La chute

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De toutes les discriminations celle dont Big est l'objet est la plus terrible. Bien sûr personne ne décide de sa naissance ! Mais l'obésité agit transversalement. On peut être arabe et gros, gay et gros, juif et gros. Les reclus des exclus. Ceux pour qui la solidarité ne tient pas, ceux à qui on assène un jugement irrémédiable. Le gros est le symbole de l'oisiveté, de l'absence de volonté et de goût de l'effort. Tout ce que la société exècre. La sécurité sociale les traque parce qu'ils coûtent chers. Les publicitaires les fuient. Les mutuelles n'en parlons même pas. Peu d'associations militent pour leur intégration puisqu'ils ne sont pas le fruit d'une injustice. C'est un poids individuel à traîner. Les obèses sont incapables de revendiquer quoique ce soit. C'est leur faute exclusive parce qu'ils ne sont pas raisonnables et que ce qu'ils représentent vient bafouer l'espèce. Ils vivent un drame solitaire et silencieux, parce que les qu’en-dira-t-on pensent qu'ils n'auraient qu'à faire régime, comme un junky n'a qu'à se désintoxiquer ou qu'un alcoolique n'a qu'à arrêter de boire. Cela semble tellement facile pour eux, que l'on a cessé de s'interroger sur ce qui fait que ce ne soit pas aussi simple. Même si à causes de quelques statistiques alarmistes, l'opinion public a décidé de ne plus les traiter comme un cas isolé, on sait bien que le culte de la performance et l'image du corps formaté l'attendent aux encoignures. Big connaît la violence qui se cache dans les phrases assassines incrustées en bas des publicités : Maintenant que vous êtes informés, il n'y a plus de raison que ça vous arrive. Il sait comment la haine se dissimule derrière la bonne conscience. Comme si la prophylaxie primaire et les campagnes de prévention suffisaient à se prémunir d'un fléau qui agit avant tout comme un drame individuel. Au moins, maintenant, il se sent victime de quelque chose, des excès de la société de consommation et de la malbouffe. Mais c'est toujours lui le faible que l'on pointe du doigt, que l'on stigmatise. Il n'y a rien à gagner en le culpabilisant de la sorte. Le médecin lui a proposé l'implantation d'un anneau gastrique, mais l'opération peut s'avérer délicate. Il n'est pas sûr que son cœur enrobé de couenne supporte une anesthésie générale. Il lui faudrait perdre du poids d'abord. Joli paradoxe ! De toute façon, il n'en veut pas. Il n'en veut pas parce qu'il pense que ce n'est pas la solution de traiter sa faiblesse par de la facilité. Son corps souffre suffisamment comme ça. A quoi bon lui infliger des sévices supplémentaires ? De toute façon, il croit que son organisme rejetterait un élément inconnu, comme il rejette tout ce qui n'est pas alimentaire. Sa peau refuse les caresses. Il ne supporte pas qu'on le touche. Il déteste les accolades et autres baisers. Il hait tout le monde, lui en premier et c'est comme ça ! Personne n'a jamais su accueillir sa détresse, même pas sa propre mère qui l'a gavé de contradictions. La voilà l'histoire de sa vie. Elle l'a laissé téter goulûment son sein tout en le rejetant violemment. Il lui a été impossible de s'individualiser, c'est ce que la psy lui a expliqué dans un bureau dépourvu de chaleur, dans une institution emprunte de dégoût de ce qu'il est : un être en souffrance. La diététicienne a essayé de lui apprendre la modération, à doser sagement les lipides et compenser avec des protéines. Mais Big n'a pas envie d'être sage, il s'en tape de la modération. Il veut jouir, jouir d'une jouissance jamais satisfaite. Il veut incorporer du bon : l'amour qu'il n'a jamais eu parce que premier de la fratrie, il a toujours dû partager avec ses frères et sœurs ; parce qu'il n'y a que quand il bouffe qu'il se sent vivant ; parce que l'origine de son mal vient du rejet systématique des autres enfants ; parce qu'il était pataud et grassouillet ; parce que toute sa vie il a été affublé de sobriquets débiles : bouboule, porcinet, gros tas et tant d'autres encore. Les enfants sont méchants et le monde est cruel. Surtout les femmes qu'il n'a jamais osé aborder. Encore une fois à cause de son corps et à cause de ce désir ardent qui fait de lui un être sale, libidineux et crasse. Alors il a compensé, ingurgité, avalé, bouffé et englouti. Jamais rassasié et toujours affamé de ce qui lui semble inaccessible, c'est à dire le bonheur.

