Chapitre 1 : Odeur

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Morgane regardait pensivement l’écharpe de laine qu’elle tenait entre les mains. Sasha l’avait oubliée chez elle. Elle n’aimait pas ça. Pourtant elle plongea son nez dans le tissu pourpre et inspira profondément. Une odeur d’agrumes. Un peu plus sucrée peut-être. C’était agréable. Morgane n’aimait pas ça. Son appartement allait empester. La main au-dessus de la poubelle, elle hésita. Retira son pied de la pédale et regarda le couvercle se refermer lentement. Le lainage toujours en main. Elle n’aimait vraiment pas cette écharpe.


Morgane travaillait dans la branche gaming d’une entreprise d’informatique. Ses talents créatifs lui avaient permis d’avoir un poste en développement dans les gros projets de jeux types RPG. Cela faisait maintenant un peu plus de deux ans qu’elle bossait dans une équipe plutôt sympathique de trois filles dont, Cléo et Emilie, ses collègues programmatrice et Nora la cheffe de projet. Morgane s’y sentait bien. L’entreprise avait beau être ouverte aux alphas et omégas, il n’y avait pas d’oméga actuellement à son étage ou dans son équipe. Seule Nora était une alpha. Une panthère noire assez mignonne sous sa forme animale.

— Ça vous dit un verre en équipe ce soir les filles ?

Morgane leva les yeux de son clavier. Elle n’aimait pas sortir. L’odeur des quelques omégas sans suppresseur qu’elle pouvait croiser lui était trop désagréable.

— Non.

— Aller Mo ! Tu ne viens jamais, la supplia Cléo.

— Tu es une bêta, tu n’es pas dérangée pas les phéromones d’omégas.

— Tu n’as qu’à prendre des suppresseurs alpha, protesta Emilie.

— Ce n’est pas une question de suppresseurs, soupira Nora.

En effet, Morgane n’en avait pas besoin. Elle était une alpha comme Nora. Une louve d’argent aux gènes dominants. Pour autant, contrairement à tous les autres alphas qu’elle connaissait, elle n’avait jamais développé ses caractères sexuels secondaires. Elle ne connaissait pas les cycles de rut. Les omégas en chaleurs ne l’affectaient en rien. Hormis l’odeur désagréable de leurs phéromones durant les cycles de chaleur, leur présence n’avait aucun effet sur elle. Ce qu’elle trouvait assez confortable. Un alpha pouvait rapidement devenir agressif s’il ne soulageait pas la pulsion sexuelle d’un rut. D’autant plus s’ils étaient dominants. Raison pour laquelle il était rare de trouver une entreprise qui acceptait bêta, alphas et omégas mélangés. Morgane avait trouvé assez intelligent le choix du PDG d’Infocorp en intégrant aux locaux quelques chambres hermétiques pour les ébats de ses employés.

— J’avais l’intention de vous présenter votre nouvelle collègue.

— Tu me la présenteras lundi.

Morgane ferma son ordinateur portable, le rangea avec quelques prises de notes et balança son sac sur le dos.

— À lundi.

Nora la regarda se diriger vers l’ascenseur en soupirant.

— Quel clebs mal léché alors !

— Un vrai loup solitaire celle-là, surenchérit Emilie. Alors qui est la nouvelle ?

— Vous allez l’adorer !

Nora les pressa pour ranger leurs affaires. Il était l’heure de boire depuis cinq minutes déjà. Lambiner un vendredi soir n’était pas dans ses habitudes.


Quelques pintes plus tard pour Nora et Émilie, cocktails et vin pour Cléo, les rires allaient bon train. On s’était moqué de Morgane et son humeur ravissante. On avait râlé sur les erreurs de code introuvables. On avait putiné sur les collègues du dessous affectés aux applications sans lendemains de haut turnover. Morgane était revenue entre deux verres parce qu’on l’aimait bien tout de même, puis la nouvelle était arrivée.

— Cléo, Emilie, voici Sasha ! Programmeuse talentueuse qui complètera votre équipe.

Les deux femmes furent saisies par son allure étonnante. Elle avait une tignasse de cheveux blanc coupés relativement court qui encadrait un visage tout aussi pâle, mangé par d’immenses yeux d’or. Sa petite taille et son sourire affable lui donnaient un air enfantin qui contrastait avec son look vestimentaire un peu rebelle, dira-t-on. Une veste en cuir noire ouverte sur un teeshirt Rolling Stones et un jean délavé.

— Salut ! j’espère qu’on s’entendra bien.

— Ça dépend de ce que tu bois.

— Je vais prendre une IPA !

Cléo fit la moue, tandis que Nora et Emilie félicitaient son choix.

— Tu n’es pas une bêta, remarqua Emilie aux vues de la couleur de ses yeux.

