Prologue

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Le vent s’engouffrait entre les cordages et les mâts, allant claquer sèchement contre les voiles du navire ; celles-ci portaient les couleurs de la Compagnie Marchande de Nidara, d’azur, une ancre d’argent en son centre. Le vaisseau filait, bien moins rapide qu’à l’accoutumée, incessamment repoussé par l’anhraj, puissante bouffée du monde qui ne soufflait qu’au nord. Comme un avertissement du monde, la terre au loin paraissait refuser leur venue. Rares étaient les audacieux qui s’engageaient en ces mers, craignant les mystères qui pesaient autour d’elles. Mille ans de silence, mille ans de secrets – nul ne savait ce que les Dieux cachaient par-delà la légendaire Mer des Brumes, nul ne savait ce qu’il était advenu du continent de Na’iir.

Au-dessus des flots sombres, une épaisse brume s’était levée, semblant emprisonner quiconque aurait l’audace de s’y aventurer. Le froid se répandait sur le pont, crispant les marins qui grelottaient alors tels des enfants effrayés.

Seul sur la proue, le capitaine guettait l’horizon. Il savait que la compagnie à laquelle il avait volé le navire était à ses trousses, que la famine touchait ses hommes depuis des jours, mais il était trop tard pour reculer. Et, de toute manière, lui ne reculait jamais. Si l’équipage avait réellement souhaité fuir, faire demi-tour et rentrer au port, il leur aurait demandé une barque et aurait ramé, seul sur les flots, probablement destiné à mourir, mais toujours fier. Harro était respecté de tous pour sa bravoure.

Mais cette expédition n’était pas une simple preuve de courage pour lui. Les histoires entourant Na’iir avaient piqué sa curiosité et, doublée d’un orgueil certain, il s’était lancé dans cette folle aventure. Trouver un équipage ne fut pas chose aisée. Des mousses trop ambitieux, des parias, des vieillards ou encore des minots rêvant à l’aventure, voilà ce qu’il avait trouvé. Mais il avait promis à chacun d’entre eux gloire et richesse, et il était homme de parole.

S’ils partaient délaissés du monde, ils reviendraient en héros.

— Terre ! Terre !, hurla-t-on.

Les yeux gris d’Harro se levèrent vivement vers la vigie. Perchée sur le nid-de-pie, ce n’était qu’un gamin des rues qui avait attiré son attention pour son agilité surprenante. Il pointait du doigt l’est. Le capitaine plissa les yeux pour tenter d’apercevoir la terre, mais n’entrevit rien à travers la brume. Pourtant, il ordonna de conserver le cap, commençant à beugler des ordres tandis que ses hommes s’activaient le pont.

De son perchoir, la vigie les guidait toujours, tandis qu’Harro laissait un sourire couler sur ses lèvres. Il n’était pas si fou que le pensaient certains – et Na’iir n’était pas si inaccessible que le prétendaient les légendes.

Il fallut encore de longues minutes avant que le navire n’accoste sur une plage grisâtre. Harro en descendit aussi vite que possible, ses pieds soulevant un épais nuage de sable. Il toussota avant de se pencher pour en saisir une poignée. Les grains s’écoulèrent entre ses doigts, y laissant une trace noircie. Il tapota ses mains, fronçant les sourcils.

— Des cendres, constata-t-il.

— Vous savez c’qu’on dit…

Caressant d’une main le bouc qui pendait à son menton, Harro offrit un coup d’œil sévère à celui qui venait de parler. C’était un garçon de l’équipage, il n’était même pas encore un homme. Il n’avait pas de nom, et tous s’accordaient à l’appeler Loupiot – petit par la taille et par l’âge, il menaçait souvent, mais n’agissait jamais vraiment. La seule fois où il avait dû se défendre physiquement, sa seule arme avait été sa mâchoire. Le vieux Zahr en portait d’ailleurs encore la marque sur le bras.

— Je t’ai pas tiré de chez les Orcs pour qu’tu nous sortes tes conneries, le réprimanda Harro.

— Ferme-la, Loupiot, grommela un autre matelot.

Le capitaine soupira, passant sa main contre sa nuque où pendouillait une queue de cheval filasse. Il regarda autour de lui, cherchant la grandeur et la puissance des légendaires Haviir.

— Vous avez tous vos armes ?

Les membres de l’équipage répondirent à l’unisson, d’un ton las. Les doigts d’Harro se resserrèrent autour du pommeau de son sabre alors qu’il s’avançait sur la plage de cendres, ses hommes sur les talons. Leurs pas étaient étouffés par l’épaisse couche arénacée et seuls leurs soupirs épuisés trahissaient leur présence en ces lieux que le temps et l’histoire avaient maudits.

La troupe désorganisée gravit ce qui semblait être une colline, admirant alors les antiques ruines de Na’iir. Les cœurs se soulevèrent et les souffles se firent courts face au macabre spectacle.

