Taishō, 12 ; Mois des lettres ; Jour du métal, 24 :

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Pour ma deuxième infiltration, j’ai eu droit à un sérieux livre.

Le nom m’était déjà familier, en partie parce que les « histoires étranges » sont un genre assez répandu, mais quand on m’a annoncé Kwaidan je me suis dit qu’il valait mieux être prête ! J’y suis allée avec la même équipe que la dernière fois, et Shimazaki s’est joint à nous car il disait qu’il était curieux. Ça m’a étonnée, je pensais que les groupes d’auteurs se composaient toujours de quatre membres, mais ils m’ont dit que c’était juste une sorte de convention et que le nombre pouvait varier. Dans le cas de certains livres spéciaux, il peut même n’y en avoir que deux, ou un seul, et les alchimistes ne peuvent pas forcément les accompagner. C’est parce qu’ils n’autorisent que certains auteurs à entrer, généralement ceux qui étaient proches de leur créateur. Cela m’intrigue, j’aimerais bien aller dans l’un d’eux un jour.

Avant d’entrer, j’ai appris que l’écrivain, Yakumo, portait un nom qu’il s’était lui-même choisi mais qu’à l’origine il n’était pas japonais. Apparemment, c’est un professeur venu d’Irlande appelé Lafcadio Hearn.

Quand nous sommes arrivés dans le livre, le soir tombait. Nous nous trouvions sur le promontoire rocheux au bord de la mer, le paysage était à la fois désolé et magnifique. Odasaku m’a indiqué le cimetière non loin de là, et nous nous sommes mis en chemin vers le monastère. Il semblait n’y avoir personne, mais la brise assez forte nous portait les échos d’une récitation. Les moines devaient être à un office. Restant à l’extérieur de l’enceinte, nous nous sommes approchés d’un pavillon à l’écart, dont la terrasse donnait sur les vagues. Quelques instants après notre arrivée, le personnage principal est sorti et s’est installé sur la plateforme. Sans surprise, c’était l’auteur que nous cherchions. Il était devenu Hōichi, le moine aveugle, qui chantait chaque soir le récit de la bataille de Dan no Ura. Après s’être assis et avoir pris son biwa, il a commencé à jouer pour accompagner son chant. Je trouvais qu’il avait une voix agréable, et je me suis demandé si hors de son histoire il serait capable de se servir de cet instrument. Au bout d’un moment, une silhouette s’est esquissée à ses côtés. Elle est peu à peu devenue un guerrier en armure qui aurait presque pu paraître normal s’il n’avait pas été légèrement transparent, et marqué d’une large tache rouge au côté. Comme je frissonnais légèrement malgré moi, Shimazaki m’a jeté un regard inquisiteur. Enfin, le connaissant, ça aurait tout aussi bien pu être un regard moqueur.

Le fantôme s’est adressé à Hōichi, qui ne pouvait savoir qu’il ne s’agissait pas d’un vivant, et l’a invité à le suivre pour jouer pour ses maîtres. Nous les avons accompagnés à distance jusqu’au cimetière, et une fois arrivés là-bas le décor s’est tout à coup transformé. Nous n’étions plus entourés de stèles battues par les vents, mais dans un palais antique où de nobles dames et seigneurs s’étaient assemblés. Une ambiance surnaturelle régnait, nous étions au cœur d’une illusion et pourtant tous ces gens paraissaient bien réels, je pouvais ressentir la chaleur des braseros, entendre le froissement des tissus et les murmures, admirer l’éclat des ornements disposés dans la salle. Le guide conduisit le joueur de biwa au centre et après s’être présenté il commença à réciter. L’assistance semblait sous son charme, leur émotion à l’évocation de ce qu’ils avaient vécu était visible.

Avec les auteurs, nous nous étions dissimulés à l’entrée pour pouvoir observer. Akutagawa était persuadé que les impuretés se cachaient parmi les fantômes et voulait essayer de les démasquer. Ango paraissait plutôt content d’avoir affaire à des esprits, il n’aurait pas hésité à tous les défier s’il le fallait. Le voir ainsi m’a rappelé une anecdote, une phrase qu’il aurait dite alors qu’il était censé être mort dans l’un des livres où il s’était infiltré : « C’est bien chic de vouloir m’envoyer en enfer. ». Parfois, je me dis que les auteurs ont une façon particulière de réfléchir.