C'est parce qu'il emmerde tous ces cons que Big entre dans le fast food et commande un plateau débordant de hamburgers. Ils en veulent des clichés ? Alors il va leur en offrir : un pachyderme glouton arborant fièrement l'objet de sa perte. L'oeil brillant de convoitise, il se dirige vers une table. Il s'assied avec difficulté répandant sa masse ample sur toute la banquette. La table rivée au sol lui écrase le ventre. Il déballe le premier sandwich et le mord à pleines dents. Sept péchés capitaux pour une peine maximale : La paresse : même pas foutu de cuisiner sa pitance. L'orgueil : plutôt crever que d'aimer l'humanité. La gourmandise : c'est un fait avéré. La luxure : Il compense par la bouffe. L'avarice : Il ne céderait sa part à aucun crève la faim. La colère : Il voudrait tous les voir crever. L'envie : Il voudrait leur ressembler.

En mastiquant ces choses infâmes, il se rappelle le jour où il voulut en finir. Un suicide aussi pathétique que son existence. En essayant de nouer la corde autour de la poutre, la chaise a craqué sous son poids et il s'est retrouvé sur le dos à gigoter comme une tortue retournée sur sa carapace. Incapable de se relever, il dut attendre plusieurs jours que sa sœur vienne lui rendre visite à patauger dans ses excréments. L'humiliation suprême ! Il aura fallu pas moins de huit pompiers pour descendre la civière dans l'escalier étroit. Mais il a échappé au pire, ils voulaient faire venir une nacelle pour le passer par la fenêtre. C'est à l'hôpital qu'il a rencontré la psychologue, la nutritionniste et la ribambelle d'experts qui pensaient savoir ce qui est bon pour lui. Même le curé a essayé de lui faire entendre qu'avec l'aide de dieu, il pourrait purifier son âme et son corps. Que des foutaises !

En attendant un agréable sentiment de satisfaction gagne tout son être. Il va pouvoir se remettre en route. Ça ne sert à rien de s'attarder ici, surtout qu'il va enfin bifurquer de la grand rue, quitter le regard réprobateur des passants et s'enfoncer dans la périphérie sinueuse. Big est une espèce de kyste bénin, une boule de chair qu'il faut soigner. Pas vraiment parce que c'est dangereux, mais plutôt parce que c'est disgracieux. Plus que son poids lui même, c'est d'être un symptôme de la société qui l'énerve. Cela doit tenir d'une conception esthétique, d'une recherche de la perfection ou d'une forme d'empathie pathogène. Il les dérange parce qu'ils pourraient devenir comme lui, leurs enfants risquent de devenir comme lui et c'est leur responsabilité à tous de maintenir l'humanité en bonne ordre. Pourtant sa déviance n'a rien de nuisible en soi. D'accord il ne travaille pas, mais ce n'est pas vraiment qu'il soit incapable. C'est juste que faire figurer un individu tel que lui sur les registres du personnel ne relève pas d'une stratégie judicieuse pour l'image de l'entreprise. En plus ses difficultés à se mouvoir font de lui une personne passablement improductive. La productivité c'est la lie de ce monde. En fait, ils méconnaissent le rôle essentiel qu'il joue dans le bon équilibre de la société. En laissant déferler sur lui les flots haineux, il évite aux autres de s'entre-tuer. C'est un bouc émissaire, un de ceux que l'on hait justement parce qu'il sont nécessaires aux rouages. S'ils ne le pointaient pas du doigt qui regarderaient-ils ? Contrairement aux séropositifs, il véhicule la mort par identification et non par contagion. Si tout à coup certains venaient à penser que l'issue est dans son mode de vie, que sa philosophie de l'existence est emprunte de vérité, c'est seulement alors qu'il deviendrait dangereux. Mais pour l'heure, il commence à peine à se sentir une victime du capitalisme. Les prémices d'une remise en cause du système. Sur-sollicitation, sur-consommation. Pour certains acheteurs compulsifs ce sont les technologies ou la mode qui sont addictives. Pour lui, c'est la bouffe. C'est assez paradoxal car dans une logique aboutie et assumée, on devrait le porter aux nues. Un héros ! Imaginez des affiches en 4x3 avec un gros vantant les mérites d'une chaîne de supermarchés : Relancez la croissance. Bouffez ! En fait il est la démonstration exacte que le libéralisme ne peut pas tenir. Que les aberrations qu'il crée sont insoutenables. Voilà ! Il représente l'incarnation du vieil adage : pour comprendre une société regardez ses marges. Les marges que de tous temps il a fallu éradiquer. C'est la loi normale qui veut ça. Comme dans une distribution Gaussienne on rejette les extrêmes, dans une civilisation on phagocyte les anomalies. Pourtant ce sont elles qui déterminent ce vers quoi elle tend. CQFD.