Les cendres avaient recouvert l’île entière. Les immenses plaines étaient toutes de jais faites, les steppes changées en vallons, les monts autrefois aigus devenus ronds. Subsistaient les vestiges d’un bois, dont les troncs calcinés et les souches roussies par les feux d’un temps lointain semblaient confirmer les théories quant à la triste fin des Haviir. Ils avaient amené le feu en leurs terres en appelant à l’aide les créatures les plus viles qui soient, et avaient brûlé sous la colère de leurs alliés. Il fallait être bien sot pour faire confiance aux dragons. Par endroits, des flammes restaient, ondulant lascivement au milieu de ces champs de mort, comme les échos d’un temps oublié refusant de se taire.

Il n’y avait pas une âme ici ; seules des sculptures trop réalistes demeuraient, témoignant de la vie qui fut autrefois. Harro regarda avec effroi l’horreur qui se dessinait sous ses yeux – pourtant, il ne laissa rien paraître, se refusant à la faiblesse face à ses hommes. D’un mouvement de tête, il leur indiqua d’avancer, ses pas traînant des nuages de cendres tandis qu’il descendait la colline pour s’approcher des statues noires.

Son cœur se serra tandis qu’il marchait parmi elles. Elles n’étaient pas réalistes, mais bien réelles. Autrefois vivantes. Les mains rejoignaient les visages dans des hurlements d’horreur, les gueules grandes ouvertes en ces cris qui avaient accompagné les Haviir dans leur agonie. Un frisson lui parcourut l’échine tandis qu’il avançait lentement. Une goutte de sueur perla à son front. Il avait l’étrange impression de les entendre hurler, comme si leurs glapissements résonnaient en écho aux vents qui ne cessaient de souffler. Na’iir était une terre figée, figée au jour de sa destruction, si bien que même les râles subsistaient. Le capitaine secoua la tête – c’était impossible. La fatigue et la faim devaient parler plutôt que sa raison, c’était la seule explication.

— Cap’taine, on devrait peut-être pas être là…

Harro s’arrêta pour faire face au gamin qui venait de parler. Ses sourcils se firent barre au-dessus de ses yeux et ses lèvres se plissèrent.

— Loupiot, qu’est-ce que j’t’ai déjà dit ?

— C’est que… J’crois que j’les entends crier.

Les mots du petit furent comme un coup à la poitrine. Lui aussi les entendait. Il vit les hommes blêmir, se regardant d’un air entendu, comme acquiesçant aux paroles du garçon. Harro déglutit avant d’agiter la tête, tâchant de garder la mine sévère. Il tendit une main autoritaire devant lui, tentant de maintenir le calme et la discipline parmi l’équipage.

— Dis pas d’conneries, gronda-t-il. On y va.

Se détournant de ses hommes, il reprit sa marche. Mais Loupiot le rejoignit en trottant, le saisissant par la manche pour l’arrêter.

— J’veux pas être là, murmura-t-il.

— Tu t’es embarqué dans cette expédition, tu y restes, tonna le capitaine.

— Mais…

— Je ne veux rien entendre.

Harro pointa du doigt l’immense mont qui se trouvait à plusieurs lieues de là. Imposant, plus noir encore qu’une nuit sans lune, il dominait l’île entière. Situé au centre des Îles de Kah, on l’appelait Kahjak, plus haut sommet du monde d’Embrumie et volcan endormi depuis des milliers d’années maintenant. Au pied du puy, la cité royale de Rahnas demeurait intacte sous sa couverture de cendres. Elle était si impressionnante par sa grandeur qu’ils pouvaient la distinguer malgré la légère brume qui commençait à quitter les mers pour s’infiltrer sur le continent, paraissant les suivre dans leur traversée des terres maudites.

— Là-bas. C’est là-bas qu’on va. Au sommet du monde.

La fierté suintait en les mots d’Harro. Il croyait en ce rêve fou qu’était le sien, fouler les terres désolées de Na’iir, percer le secret de la disparition des Haviir, trouver le trésor de Rahnas et retourner ensuite dans le monde vivant. Il serait couvert de gloire et d’or, il serait un héros. Son nom resterait à jamais gravé dans les mémoires et plus jamais il ne serait moqué pour son ambition démesurée.

Le gamin déglutit difficilement, la gorge nouée par la peur, mais l’un des marins le poussa pour le faire avancer. Ils n’avaient pas de temps à perdre.

— Tu verras Loupiot, quand on rentrera… Tu ne regretteras pas d’être venu.

Harro reprit aussitôt sa marche, ses yeux gris embrassant le paysage – il sentait son rêve se rapprocher de lui à toute vitesse alors qu’il continuait à avancer parmi les statues de cendres. Les visages horrifiés semblaient hurler aux marins de fuir, mais, portés par l’ambition de leur meneur, ils ne laissaient pas leurs regards s’attarder sur les étranges sculptures, comme craignant leur corruption.

