines géantes, Rouge visualisait la couronne astrale qui décorait la chevelure noire de son aîné. Dans ces moments uniques, il prenait place derrière les hauts feuillages et contemplait, la beauté androgyne d’Azur, qui ne paraissait ni homme, ni femme. Il se parait d’un aspect féérique, ressemblait plus à une nymphe des lacs jaunes, qui se couchait non loin du plus proche village.

— J’aimerais être comme toi, un jour. J’aimerais que plus jamais on ne me regarde comme si j’étais une fée à crocs blancs naît dans la forêt sans âge, avoua le garçon, tout en repositionnant une mèche derrière l’oreille d’Azur.

Il passa son index sur le cou gracile du jeune homme, fasciné par la finesse de ses veines bleutées lorsqu’Azur lui répondit :

— Je ne laisserais personne être plus beau que moi. Si tu dois l’être, alors je te tuerais.

Le prince rit, prenant cette menace pour une plaisanterie.

— De toute façon je ne l’espère pas. C’est juste une envie. Disons, que j’aimerais expérimenter, moi aussi, la parole facile.

La parole facile ? Ce gamin savait pourtant parler. Il avait de la ressource, du vocabulaire, une certaine maturité lorsque c’était pour donner son avis, pointu, piquant, parfois cassant. Mais fallait-il encore qu’on lui adresse un mot ? Rares étaient ceux qui s’invitaient vers lui de leur plein gré.

— Apprends à sourire, sors des jupons de ta mère et va chercher la confrontation. Les gens oublieront ton aspect, si tu sais leur faire la conversation.

— J’ai bien tenté quelquefois, répliqua-t-il, mais après deux phrases échangées, mes interlocuteurs me fuient.

Azur ouvrit ses yeux sur le visage de Rouge, lisse, blanc, tantôt agréable, tantôt fantomatique. Il croisa ses iris noirs et étrangement chaudes. Il déglutit, séduit par cette chaleur que le prince ne possédait pas. C’était la première fois que Rouge posait un regard si crépitant de lumière, de flamme chaleureuse. S’agissait-il du même être ? Était-ce ce garçon que voyait Élestac, que contempler le monde ? Ou un autre, qu’il cachait au fond de lui ?

Azur allongea son bras, sans faire paraître un rictus de douleur sur ses lèvres – le miasme ne fonctionnait pas si bien. Cette maudite reine ne l’avait pas loupé, encore cette fois. C’était qu’elle avait une puissance hors du commun lorsque la rage la consumait.

Il remonta son geste, glissa sa main aux doigts gercés, sur la joue du garçon. Puis, il l’attira vers lui. Les mèches blanches du prince tombèrent en une cascade immaculée sur le haut de son corps.

Les yeux dans les yeux, ils s’hypnotisaient.

Azur ne le quitta pas d’un cil et murmura :

— Est-ce que tu t’es vu lorsque tu t’adresses à quelqu’un ? Tu fais froid dans le dos... Même à moi. Combien de fois as-tu hérissé mes poils ? Je ne les compte plus.

— Ça doit me rassurer ?

Rouge redressa son buste, avec une moue enfantine plaquée sur le visage.

— Non, ça doit te réveiller... Entoure-toi, avant de geler dans la solitude.

— Est-ce parce que tu me trouves trop collant ? riposta-t-il.

— Beaucoup trop ! assura Azur, en repositionnant son bras le long de son corps.

Le silence s’installa. Azur avait raison. Rouge devait apprécier la proximité d’autres personnes que la sienne. Sinon ce prince finirait par rendre son cœur plus fragile qu'il ne le voulait.

Le favori devait s’éloigner de lui avant qu’il ne fasse tout échouer.

Frizure lui avait cent fois ordonné de restreindre ses émotions, afin qu’elles se noient dans les travers de la vengeance. Mais avec un Rouge plus docile, plus en proie à la « parole libérée », il savait que ce serait difficile. Car, malgré son désir, il commençait à s’habituer à lui, à sa voix, à son caractère.

— Tu ferais mieux de retrouver tes appartements. J’aimerais être seul, informa Azur.

Rouge hocha la tête, déçu. Il serait bien resté auprès de lui encore une nuit de plus. Mais il comprenait ce souhait.

Il posa la tête de son aîné sur un oreiller, sauta sur le sol, regarda le levraut dans la malle, puis se retourna.

— Pourrai-je encore venir voir le levraut ?

Azur soupira, sans bouger une oreille et avoua :

— Prends-le, et deviens son ami. Il saura adoucir ce froid qui givre tes expressions.

— Suis-je si froid ?

