Préface

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 En ce matin du 22 septembre 1955, Jeanne était inquiète. Elle avait mal dormi et n’avait pas eu besoin de réveil. Elle l’avait pourtant remonté comme tous les soirs, mais elle l’avait arrêté avant que la sonnerie ne se déclenche. Elle ne voulait pas réveiller sa fille et sa petite fille profondément endormies. Elle eut un sourire en pensant que, si son gendre Albert avait été là, le plaisir de le réveiller en sursaut l’aurait fait agir autrement. Elle ne l’aimait pas, c’était comme ça. Jeanne n’aimait les hommes que lorsque son corps de femme se réveillait et elle faisait preuve, pour cette époque, de beaucoup d’indépendance.
 Elle revint vite à la réalité, et après avoir trempé son pain beurré dans son café au lait, elle arrosa le reste de son breuvage d’une petite goutte (1) qui lui donnait un goût de noisette. Ce rituel lui donnait du courage pour affronter sa dure journée de travail. Elle remplit de charbon le poêle, qu’elle avait allumé la veille pour la première fois, puis elle sortit le plus silencieusement possible de son petit deux pièces. Sur le palier, elle retint un juron. La lumière famélique ne lui avait pas permis d’éviter la soucoupe de lait qu’elle mettait pour les chats du quartier, et elle venait d’y mettre son pied chaussé d'une charentaise à semelle de feutre. Elle enfila ses sabots et, un ballot de linge dans chaque main, entreprit de descendre l’escalier extérieur couvert sur la moitié de sa longueur. Le jour pointait à peine, l’air était humide et l’automne se faisait sentir. Elle se dit qu‘il lui faudrait faire livrer du charbon.
 Elle se dirigea vers son lieu de travail au son cadencé de ses sabots de saule. Elle traversa la rue et ouvrit la porte en bois qui donnait accès au passage couvert. Cette sorte de couloir longeant le bâtiment du bouilleur débouchait à l‘air libre quelque vingt mètres plus loin. Sa partie couverte et sombre refroidissait l‘envie qu’aurait pu avoir les enfants du quartier d’aller jusqu’à l'eau. Parallèlement au lavoir, Jeanne aperçut les ouvriers déjà au travail dans un petit bâtiment vitré sur sa partie haute.
 Elle attrapa son «carrosse», se mit à genoux et commença à décrasser le linge qu’on lui avait confié. Aujourd’hui Jeanne était seule à la tâche, c’est vrai qu’il était encore tôt. Son angoisse ne la quittait pas. Sa fille arrivée depuis quelques jours déjà était sur le point d’accoucher.
 Maria, qui avait mis au monde un petit Jean-Paul lors d’une précédente union, avait eu la douleur de le perdre à l’âge de 9 mois. S’en était suivi pour Maria, une période difficile, qui l’avait conduite à rompre son mariage. Comme beaucoup de Fougerais et Fougeraises à l’époque, Maria travaillait dans une usine de chaussures et ne se laissait pas faire. Un jour qu‘une collègue l’avait particulièrement poussée à bout, sa réponse fut de lui piquer la partie charnue de son anatomie avec le poinçon qu‘elle utilisait pour son travail. Suite à cette altercation, une bagarre mémorable se déclencha pendant laquelle Maria arracha une poignée de cheveux à sa collègue qui porta plainte illico. Le jour du jugement, la plaignante amena les cheveux qu’elle avait pris soin de ramasser, et les présenta comme preuve.
 Le juge lui dit alors:

«Vous savez mademoiselle si je gardais tous les cheveux que je perds chaque matin en me coiffant, j‘en aurais beaucoup plus que ça».

Après cette remarque, le jugement fut prononcé et les deux parties mises dos à dos.(2)


 Les distractions étaient rares et le bal du 14 juillet était immanquable. C'est à l'occasion de celui-ci que Maria et Albert se rencontrèrent. Il travaillait en tant que jardinier à l’entreprise J B Martin et habitait à Loncor avec son fils Jean-Claude né d'une première union, dans un des baraquements construits en urgence à la fin de la guerre.
 Ils firent connaissance et tombèrent amoureux. Tous les deux en avaient assez de leur emploi respectif, et ils décidèrent de partir, pour quelques mois travailler à Jersey. Lorsqu’ils en revinrent, ils se mirent en «ménage» et après avoir vécu quelques temps chez Jeanne, trouvèrent un logement au Rocher coupé, à l’entrée de Fougères, sur la commune de Lécousse. Rapidement Maria se retrouva enceinte et le 4 octobre 1953 une petite fille arriva. Le prénom fût choisi par Albert en regardant le saint du jour sur l’Almanach des Postes, Télégrammes et Téléphones. C’était la Saint François d’Assise… Albert avait alors déclaré: «François assis debout ou couché, ce sera Françoise».