— Non en effet. Ça vous dérange ?

— Nous, non, mais…

— On verra ça lundi ! coupa Nora.

Elle leva son verre et frappa avec entrain contre celui de Sasha.

— À ton arrivée parmi nous !


Morgane passa son weekend à dormir et fignoler quelques lignes de code. Assise sur le bord de son lit, lundi matin, elle se sentait morose. Elle n’aurait su dire pourquoi. Douche, petit-déj’, brossage de dents, elle attrapa son sac et sortit. Il pleuvait à verse. Elle serait obligée de prendre les transports en commun. Elle enfila son masque hermétique et alla s’installer sur une place unique. Un oméga en chaleur et un alpha non loin de lui qui semblait lutter pour se contenir. Deux inconscients sans suppresseurs. Morgane fut soulagée de descendre.

En sortant de l’ascenseur, elle vit que le poste de travail en face du sien était occupé. C’est vrai, la nouvelle. Un petit bout emmitouflé dans un snood pourpre, coiffé d’une tignasse blanche en bataille. Une belle allure de geek. Morgane se raidit. Sans lui accorder plus d’attention, elle se précipita dans le bureau de sa cheffe.

— C’est une Omega !!

À moitié nue, la tête de son assistante entre les jambes, Nora éclata de rire.

— Ça t’énerve tellement que tu en sors les crocs ?

Morgane reprit forme humaine. Son visage de loup lui avait échappé.

— C’est une oméga, répéta-t-elle.

— Et alors ? Tu sais bien que ça ne va pas t’affecter.

— Mais…

Un frisson intense parcouru Nora. Elle sourit à son assistante puis se rhabilla.

— Morgane, tu es dans une entreprise mixte. Tu sais que je t’aime et que je ne fais pas ça pour t’emmerder. Sasha avait simplement le meilleur CV.

Morgane fit volteface et claqua la porte. Elle n’avait pas vraiment le choix que d’être dans cette entreprise, c’était simplement la meilleure en termes de jeux vidéos. L’absence d’omégas dans sa branche était une chance qu’elle venait de perdre.

Sasha regarda Morgane se laisser tomber sur sa chaise. Elle avait rarement vu un visage aussi fermé. Emilie et Cléo l’avaient gentiment mise en garde en se quittant après le bar le vendredi soir.

— Tu verras Morgane lundi. T’offusque pas si elle ne te calcule pas. Elle n’est pas méchante, elle n’aime juste pas les omégas.

Les filles n’avaient pas pu en dire plus. Morgane ne s’était jamais épanchée sur les raisons de son aversion. Sasha la regarda par-dessus ses lunettes. Aucun doute sur le faite qu’elle était une alpha, mais son odeur était étrange. Comme atténuée, mais pas par des suppresseurs, il n’y avait pas cette petite note acide que laissait les médicaments. Croisant leur regard, Cléo et Emilie haussèrent les épaules en signe d’impuissance. Parfois Morgane les dépassait.

— Tu descends manger avec nous ?

— Non merci, j’ai ma gamelle.

Cléo rassura Sasha d’un sourire en la rejoignant devant les ascenseurs, Sasha ne mangeait jamais avec elles. Sa présence ne changeait pas grand-chose.

— D’ailleurs, ta présence ne change pas grand-chose tout court.

— Elle est tout le temps comme ça ?

Emilie et Cléo se regardèrent.

— Oui ! affirma Cléo.

— Ça doit être insupportable de bosser avec elle…

— Pas vraiment, la contredit Emilie. Elle est efficace, bosse bien, n’a jamais un mot de travers sur notre propre travail et aide volontiers. Je pense qu’on pourrait faire pire comme collègue.

— Et puis je t’ai dit, continua Cléo, avec le temps on finit par apprécier son côté taciturne.

Sasha avait du mal à les croire.


Deux mois étaient passés. Si Morgane n’avait jamais adressé la parole à Sasha en dehors d’extrême nécessité concernant le travail, elle s’était néanmoins détendue. Sasha ne sentait rien. Pourtant elle travaillait en forme semi-animale, ses oreilles et sa queue visible. Un beau pelage blanc. Surement une sorte de petit canidé. Morgane ne comprenait pas l’intérêt de maintenir cette forme. Rester assis avec une queue était particulièrement désagréable. Le « ping » de sa messagerie pro attira son attention. « bureau, truc à te dire ». La marque de fabrique des geeks, on ne se déplaçait pas pour appeler quelqu’un, dût-il faire un mètre. Morgane se leva, fit le mètre qui séparait son box de travail du bureau de Nora et poussa la porte.

— Les dates du festival du jeu vidéo sont tombées. C’est plus tôt que l’année dernière, tu n’auras pas le temps de terminer le développement de la démo de War Of Dragons.