Bientôt Big sera chez lui. Après avoir rangé les courses, il pourra enfin se faire gicler de cette vermine qui le gangrène, sa colère qui ne désemplit pas. C'est pour cela qu'il se branle sans cesse et qu'il chie autant. Des grosses merdes nauséabondes, le surplus que ses adipocytes ne peuvent tolérer. Son foutre c'est pareil, c'est du concentré d'injustice et des saletés refoulées qu'il absorbe sans savoir comment s'en dépatouiller. Un jour il faudra qu'il songe à se dégoter une autre cassette, histoire de changer de sonorités. Il aimerait bien trouver quelque chose de plus sensuel, moins animal, plus à la mesure de la gentille caissière. Une fois qu'il en avait les moyens, il a essayé une prostituée. Un moment épique lorsqu'il a tenté de s'allonger sur elle et que dans une geste réflexe elle s'est protégée le visage avec les bras en criant : « Non ! ça va pas le faire ». Pour le tarif qu'ils avaient négociés, c'était impossible qu'elle simule la motivation et s'agite sur lui. Avec son budget et incapable de surenchérir, il avait juste le droit de s'enfiler un bout de viande froide. C'est pour cela qu'en sortant il s'est offert un bon steak, une entrecôte tendre et tout juste saignante. Après la pute a bien essayé de le faire bander. Elle l'a sucé un peu et branlé beaucoup. Mais c'était impossible qu'il ressente du désir dans ces circonstances. Pas avec une malmenée par la vie. Pas une qui fait ça pour assurer sa subsistance. Alors après le quart d'heure réglementaire, il a remballé ses gaules, façon de parler. Et toujours puceau, il est allé se bâfrer. Ça au moins, il sait le faire.

Lorsque Big entre chez lui harassé par son périple et hors d'haleine à cause des escaliers, il est d'abord saisi par l'odeur de graillon qui stagne dans l'appartement. Tout ceci aurait bien besoin d'un bon coup de propre. Son regard se promène sur les éléments. L'évier déborde de vaisselle sale empilée dans un équilibre instable. Les assiettes traînent là, elles ne sont même pas rincées et en train de moisir. Les poubelles entassées dans un coin refoulent des odeurs de pourriture. Des emballages de toutes sortes, boites de gâteaux, sachets de chips, pack de jus de fruits jonchent le sol. La table est couverte de détritus, des restes ont séché à l'air libre. Ce qu'il voit est à son image. Les mots qui lui viennent pour décrire l'ensemble sont tous synonymes d'abandon, de perdition. Mais comment peut-il se laisser aller ainsi ? Ce n'est pas dans cet optique qu'il a été élevé. Il sait exactement ce que sa mère lui aurait dit, si elle était encore vivante. Elle lui aurait dit qu'il faut se ressaisir. Se ressaisir ! Oui, il le faudrait ! Mais c'est dans des instants comme celui là que l'on constate qu'il ne suffit pas de le vouloir pour le pouvoir. Big illustre parfaitement ce fait. Il range rapidement son butin dans le réfrigérateur et nonchalamment va se réfugier dans son lit. Pour y accéder, il shoote dans des tas de linges sales. Sa chambre pue le renfermé. Ses draps sont noirs de crasse. Mais rien ne l'empêche de s'y réfugier, en position fœtale sous les couvertures. Peut-être au réveil aura t-il la force de s'atteler à l'ouvrage ? A vrai dire, il ne se souvient pas à quand remonte la dernière fois qu'il a été secoué par la moindre énergie. Deux, trois, six mois ? Il n'en sait rien. D'ailleurs, il ne sait même plus depuis quand sa mère est morte. « Ça doit remonter au moins à ça... », qu'il se dit avant d'éclater en sanglots. De gros sanglots de bébé.