Suite à cette naissance, Albert et Maria firent d’ une pierre deux coups. C’est ainsi que le baptême de Françoise et leur union eurent lieu le même jour, le 17 octobre 1953. Tout cela tournait en boucle dans la tête de Jeanne; deux ans après la naissance de Françoise cette nouvelle grossesse allait elle bien se passer?
 Jeanne s‘occupait déjà de Jean-Claude. Son père l’avait inscrit à l’école St Vincent-de-Paul rue Lesueur à Fougères, dès qu’ils s’étaient installés avec Maria. Jeanne l’emmenait partout avec elle et même aux cérémonies militaires auxquelles elle ne manquait pas d’assister par respect pour les soldats disparus. Ces commémorations donnèrent à Jean Claude un grand intérêt pour tous les événements de la guerre 39-45.
 Il était souvent sollicité pour s’occuper de sa demi-sœur, alors qu‘à onze ans, il aurait préféré jouer avec les enfants de son âge. Il devait, entre autre, la promener régulièrement. Lors d’une de ces promenades, il s’arrêta devant une vitrine et ne vit pas que le landau dévalait la rue. Lorsqu‘il s’en aperçut, la voiture d’enfant, arrêtée par une bouche d’égout, était renversée, par dessus le bébé. Heureusement il y eut plus de peur que de mal et tout se termina pour le mieux pour Françoise. Il n’ en fut pas de même pour Jean Claude car Albert ayant eu vent de l’ histoire lui passa un bon savon.
Jeanne revint à la réalité. Depuis quelques temps Albert, Maria, Jean-Claude et Françoise avaient emménagé à la Pointe Bouchemaine près d’Angers . Albert y avait trouvé un emploi de jardinier, dans un château appartenant à un baron qui avait fait carrière dans l’armée et en était sorti avec le grade de colonel. A la fin de sa grossesse, Maria avait émis le souhait de mettre son bébé au monde chez sa mère à Fougères.
 Jeanne saurait s’y prendre le moment venu, car celle qu’on appelait la Marie LABBE était l’aînée d’une famille de 13 enfants et avait très tôt assumé le rôle de seconde mère auprès de ses nombreux frères et sœurs.
 L’habitude avait été prise de l’appeler par son deuxième prénom suite à la naissance de sa petite sœur que ses parents dans un grand élan d’imagination avait également appelée Jeanne….. Jamais mariée, Jeanne Marie était mère de trois enfants , Pierre, Étienne et Maria, qu’elle avait élevés seule.
Courageuse et déterminée, elle n‘avait pas attendu qu’un homme l’épouse pour faire sa vie et assumer ses choix de femme libre.
 La vie était difficile mais elle pouvait compter sur la solidarité d’après guerre et en échange de services (tuer et préparer des lapins pour ses voisins par exemple), elle était souvent conviée à manger. Un jour qu’elle était invitée avec ses enfants, l’hôtesse s’étonna de voir l’assiette d’Étienne vide en un temps record. Ce dernier lui dit le plus naturellement du monde :

«Mais non j’ai pas tout mangé, j en ai mis la moitié dans ma poche pour demain…»

A ce souvenir, elle sourit...


