TRESBOEUF 1958 - Début 1962

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 C’était dans le bout d’une longère située en bordure de la route reliant Thourie à Bain de Bretagne que se situait notre logement. En face de l’autre côté de la route, se trouvaient une petite remise et un jardin, le tout attribué à cette location.

Papa cultivait les légumes nécessaires à la famille et Françoise et moi, âgées alors de 5 ans et 3 ans, y faisions nos premières découvertes gustatives sans passer par la case cuisine(1).

L’ autre partie du bâtiment d’habitation était occupée par un bar de campagne. C'était une grande pièce, meublée de quelques tables, bancs et d’un bar en formica (2) où l’on servait : le café du matin, le muscadet de la matinée et le petit rouge ou la bolée de cidre le reste du temps. En parallèle une grande cuisine servait également de réfectoire pour les ouvriers de Prosper menuisier et frère de la patronne.
Tous les jours de travail, le midi, était attablée une petite dizaine de personnes venue déguster le pot au feu, la saucisse au chou, le civet de lapin et autres plats traditionnels qui mijotaient depuis de longues heures sur la cuisinière à bois.
Mais cette pièce détenait un trésor que nous n’avions jamais vu auparavant... Trônant sur un meuble en hauteur il y avait une télévision et par la porte de la cuisine ouverte nous regardions cette drôle de lucarne animée et sonorisée.

Devant ce bar, une simple cour empierrée servait aux passants assoiffés à déposer leurs vélos ou autre deux roues le temps de se désaltérer. Dans ce milieu rural, les chevaux étaient encore bien présents. Afin de ne défavoriser personne, des barres métalliques horizontales, maintenues par des poteaux avaient été installées pour permettre aux paysans équestres d’y attacher leur monture.
Lorsque nous étions inoccupées Françoise et moi, nous nous mettions debout face à une de ces barres, la saisissions des deux mains puis, sur la pointe des pieds, nous nous penchions en avant jusqu'au moment où notre corps basculait et faisait un tour sur lui même .
Il y avait également une autre activité que nous affectionnions. La menuiserie de Prosper, située juste derrière notre habitation, était désertée les fins de semaine. C‘est alors que bravant les interdits, nous nous hissions dans les wagonnets servant habituellement au transport de bois et d’une poussée, nous partions pour un merveilleux voyage… de quelques mètres.
C est aussi à cette époque que je voulus apprendre à faire du vélo sans roulettes. Empruntant celui dont se servait ma sœur, j entrepris de monter la petite côte située devant la maison. Après maintes et maintes essais, j’y parvins mais arrivée en haut, il fallut redescendre et enhardie par mon demi succès, j'enfourchai ma monture. J'entamais ma descente….et patatras, emportée par la vitesse et incapable de contrôler quoi que ce soit, j'atterris, après un vol plané digne des plus grands cascadeurs dans un fossé plein d’orties. Entendant mes cris, petit Pierre LABBE (fils de Pierre), venu nous rendre visite, consola la «grande blessée», blessée surtout dans mon amour propre, nettoya le genou couronné et mit de l’eau fraîche sur les jambes couvertes de cloques.