Quand il se réveille c'est parce qu'il a envie de pisser. Il est en nage, sans doute un mauvais rêve. Il se lève et se dirige vers les toilettes. Forcément il en fout partout. Difficile de viser lorsqu'on ne voit pas son sexe. Dehors il fait nuit. Il se demande l'heure qu'il est. Il n'en a aucune idée. Et ça n'a aucune importance puisque de toute façon c'est l'heure de manger. Alors il pense aux chipolatas. Il se dit que comme elles sont bientôt périmées, il n'y a pas de gênes à les faire toutes disparaître d'un coup. Cette joyeuse perspective le fait saliver. Il se rend dans la cuisine. S'empare de la poêle à frire et la passe rapidement sous l'eau en grattant le noir calciné avec l'ongle. Comme accompagnement ça sera purée en flocons chichement agrémentée de beurre, de crème et plein de fromage qui fait des fils. De longs fils qui n'en finissent plus et qui emplissent la bouche. L'huile bouillante crépite dans la poêle. Lorsqu'il retourne les saucisses ça lui pique les poignets. Il attend qu'elles soient dorées pour les retirer du feu. Il est impatient du régal qui s'annonce et se perd dans une rêverie diurne : Son appart est nickel. Rutilant de propreté. La dame de la télé est venue lui refaire la déco. Fini le papier peint à grosses fleurs des années 70. Finie la table en formica et l'horrible buffet de cuisine. Il n'y a plus de traces de la cohabitation avec sa mère, seulement un mur de petits cadres de couleur avec ses photos dedans. Il s'est fait beau pour l'occasion. Un pantalon noir taillé sur mesure, une chemise blanche immaculée et un nœud papillon. Ses cheveux gominés sont tirés en arrière. Il ressemble à un mafiosi comme dans les films, un dur à cuire à qui personne n'oserait faire de remarques sur son embonpoint. Dans son loft, il prépare deux salades : Carottes râpées, cœurs de palmiers, pamplemousses et crevettes roses. Il est entrain de ciseler le persil lorsqu'on sonne à la porte. Il va ouvrir. C'est la jolie caissière. Elle est à l'heure pour le rendez-vous. Gentille intention, elle lui a ramené des fleurs. Elle lui saute au cou. Il la serre dans ses larges bras. Elle l'embrasse frénétiquement, des milliers de petits baisers chaleureux sur tout le visage. Ils rient et sont heureux.

Mais ce soir le bonheur aura un autre goût. Il ressemblera à un plat de purée sur lequel trônent trente saucisses luisantes. Attablé devant son auge, Big ressemble à un guerrier. Il tient ses couverts comme des armes et attaque sauvagement la nourriture. Il plante sa fourchette dans les chipolatas et les présente à sa bouche. Il mord. Il déchiquette. C'est un broyeur ! Il ressemble à une pelleteuse devant un terrassement. Il creuse dans la purée enfournant le surplus dans sa gueule. Il mâche à peine les aliments car il préfère les sentir descendre entier. C'est un stakhanoviste de l'alimentation ! Un jusqu'au-boutiste de l'indigestion ! Il finit sa ventrée et lance un cri vengeur en tapant du point sur la table. C'était une tuerie ! Pour ne pas en perdre une miette, il sauce le plat avec ces doigts. Puis il l'empoigne et le lèche jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien. Juste cette agréable sensation de trop plein, qu'il tasse avec un verre de soda avalé cul sec et lâche un énorme rot .

De nouveau le vide le gagne. Il s'en veut. Il se sent mal dans ce cloaque. Il se dégoûte. Il se hait. La colère monte. Une irrépressible montée de rage. Alors d'un geste brusque il envoie valser la table. Le plat explose en cognant contre le mur. Il se lève plein de hargne. Il a envie de tout péter !