— Cléo peut m’aider, je sais qu’elle est en avance sur les textures des sols.

— Non, tu vas bosser avec Sasha, elle a terminé sa mission.

— Hors de question !

Crocs sortis, Morgane n’avait pas retenu sa tête de loup. Nora regarda son aspect humanoïde avec un air moqueur. Sa queue touffue battait nerveusement l’air et ses mains velues laissaient voir des griffes acérées.

— Tu vas mettre des poils partout.

— Tu sais que j’aime bosser chez moi le soir !

— Tu n’as qu’à aller chez elle au lieu de l’inviter, comme ça ton appart ne sentira pas.

— Nora !

— Décision prise. Et puis arrête, je t’ai vu l’observer. Elle t’intrigue.

Morgane se mit à grogner. Nora se transforma promptement.

— Comment oses-tu grogner dans mon bureau !

Morgane baissa les oreilles et reprit forme humaine.

— Va ! Espèce de cabot enragé.

Morgane claqua la porte du bureau. Elle connaissait Nora depuis sa plus tendre enfance et avait à peu près tout vécu avec elle. Un respect immense et une confiance solide liaient leur amitié, ce qui ne les empêchait pas de se disputer dès qu’elles en avaient l’occasion. Elles étaient comme ça. Morgane souffla furieusement, pas encore décidée à admettre ses torts. Nora avait fait exprès, Cléo aurait largement pu travailler avec elle sur la démo. Mais non ! Il fallait qu’elle se mêle de sa vie d’alpha raté ! Si Morgane ne s’en préoccupait pas, Nora le faisait pour elle. L’absence de rut chez son amie la tracassait, craignant qu’elle finisse sa vie en loup solitaire aigrie. Ce qu’elle était déjà, soit. Elle avait d’abord respecté son aversion et l’avait rencardée avec tout un tas de partenaires potentiels, hommes, femmes, alphas. Morgane s’était prêtée au jeu, forçant le trait de sa mauvaise humeur, mais honorant toujours ses rendez-vous sans rechigner. Il y avait bien eu quelques personnes qui l’avaient séduite en quelques années, mais l’odeur avait toujours été un problème. Nora avait finalement passé outre sa détestation et lui avait présenté des omégas. Mêmes résultats. Nora désespérait. Elle avait fini par faire appel à un spécialiste canin pour évaluer la truffe de Morgane. Cela avait fixé les choses. Même pour un loup d’argent, elle avait un odorat autrement plus performant que la normale.

— Mais je ne comprends pas. Ce n’est pas parce que tu sens mieux, que tu dois détester tout ce que tu sens.

— Certes. Mais rares sont les odeurs que j’apprécie puisque je les trouve toutes entêtantes et persistantes.

Nora avait jeté l’éponge. Morgane serait une vieille louve aigrie. Elle avait réellement hésité à recaler Sasha sur le seul fait de son appartenance au genre oméga. Ce qui était parfaitement injuste. D’autant qu’à l’entretien, Nora avait elle aussi remarqué son absence d’odeur assez étonnante. Ce vieux cabot grincheux allait s’en remettre.

Morgane se laissa retomber devant son ordinateur, mâchonnant son agacement. Elle leva les yeux vers Sasha. Elle regardait intensément l’un de ses écrans, semblant chercher une erreur dans une ligne de code. Morgane devait l’admettre, Sasha était discrète et travailleuse. Au moins deux qualités qu’elle appréciait chez quelqu’un. Si elle se forçait à l’imaginer en bêta, en oubliant ses oreilles blanches qui s’agitaient sans cesse, elle pouvait même la trouver appréciable. Au moins autant que Cléo et Emilie. Ces deux-là étaient comme Nora, n’avaient aucun état d’âme quant à sa mauvaise humeur. Cela la poussait à en jouer d’autant plus et les filles l’avaient bien compris. Des échanges aussi absurdes qu’entêtés aboutissaient souvent en rires moqueurs entre elles jusqu’à ce que Morgane cède ou admette qu’elle exagérait. Soit. Elle pouvait faire un effort. Il lui était en effet impossible de terminer la démo seule pour la date annoncée, dût-elle ne pas dormir.

« No t’a dit pour la démo ? »

« Elle m’a dit qu’elle t’en parlerait »

« trankil »

« T sure ? »

« Passe moi ton num, je t’envoie mon adresse. Rdv 19 h »

« j’amène un truc ? »

« On commande ? »

« ok »

Morgane éteignit ses écrans, rangea son ordi et se dirigea vers l’ascenseur. Elle n’avait pas besoin d’être à la compagnie pour ce qui lui restait à faire. En soi, toutes auraient pu passer quasiment l’intégralité de leur temps chez elles. Bosser au bureau était juste plus convivial.

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