— Peut-être moins, maintenant que je te connais mieux. Va.

Rouge fixa Azur. Le parfum de ce dernier flottait dans l’ensemble de la pièce. Un parfum doux de pivoine entourée par la neige. Délicate et fraiche.

Le prince fléchit les jambes, tendit les bras et souleva l’animal qu’il colla contre son buste. Il caressa le creux qui se formait entre ses yeux et remercia Azur dans un chuchotement presque suave :

— Repose-toi bien, ajouta-t-il, avant de se rendre à la porte.

La poignée en main, il lança un dernier regard au jeune homme qui avait obliqué sur le côté. Était-ce la fin de leur relation ? Se reverraient-ils ? Rouge soupira. Il devait être ennuyeux pour un homme d’acoquiner avec un… enfant.

*

Seul, Azur se redressa de la couche. Le corps lui faisait mal, autant, qu’il se serait bien enfui de son enveloppe charnelle. Il se leva. Branlant. Un cri strident s’élança dans la pièce. Un cri douloureux.

Aidé des colonnes en bois de son lit, il atteignit une commode en acajou d’un style Flamèchiens - avec de l’or sur chaque bordure piquetée de cristaux orangée. Les mains plaquées sur le meuble, Azur se courba, et serra les dents. Il crispa sa mâchoire.

— Maudit soit la douleur ! hurla-t-il rageur.

Il tira le tiroir le plus bas et se saisit d’un parchemin qu’un ruban violet enlaçait. Debout, il se présenta devant le miroir de narcisse et convoqua Frizure :

— Miroir, miroir, très cher miroir, aide-moi à ne plus sentir ce mal qui me fractionne.

La fée noire dévoila son visage sous un voile blanc, brumeux. Ses lèvres pulpeuses se détachèrent l’une de l’autre, dans un sensuel mouvement :

— Prononcez-les mots, maître ! murmura-t-elle entre deux brassements de cils.

— Toi, l’âme du miroir, étend ta chevelure et anesthésie la douleur qui ricoche sous ma peau.

Azur abandonna le parchemin sur le marbre de la commode, tandis que Frizure laissait échapper du miroir sa chevelure brune et crépue. Les flammes des bougies vacillèrent, tamisant l’éclat de la chambre.

Des mèches se formèrent pareilles à mille tentacules. Elles se mêlèrent, se fortifièrent. Elles glissaient dans l’air tempéré de la pièce. Pièce plus sombre de minute en minute.

Les mèches flottèrent, ondulèrent, se rependirent sur Azur qui en fut recouvert de la tête aux pieds. Elles se nouaient à lui tels des vipères ardentes. À ses bras. À ses jambes. À son cou. Elles pansaient les blessures tout en injectant un liquide transparent dans le sang d’Azur. Le « sérum » apaisa peu à peu la souffrance du jeune homme.

D’ici peu, il ne sentirait plus le mal qui enflait dans son corps.

De ce même effort, Frizure laissa échapper plus de son miasme sous la peau de son jeune maître. Une brume noirâtre qui s’engorgeait dans l’esprit d’Azur, mais avec lequel il luttait, de temps à autre. Lorsque son bon cœur battait plus fort. Un miasme qui tentait de s’emparer de son entièreté.

Il ne s’en rendait pas compte, mais la noirceur était toujours en lui. Frizure était tout aussi dangereuse qu’Élestac, sinon plus. Ce qu’elle aurait voulu étirer tout son corps hors de sa prison qui l’enfermait depuis quatre cents ans. Son corps ? Un bien grand mot. Plutôt son âme. Un jour, Azur serait à elle. Un jour, Azur aurait un cœur de pierre...

Le jeune homme claqua des doigts et la chevelure se rétracta dans le miroir. Les blessures étaient toujours apparentes, mais il n’avait plus mal.

— Tu es parfaite, Frizure.

— C’est vous qui l’êtes. Vous qui endurez tout. Moi, je ne suis qu’un secours, qu’une oreille tendue vers vous.

— Tu es pourtant celle qui me permettra de mener ma vengeance à bien.

— Il y a encore bon nombreux d’années qui nous sépare de votre objectif.

— Elle a commencé, il y a deux ans, clôtura-t-il cet échange.

Frizure fit la révérence et disparut sous le reflet d’Azur qui récupérait son parchemin. Il tenait dans ses mains un pouvoir bien singulier, bien sombre.

Devant son reflet, le souffleur de givre soutint son propre regard.

Il atteindrait coûte que coûte son but. Il s’agissait de sa seule raison de vivre. La seule et l’ultime qui le gardait en vie.

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