Big avance dans la nuit froide. On dirait une locomotive à vapeur. Des nuages de buée s'échappent de sa bouche. On dirait un train de marchandise en sortie de gare sauf que lui ne prendra pas de vitesse, puisqu'il tourne à son régime maximum. Il fallait qu'il sorte de là, de cet appartement, de sa vie. Il maronne en lui même. Il a enfilé sa parka et sans y penser a enfoncé un bonnet sur ses oreilles, puis a noué une écharpe autour de son cou. C'est le fantôme de sa mère qui lui a dicté sa conduite. Comment se fait-il que cette vieille bonne femme même morte soit toujours aussi possessive ? Elle est belle sa rébellion d'enfant chéri ! Tu parles d'une transgression ! Il a l'impression que sa crise d'adolescence sur le tard vient d'avorter parce qu'il a écouté sagement sa maman. Un bonnet ridicule et un cache nez kitsch. Quand arrivera t-il à enfin s'émanciper ?

Il ne sait même pas où aller et marche pour épuiser sa colère. Au moins au fil des rues désertes, il ne se sent pas gêné d'exister. Quel pourrait bien être son désir propre ? Sa vie dédouanée des contingences et des forces qui agissent au dépend de lui même. Il n'en sait rien, de même qu'il ne sait pas ce qu'il voudrait être. Qui voudrait-il être ? Il le sait vaguement : Un autre que lui. Mais sous quelle forme ? Il n'en a aucune idée. Et cette absence de réponse tourne en rond dans sa tête sans trouver d'échappatoire. Ça fait longtemps que ça le taraude, qu'il est en conflit avec ce sujet. Mais la violence de la réponse et les changements qu'elle implique l'ont toujours laissé en proie à une angoisse démesurée. Alors il s'est créé des défenses et des rituels conjuratoires se sont organisés. Son rapport à la nourriture en est un et il le sait. C'est flagrant et grossier. Il s'en veut de cette compromission foireuse mais ne sait comment passer outre. En cela il ne diffère guère des autres. Du point de vue du fonctionnement en tout cas. Les manifestations par contre sont chez lui pour le moins voyantes : C'est son corps qui a pris, c'est lui qui s'est chargé d'emmagasiner ce trop plein d'amour étouffant et ces désirs contrastés, le fait d'aimer sa mère et de la détester en même temps. C'est pour cela qu'il enrage tant contre la société. Au cause du sort qu'elle lui réserve. Son cas ne saurait être aussi simple. C'est là que réside l'ignoble du procès qu'on lui dresse. Il n'est pas et ne veut pas être un sujet à rééduquer. C'est confondre la cause et les conséquences que de lui apprendre à s'alimenter. C'est résolument trop simpliste et lui revendique sa complexité intrinsèque. En fait c'est une insulte à l'humanité que d'aborder les problèmes sous l'angle strictement comportemental. Ce n'est ni plus ni moins qu'un formatage éhonté. Vouloir faire entrer ainsi les individus dans des cases prédéfinies est une aberration de la pensée contemporaine. Tout à coup, il éclate de rire. Il imagine un énorme doigt qui lui appuierait dessus pour le faire entrer dans un box de taille standard. Pour sûr, il éclaterait comme un vulgaire cloporte répandant une substance jaunâtre sous la pression. Dans le fond c'est pour cela qu'il s'est mis en colère tout à l'heure. Quand bien même la jolie caissière aurait accepté son invitation à dîner, ils se seraient confrontés au mur du silence. Il se seraient réfugiés dans un mutisme réciproque parce qu'on ne peut rien dire de cette souffrance. Même si on souhaite au plus profond de soi exprimer cette détresse, quelque chose d'inconnu vient travestir la pensée et détourne les propos de leur objectif initial. C'est là que réside toute l'ambiguïté du langage : pour la séduire il aurait joué le rôle de celui que le poids ne gêne pas outre mesure. Et elle pour ne pas le blesser n'aurait pas osé avouer les difficultés qu'elle éprouve à se construire. Peut être même qu'elle se serait sentie provisoirement moins mal lotie. Ça l'aurait rassurée quelque part et culpabilisée en même temps. Voilà comment se serait creusé le gouffre entre eux. Comment en essayant de se rapprocher, ils se seraient éloignés davantage.