 Étant loin de tous commerces, Maman devait s’organiser pour la vie de tous les jours, c’est pourquoi elle élevait des lapins, ce qui lui permettait, avec les légumes du jardin, d’assurer une partie des repas.
Les commerçants ambulants complétaient les besoins alimentaires de la famille, sauf le beurre qui était acheté dans une ferme voisine et dont les propriétaires n’étaient pas épargnés par la vie. En effet, en plus de trimer tous les jours dans leur petite exploitation, ils devaient s’occuper de leurs trois adolescents dont deux étaient handicapés mentaux. Les parents devaient sans cesse protéger André, être vulnérable, de l’agressivité de sa sœur jumelle Agnès. Seul leur troisième et dernier enfant, un garçon, pouvait leur apporter son aide. André, jeune homme très doux, aimait beaucoup Maman et acceptait de lui livrer son beurre lorsque celle-ci ne pouvait pas se déplacer, contrairement à Agnès que le seul fait de voir quelqu'un dans la cour de la ferme suffisait à rendre violente et menaçante, voire même terrifiante pour la petite fille que j'étais.
C'est également à cette période que madame Chérel, femme d’un autre fermier voisin chez qui la famille se ravitaillait en lait, mit fin à ses jours en se noyant dans une mare, incapable de surmonter les difficultés liées à leur petite exploitation.
La vie était dure, la santé fragile, et il fallait essayer de la préserver notamment en faisant les vaccins obligatoires. A cette époque, la mairie de Tresboeuf organisait une journée de vaccination dans ses locaux et les parents recevaient par la poste une convocation pour leurs jeunes enfants. C'était alors une véritable expédition. Maman, sur son vélo d’homme, prenait la route pour la mairie de Tresboeuf avec moi dans un siège enfant sur le porte-bagages et Françoise assise sur le cadre, à l’avant. En arrivant, nous passions à la queue leu leu devant un docteur qui piquait les bras frêles à la chaîne, aidé d’une assistante, puis qui tamponnait le carnet de vaccination et l’affaire était faite.
Ces épopées auraient dues être assez rapides mais c’était sans compter sur l’impressionnabilité de Françoise qui, immanquablement, tombait «dans les pommes» après son injection. Il fallait alors attendre qu’elle récupère de son malaise vagal et la petite troupe reprenait le chemin en sens inverse.
L'été 1958, Papa fut demandé par des fermiers pour aider à la moisson. Maman, qui débutait une nouvelle grossesse, fut sollicité pour préparer les repas. C'était jour de fête pour nous qui étions autorisées à accompagner nos parents, et c’était alors les retrouvailles avec les autres enfants qui, eux aussi, suivaient leurs parents. Les charrettes arrivaient des champs, chargées de gerbes façonnées par la faucheuse lieuse et étaient déliées puis disposées par les hommes en maillot de corps suants et transpirants, sur la rampe qui alimentait la batteuse. J’aimais regarder cette énorme machine dont la taille des courroies et des roues m’impressionnait et m‘effrayais en même temps. A juste titre d’ailleurs car un moment d’inattention et l'homme et la gerbe pouvaient être entraînés de la même manière dans le ventre du monstre.
A la sortie de cette machine, le grain (3), débarrassé de ses cossons, tombait dans des sacs de jute, qui, dès qu’ils étaient pleins, étaient aussitôt enlevés à dos d’hommes après un passage sur la bascule. Régulièrement, les femmes apportaient à boire aux travailleurs pour leur permettre de se désaltérer mais aussi pour chasser la poussière de leurs gorges irritées. Les meilleurs moments étaient le temps des repas, casse-croûtes et autres collations au cours desquels la maîtresse de maison mettait un point d’honneur à rassasier ses ouvriers d’un jour, car, de là, découlait la réputation de la ferme. J’appréciais beaucoup ces moment d’entre-aide et de convivialité


  Le 24 mars 1959, Maman donna naissance à sa troisième fille à la maternité de l’hôtel Dieu à Rennes. Papa demanda à Marie, l’épouse de son grand ami du séminaire, Jean Sauvé d’en être la marraine et maman demanda à Etienne, son plus jeune frère, d’être le parrain. C est ainsi que cette petite fille fut baptisée Catherine Marie Étiennette dans la chapelle de l'hôpital. Les premiers mois de la vie de Catherine, que tout le monde, sauf papa, appelait Cathy, se passèrent sans problème mais en fin d’année 1959 elle commença à avoir des rhumes qui finissaient immanquablement en problèmes pulmonaires.

Papa et Maman la conduisaient régulièrement chez le docteur qui affirmait maîtriser la situation. Il finit par lui prescrire une dose massive d’antibiotiques(4). A partir de ce moment là les choses s’aggravèrent. Les nombreux médecins consultés furent unanimes. Cathy aurait de sérieux «retards». Il y avait de fortes probabilités pour qu'elle ne marche pas, ne parle pas, ne voie pas. La pire annonce fut qu’elle ne vivrait probablement pas au-delà de ses trois ans.

Ne baissant pas les bras, Papa et Maman consultèrent une des meilleures ophtalmologistes du moment à l'hôtel Dieu, Mlle Urvoix. Ils changèrent de médecin traitant pour consulter le Docteur Dauleux, dont le cabinet se situait rue du pont des loges à Rennes, et qui avait suivi Cathy lors de ses précédentes hospitalisations. Les premières années de sa vie, Cathy passa la moitié du temps à l’hôpital ou les infirmières l’appelaient affectueusement Cathy chou.

Toutes ces actions finirent par porter leurs fruits et la maladie se stabilisa ce qui permit à Cathy de marcher à l’âge de 18 mois, de dire ses premiers mots et de conserver quelques dixièmes de vue. Il lui fut prescrit des lunettes, non pas pour améliorer sa vue car c’était impossible, mais pour la préserver de la lumière du jour.