 Jeanne se releva péniblement. À 61 ans, ses articulations déformées par les rhumatismes la faisaient souffrir. Son travail de blanchisseuse toujours dans les courants d’air et les mains dans l’eau froide avait largement contribué à l’installation de ses douleurs. Elle fit des paquets avec le linge qu’elle venait de frotter et les porta dans le hangar du bouilleur, puis elle décida d’aller voir Françoise et Maria.
 Elle emprunta le passage couvert et déboucha sur la rue. Avant de traverser, elle regarda les affichages collés à même le mur, sur de simples rectangles maçonnés. Les affiches posées les unes sur les autres et déchirées par les intempéries étaient rendues illisibles. Heureusement ces panneaux avaient une autre fonction. Toutes les maisons étant en pierre, c‘était le seul endroit suffisamment lisse pour que les fillettes du quartier puissent y jouer à la balle sans avoir de rebonds aléatoires.
 Elle passa devant le café Harnois où elle vit les habitués boire leur petit mic (3) sur les tables en bois. Elle traversa la rue et entendit le forgeron qui avait, lui aussi, commencé sa journée et tapait hardiment sur son enclume. Ce contexte familier la rassura un peu. Tout le monde se connaissait dans ce quartier du Gué Pailloux et l’entraide était de mise.
 Laissant ses sabots à l’abri, elle ouvrit doucement la porte de son logement. Maria, l‘air fatigué, donnait son petit déjeuner à une Françoise encore toute ensommeillée du haut de ses 23 mois. Jeanne dit à sa fille d’aller se reposer et, après avoir lavé et habillé sa petite fille, elle la confia à une voisine ,Mlle Coignard. Puis elle se dirigea vers le lavoir pour se remettre à la tâche.
 Elle savait aussi pouvoir compter sur Mélanie et son mari Riton en cas de besoin. Ils ne disposaient que d’une pièce, au confort spartiate dans leur logement de Loncor, mais cette petite femme aux rondeurs rassurantes et son mari, grand homme maigre et un peu taciturne, aimaient à donner de l’affection aux enfants des autres, n‘ayant pas eu le bonheur d‘en avoir eux mêmes.
 Jeanne se rendit dans le local du bouilleur de linge ou une épaisse vapeur d‘eau s’échappait des grandes lessiveuses. Une odeur de savon et de feu de bois envahissait l’air ambiant. Les paquets de linge sortis avec un bâton s‘égouttaient sur des chevalets de bois en attendant que les blanchisseuses viennent les chercher. Jeanne se saisit de ses paquets à peine refroidis et se dirigea vers le lavoir.
 Plusieurs femmes étaient là, frottant et savonnant. Elle s‘installa en amont, là où l’eau était encore claire, et se mit à rincer son linge en échangeant les nouvelles du jour.
 Fidèle à la Chronique Républicaine qu‘elle lisait chaque semaine, elle se tenait au courant des événements qui se déroulaient en France, mais n’oubliait pas de consulter «les hommes secs» (4) comme elle disait avec humour. D‘autres, ayant davantage de moyens, avaient fait l’acquisition d’un poste de TSF, et ne manquaient jamais d’interpeller Jeanne:

«Hé, la Marie Labbé, va pt’ête falloir que tu tm’ettes au goût du jour et qut’achètes un poste.»

«Tu pourrais écouter les chansons de Charles Trênet ou de Jacqueline François».

Elles entonnaient alors :

«Tant qu’y’aura du linge à laver, on boira de la Manzanilla, tant qu’y’aura du linge à laver, des hommes on pourra s’passer».

 Tout cela finissait en éclats de rire car, même dix ans après la fin de la guerre, les gens appréciaient d’avoir survécu et, chacun célébrait cet hymne à la vie à sa manière. Après avoir tordu son linge, Jeanne l’accrocha aux fils de son étendage en se disant qu‘il serait égoutté pour le soir. Au loin les cloches de Bon Abri sonnaient les douze coups de midi indiquant que l’heure du repas approchait et qu’elle devait se hâter de rentrer et de récupérer Françoise au passage. Cet après-midi, après avoir mis sa petite fille à la sieste, elle irait ramasser des pissenlits pour ses lapins mais aussi pour sa famille. Elle les préparerait avec des œufs durs. Elle irait également au jardin, situé derrière son logement et qu’elle partageait avec les autres locataires, ramasser les dernières tomates. En arrivant dans l’ escalier, une bonne odeur de cuisine l‘accueillit. Maria, après s‘être reposée, avait réchauffé le reste de civet et avait préparé une salade . Jeanne apprécia de se mettre les pieds sous la table, cela ne lui arrivait pas si souvent.
 Tout à coup, un bruit de mobylette se fit entendre et Jeanne s’empressa de rajouter une assiette. Son fils Étienne, veilleur de nuit à l‘hôtel Dieu, était de repos et avait promis de passer.
 Bien lui en fit, car à peine le repas terminé, Maria eut ses premières douleurs. Jeanne prit aussitôt les choses en main. Après avoir envoyé Étienne prévenir la sage femme et Albert, elle prépara du linge et une grande bassine d’eau qu’elle mit à chauffer sur son poêle. L’après-midi et la nuit suivantes furent longues, et ce n’est qu’au matin à 9h50, le jeudi 23 septembre 1955 au 58 rue Gustave Flaubert à Fougères, que naquit la deuxième fille du couple Albert et Maria Gendrot. Ils l’appelèrent Mireille….

(1)une petite goutte : une goutte de calva

(2)dos à dos : les torts furent partagés à 50/50
(3)café

(4)obsèques

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