Au détour d'une rue, Big aperçoit un bar. D'habitude il ne boit pas d'alcool. Déjà en temps normal, il se sent comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Alors s'il se mettait à tituber et renverser tout ce qui traîne, son amour propre ne le supporterait pas. En plus l'ivresse fait remonter ses idées noires, son fond dépressif. C'est parce qu'il avait bu qu'il a essayé de se foutre en l'air. Quoiqu'on puisse dire, il a réussi : une belle cascade que sa chute de la chaise. Il entre dans le bar pour une soirée de tous les dangers. Il se dirige vers le comptoir en s'amusant du cocasse de la situation qui s'annonce. Il s'empare de deux tabourets de bars, les rapproche l'un de l'autre et hisse son gros cul non sans difficultés. Le barman le regarde avec des yeux exorbités. Big lui souri avant d'opiner du chef et lance un « Rock'n Roll » à l'attention de l'assistance. Il commande une grande bière, une bière à sa mesure. Le bar est peu fréquenté. Ça le déçoit un peu. Pour une fois qu'il avait envie de contacts, il n'y a rien que des habitués qui viennent là pour fuir le sinistre de leur vie. Pas vraiment une joyeuse compagnie. Comme quoi pas besoin qu'elle soit distendue pour être mal dans sa peau.

Dans le fond du bar, des jeunes jouent au billard. On dirait que eux aussi sont là pour tromper l'ennui. Big trouve cette vie sans vie d'une tristesse insoutenable. Les mecs qui picolent en silence accoudés au zinc ont l'air d'avoir été posé là. Cet endroit est un refuge, les gens viennent là pour fuir l'agitation et le bruit de la ville, ils sont ici pour se serrer les coudes dans une absence de chaleur significative du monde d'aujourd'hui. Finalement Big se sent moins seul, l'atmosphère des lieux l'approprie peu à peu. Il est quand même heureux d'être là. Sans doute parce qu'il peut voir des amoureux qui se chuchotent des secrets à l'oreille. Des fois ils s'embrassent aussi. Ils sont anachroniques, ils vivent dans une bulle. Pourvu que pour eux ça dure. Au moins deux qui seront saufs.

En venant là, Big espère rencontrer une femme revenue de tout. Une blasée de l'existence pour qui se taper un obèse serait la dernière expérience avant extinction. Faire l'amour comme si c'était la dernière fois ou ressentir une excitation perverse, il n'y a que ça qui pourrait pousser un être humain à vouloir de lui. Si c'est la carte à jouer pour enfin goûter à l'extase, il se sent même prêt à doubler la mise. Après tout « la faim justifie les moyens ! » Cette phrase le fait rire. Il en fera sa devise ou mieux son épitaphe.

Le barman pose le baron devant lui, ainsi qu'une soucoupe remplie de cacahuètes. Big s'empare du verre et s'envoie une longue rasade. La bière coule dans son estomac et l'alcool s'infiltre dans son sang. Il repose le verre à moitié vide et sent monter la satisfaction. « C'est bon quand même ! » qu'il se dit, tout en sachant qu'il doit modérer sa consommation, s'il ne veut pas se donner en spectacle. Ensuite, il s'empare d'une poignée de cacahuètes. Il veut faire l'otarie. Ça aurait fait fureur chez Barnum. A défaut de poisson, il lance un arachide et tend le cou pour l'attraper. La petite ogive monte haut dans les airs avant de retomber à coté de sa bouche, sauf qu’entre temps Big ayant voulu ajuster sa position a fait contrepoids avec son corps, et qu’un des tabourets s’est dérobé sous une de ses fesses. S’en suit une violente déflagration dans un bruit sourd. Le sol, les tables, les verres tremblent et tous les clients se retournent vers Big affalé par terre et inconscient. Lorsqu’il reprend connaissance, c’est la surprise ! La Jolie caissière est penchée au-dessus de lui. Même si son visage est inquiet, elle a l’air d’un ange.

- Ça va ?

- Je... je suis mort ?

- Ben non...

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