Ils avancèrent longtemps, le pas traînant à mesure que le temps passait. Celui-ci commençait à se faire long et la fatigue tant que la faim commençaient à ronger l’esprit et la raison de chacun. Ils étaient presque au pied du puy lorsque l’un d’eux s’écroula, soulevant sous son poids une nuée noire. Harro se précipita vers lui, s’agenouillant pour le saisir par les épaules.

— On y est presque, il est trop tard pour abandonner, tenta-t-il de l’encourager.

— Je n’peux plus…

Le fier capitaine fronça les sourcils, agitant la tête. Mais alors qu’il allait insister, un vent fort se leva. Et parmi les puissantes bourrasques, il lui sembla entendre quelque chose. Harro regarda autour de lui, l’œil alerte, les lèvres entrouvertes sous la surprise.

— Vous avez entendu ? demanda-t-il.

— C’est… un chant ?

Un chant, oui. Une mélopée légère et harmonieuse semblait danser avec le blizzard. Elle sonnait comme une mélodie d’antan, un secret soufflé à l’oreille, un murmure prophétique. Il se tourna et se retourna, encore et encore, tentant de comprendre d’où cela venait. Mais seul un bruissement venu de Kahjak répondit à ses interrogations muettes. Lentement, Harro leva la tête vers le mont, plissant les yeux pour distinguer la silhouette qui se dessinait à son sommet. Son regard parvint à percer la brume et son cœur rata un battement.

Un corps large et difforme, tout fait de noires écailles, reposait dans un nid immense. La créature disposait de quatre membres tordus et dotés de griffes terrifiantes. Contre son dos parcouru de piques, deux ailes reposaient, trouées, déchirées, meurtries par d’antiques combats. Une queue encerclait la bête. Et sa face ne pouvait qu’inspirer la peur, supportant une gueule effroyable dont la mâchoire semblait cacher des dents tranchantes.

Et si ses paupières étaient closes, les légendes n’avaient que trop raconté quel sang abreuvait ses yeux.

Mille ans de sommeil. Mille ans de silence. Il se disait que jamais Nah’lak ne se réveillerait. Pourtant, les marins furent terrifiés par sa vision. Loupiot fut le premier à fuir, partant à travers la steppe en courant. Harro fit signe aux autres de ne pas le suivre. La bête dormait. Et eux devaient rester braves. Il ordonna d’un geste à ses hommes de continuer.

— Cap’taine, c’est… C’est peut-être trop dangereux, osa un jeune mousse.

— Alors tu n’as qu’à rejoindre Loupiot !, cracha le meneur. Moi, je vais vers la richesse.

Mais alors qu’Harro faisait un pas de plus, le vent se fit plus fort, le freinant dans sa marche. Il tenta d’avancer encore, tenta de faire barrière à l’anhraj de ses bras. Mais ses oreilles sifflèrent tandis que la mélopée s’accentuait, devenant criarde. Et les hurlements des sculptures se joignirent à la mélodie, dansant avec la tempête tandis que Na’iir se préparait à devenir le théâtre d’une tragédie de plus. Le monde sembla alors tournoyer dans une valse démente autour des marins ambitieux, les cris retentissant à leurs oreilles avec puissance tandis que les chants lointains se faisaient proches, fous, ne devenant plus qu’un bourdonnement inaudible. Ils durent cacher leurs oreilles de leurs mains, projetés à terre par la douleur de ces sons qu’ils n’auraient dû entendre. Les Dieux les punissaient pour leur audace, leur faisant regretter d’avoir foulé une terre que l’histoire avait interdite.

— Ren, sauve-nous !, supplia soudain l’un des hommes.

Et tout se tut soudain. Le silence retomba sur Na’iir et les marins se regardèrent, les yeux baignés de larmes, les cœurs fous. Puis un bruissement fit écho aux mélopées, derrière eux – et tournant la tête, ils virent la bête qui lentement se redressait. Ils virent ses yeux sanglants, regard reptilien où coulait le vice, parcourir le monde avant de se poser sur eux.

Un étrange feulement s’échappa de sa gueule avant qu’il ne déverse un torrent de flammes autour de lui.

Ils coururent aussi vite qu’ils purent avant de se faire trop facilement rattraper par la colère de Nah’lak – celle-ci les happa en un instant alors que la créature déployait ses ailes pour s’envoler, suivant la mélopée qui avait repris.

Et tandis que la bête avalait le monde de ses ailes pour quitter le continent, les pluies de cendres qui avaient cessé depuis longtemps dévorèrent à nouveau Na’iir. Une rafale se leva à nouveau, déchirant le monde d’un souffle strident, et la tempête se déchaîna, réduisant à néant ce que la Crise Draconique n’avait pas dévasté.

À mesure que les secondes filaient, la tourmente enflait – et le destin du monde semblait se graver dans la pierre ; il avait été prédit que ce qui était né des Cendres retournerait aux Cendres, et irrémédiablement, Embrumie était vouée à la désolation.

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