 Lorsque Maman devait se libérer pour diverses raisons et notamment pour les problèmes de santé de Cathy, elle nous confiait à des voisins. Un jour, elle me mit en garde chez madame Juhel. Cette brave dame se rendant compte que ses allumettes avaient pris l’humidité, eut la brillante idée de les faire sécher sur un journal sur le coin de la cuisinière à bois. Et ce qui devait arriver, arriva : les allumettes prirent feu avec de grandes flammes alimentées par le papier journal. Heureusement, elle fit preuve d'une grande maîtrise et stoppa le début d’incendie en tapant dessus avec un torchon qui en conserva un souvenir cuisant.


 C’est à cette période que nous fûmes scolarisées. Bien que la Richardais fît partie de la commune de Tresboeuf, Ercée en Lamée étant plus proche, c’est là que nous débutâmes notre scolarité. Françoise commença en septembre 1959 et moi après les vacances de Pâques 1962. Françoise ne tarissait pas d’éloges sur sa maîtresse. Cette jeune femme grande et mince, qui portait le nom de Mademoiselle Lavollé s’occupait de la classe unique et se déplaçait à scooter. Aux dires de sa jeune élève, elle était gentille, belle avec ses longs cheveux noirs crêpés sur le devant à la mode des sixties, et elle sentait tellement bon.
A cette époque il n’y avait pas de cantine. La Mairie mit une salle à disposition où l’on servait aux enfants une soupe chaude préparée avec les légumes apportés par les élèves à tour de rôle. Ensuite, chacun mangeait ce qu'il avait apporté de la maison. Une assiette en fer blanc était posée au centre de chaque table et servait à mettre les déchets. Un jour, un gros morceau de rutabaga, qui avait échappé au moulin à légumes, se retrouva dans cette assiette. La «surveillante» s’en étant aperçue et le coupable ne se dénonçant pas, ce fut l’occasion, pour tous, de recevoir une leçon de morale sur le gaspillage alimentaire.

 L’une de nos distractions favorites à l’école était de déformer les noms de famille pour amuser les autres. C'est ainsi que « Moisan » devenait « Moisi », « Blouin » se transformait en « Boudin », « Gendrot », était souvent déformé en « Gendron », puis en « Chaudron » auquel on ajoutait noir.


 Le matin, avant de partir à l’école, Maman nous faisait manger. Elle nous donnait chacune notre tour, une cuillerée d’un mélange de lait chaud sucré dans lequel elle avait fait tremper de petits morceaux de pain. Cette soupe de lait était maintenue au chaud dans une soupière en faïence décorée de cerises et posée sur le coin de la cuisinière à bois. Le ventre bien plein, chargées de nos cartables, nos capuchons et du sac du «casse-croûte» nous partions pour nos deux kilomètres matinaux. Le retour du soir finissait souvent en pleurs pour moi, alors âgée de 6 ans, car, la fatigue de la journée aidant, le trajet semblait de plus en plus long. C’est alors que Françoise, jouant son rôle de grande sœur, portait mes affaires jusqu'à ce que Maman, surveillant notre retour, vienne la délester de sa charge.


 Jean-Claude, qui avait fini un apprentissage d’ajusteur-fraiseur, était toujours en pension et ne voyait pas souvent la famille. Lorsqu il fut en âge d’effectuer son service militaire, il voulut nous dire au revoir avant de partir et se rendit à l école ou nous étions scolarisées. Il demanda à nous voir et nous offrit à chacune un paquet de bonbons. C'est alors, que Françoise, confondant probablement armée et guerre (5), fondit en larmes devant la perspective de ne pas revoir son grand frère et parrain pendant de longs mois. Elle pleura une partie de la soirée, allongée sur son lit et serrant les précieuses friandises dans ses bras.


 La santé fragile de notre petit soeur Cathy nécessitait des soins fréquents et la Richardais était mal desservie. Il fallut penser à nouveau à déménager. Papa et Maman trouvèrent donc une location à La Mézière.


(1) Aucune tomate aucune fraise ne put ensuite tenir la comparaison de ces légumes de première fraîcheur dégustés sur place.

(2) Le formica est un matériau stratifié recouvert de résine artificielle. Il remplaça le bois dans les années 50.

(3) Grain:blé

(4) Ce n'est que beaucoup plus tard que ma soeur Cathy comprit que la prise d’antibiotiques, qu’on lui avait prescrite, avait été beaucoup trop importante et avait déclenché le syndrome de Steven Johnson. Ce syndrome s’attaque à toutes les muqueuses.

(5) La guerre d’Algérie venait tout juste de s'achever (mars 1962).

 




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