Quand la récitation se termina, le guerrier raccompagna Hōichi au monastère. Plusieurs nuits se succédèrent ainsi, sans que nous ne trouvions le moindre signe des impuretés. L’histoire continuait selon son cours, aucun indice ne semblait révéler que le livre avait été corrompu. Puis vint la dernière nuit, celle où le fantôme devait blesser par erreur le musicien. Akutagawa, Odasaku, Ango et Dazai décidèrent qu’ils se rendraient dans le pavillon où attendait ce dernier, pendant que je resterais à l’extérieur avec Shimazaki. Alors que nous surveillions tous deux les alentours plongés dans l’obscurité, je lui demandais :

« Il n’auront pas besoin d’aide ?

- Ne t’en fais pas, pour ce qui est du combat je pense que notre tour viendra aussi.

- Mais Akutagawa a dit qu’il pensait que le fantôme essayerait peut-être d’attenter à la vie de Yakumo.

- Si c’est le cas, ils l’en empêcheront. Même si tu n’as pas l’air trop impressionnée par ce récit, il vaut mieux que tu patientes ici.

- Je ne suis pas sûre que…

- Tu sais pourquoi cette histoire s’appelle ‘‘Hōichi sans oreilles’’, non ? »

Perplexe, je me rendis compte qu’il ne me disait pas ça sur un ton condescendant. Au contraire, il semblait plutôt prévenant. Touchée, je compris alors qu’ils avaient voulu m’éviter de voir des événements trop sombres qui auraient pu me secouer.

À cet instant, la porte du pavillon s’ouvrit et le fantôme sortit seul. Dans ses mains se trouvaient deux morceaux ensanglantés. Avec un haut-le-cœur, je détournais les yeux et lui laissais le temps de s’éloigner vers le cimetière. Quelques instants plus tard, Dazai nous rejoignit en titubant légèrement et l’air pâle.

« J’ai beau savoir que ce n’est qu’une histoire, et que tout ira mieux quand on sera sortis, murmura-t-il, je devrais éviter les récits d’épouvante à l’avenir. »

Tandis que je le réconfortais Akutagawa et Ango nous rejoignirent.

« Odasaku est resté avec lui au cas où, annonça le premier, mais pour le moment l’histoire se déroule toujours comme prévu.

- À votre place, répondit Shimazaki d’un air neutre, je n’en serais pas si sûr. »

Il nous désigna le sentier en face de nous. La lune ne brillait pas ce soir, cependant des reflets d’argent y ondoyaient. À mesure qu’ils avançaient ils prenaient forme, et devinrent les fantômes du palais. Ils étaient entourés d’une lueur bleu sombre caractéristique.

« Hōichi, appela le guerrier qui les précédait, tu n’as pas tenu ta promesse, et tu vas en recevoir la rétribution ! »

Il dégaina son sabre.

« On dirait bien que dans cette version, les esprits ont décidé de se venger. commenta Shimazaki.

- Ça aurait été trop d’espérer qu’ils reviennent sous forme apaisée comme dans l’original ? soupirai-je.

- Oh, il est encore temps, sourit Ango, il suffit de les vaincre. »

Nous nous interposâmes entre la troupe et le pavillon. Shimazaki prépara son arc et encocha une flèche. Il attendit un peu, puis tira et lança l’affrontement. Celui-ci fut rude ! Nous nous battions contre une dizaine de revenants courroucés qui paraissaient décidés à nous éliminer avec le héros. Ils bougeaient incroyablement vite, et maniaient un feu bleu qu’ils pouvaient envoyer à volonté. Heureusement, les auteurs étaient depuis longtemps aguerris à ce genre d’affrontements, et la rapidité de leurs réflexes m’impressionna plus d’une fois. De mon côté, je m’étais bien entraînée depuis ma dernière mission, et j’étais fière d’avoir travaillé les sorts de zone. Je pouvais ainsi affaiblir les adversaires et repousser ceux qui s’approchaient un peu trop, tout en renforçant les capacités de mes compagnons.

Le combat s’acheva à l’aube, les fantômes disparurent sous nos armes et les premiers rayons du soleil. Nous rejoignîmes Odasaku à l’intérieur. Il avait soigné Yakumo, qui venait de reprendre conscience. Il avait retrouvé la mémoire et nous lui expliquâmes que nous l’avions sauvé. Pour nous remercier, il prit son biwa, et c’est sur un air antique que nous revînmes à la bibliothèque. Quand je me rematérialisai dans la salle de purification des livres avec mon équipe, Yakumo semblait déjà nous attendre, et il était en parfaite santé. Il nous accueillit avec des plaisanteries avant de nous demander de tout lui raconter en détail. Je pense qu’avec un auteur pareil ici, la vie va devenir encore plus animée !

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