Big

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Big lèche ses doigts dégoulinant de sauce et repousse son assiette. Il vient de s'enfiler environ un kilo de pâtes au lard suintantes de gras et de cholestérol. Un truc lourd et indigeste sauf pour lui. Son estomac distendu enfin rassasié, il traîne son énorme bedaine de la chaise au sofa et laisse choir son opulente carcasse. Le canapé déformé par plus de deux quintaux encaisse le coup en grinçant. C'est un miracle qu'il tienne encore ensemble. Il est vieux et les coussins sont usés jusqu'à la toile. Lorsque son gros cul s'enfonce dans la mousse, il remarque qu'il a oublié d'embarquer la télécommande. Épuisé, il reprend son souffle et tend le bras en direction de l'objet. Il le touche du bout des doigts incapable de le saisir. Ça se joue pourtant à quelques millimètres. Pour s'extirper de là, il va devoir rouler à terre à cause de son centre de gravité plombé et son corps boudiné exempt de muscles. Il se déplace péniblement vers la droite. Le canapé semble sur le point de s'effondrer. Il glisse encore jusqu'à se retrouver une fesse dans le vide et se laisse tomber. Puis il se redresse en appuyant sur la table basse à deux doigts de céder. Quitte à s'être levé, autant ne pas revenir les mains vides. Il se dirige vers le frigo désertique et s'empare de la seule brique de lait. Il referme la porte et aperçoit un paquet de barres chocolatées pas encore vide. Une aubaine qu'il s'empresse de ramener avec lui. Ce coup ci, il n'oublie pas la zapette et s'installe une bonne fois pour toute. Il est en sueur. Sa respiration saccadée témoigne de l'exploit surhumain qu'il vient d'accomplir. Il pose le lait et les gâteaux à portée de main, allume le téléviseur et rembobine la cassette.

Le mécanisme de l'appareil vétuste se met en route en tirant sur la bande magnétique. Big hisse ses guibolles sur la table où son coussin l'attend. Il fait voler ses savates en les propulsant en l'air comme des fusées. Il défait péniblement sa ceinture, détache le bouton et enfonce une main dans son slip. La cassette arrive à son terme dans un claquement sec. Alors il ajuste sa position une dernière fois et appuie sur la touche lecture. En avant le cinéma ! Même s'il connaît ce porno par cœur, cela ne l'empêchera pas de fantasmer. Il imagine une fille menue aux petits seins fermes en train de le chevaucher comme une furie tandis qu'il lui beugle des insanités. Big s'en tape que le scénario soit basique. De même qu'il n'en a rien à faire que l’actrice ressemble à une rescapée des camps de la mort. Autant qu'il n'en a rien à foutre qu'elle offre son cul pour s'acheter de la came. Lui ce qui l'importe, c'est de se pignoler de bon cœur, les yeux mis clos en essayant d'agripper un sexe que son ventre proéminent rend inaccessible. De toute façon, il se contente de s'inspirer des couinements de truies qu'on trogne surajoutés au montage. Il tiendra ainsi jusqu'à la fin de la scène, lorsqu'elle se retrouvera le visage badigeonné de sperme gluant tandis qu'il s'emparera d'un vieux kleenex tout collé. Après son coït, il se sentira comme à chaque fois vaguement déçu de la fragilité du lien qui le lie à l'humanité. Quelques images pornographiques et de la bouffe. De la bouffe bien grasse. Des lipides et du sucre comme pour mieux façonner sa carapace. Pour faire perdurer le plaisir, il déballera une barre chocolatée et l'enfournera dans sa bouche grande ouverte. Le chocolat fondant et la consistance du nougat lui apporteront une source de satisfaction immédiate. Il se sentira à nouveau plein. Plein de vie. Plein de forces. Et il en aura besoin tout à l'heure pour affronter le supermarché.

Faire les courses et ceci malgré son amour inconditionnel pour la nourriture est une épreuve. D'abord parce que Big a du mal à se mouvoir. Son imposante stature et sa piètre condition physique font qu'il avance lentement. Il trépigne plus qu'il ne se déplace. Ça lui prend un temps fou rien que pour descendre les escaliers. Il est souvent pris de malaises et de vertiges. Il est obligé de s'arrêter et de s'accrocher à la rampe. Pour ne pas s'effondrer, pour ne pas dévaler l'escalier en colimaçon. Lorsqu'il remonte c'est encore pire. Son palpitant ne pompe pas suffisamment. Le sang a du mal à affluer dans ses muscles et à irriguer son cerveau. Puis il doit faire le chemin à petits pas. Souvent il manque de se ratatiner la binette et finir échoué comme un cachalot sur une plage.

Les courses sont aussi un calvaire à cause des maigres allocations qui lui sont allouées. C'est scandaleux ! Lui qui aime tant manger est obligé de se nourrir exclusivement de premier prix. Rarement du bœuf, jamais de veau. Mais beaucoup de cochonneries et des féculents : les trucs qui tiennent au corps sont le ciment de sa vie. Big suit toujours le même parcours savamment orchestré. D'abord les œufs, il est navré de ne pas pouvoir s'en offrir des élevés en plein air. Il est alors pris de compassion pour les poules de batteries et leurs conditions inadmissibles. Ensuite, il passe à côté des pommes de terre en essuyant un regret. Les patates c'est lourd à transporter et puis il faut les éplucher. Il ne se sent pas la force et continue à déambuler. Il passe à côté des légumes sans les regarder. Pas assez énergétique. C'est parce que les vaches sont herbivores qu'elles doivent brouter toute la journée. Après s'ensuivent plusieurs rouleaux de pâte feuilletée, du fromage râpé en grande quantité, plusieurs pots de crème, plusieurs pots de fromage blanc (les yaourts et autres desserts sont hors de sa portée), un camembert et du beurre. Après il achète du lait pour son petit déjeuner et pour le goûter. Du soda mais pas de la marque. Des nuggets et de la mayonnaise (ça fera un encas). Spaghettis et sauce tomate pour les vitamines. Au rayon des surgelés malgré son budget serré, il s'offre un lot de cinq pizzas en promo. Par contre pas de glace, il fait chaud dehors, et elles auraient fondu le temps qu'il rentre. Au rayon boucherie, il découvre une offre spéciale sur les chipolatas. Un euro les six ! Quelle chance ! Elles sont à la limite de la date de péremption. Il rafle le stock. Cinq barquettes ! C'est un festin qui s'annonce.

Ça lui rappelle alors qu'il n'a plus d'huile pour les faire frire. Il se dandine jusqu'au rayon. Erreur ! Il va devoir traverser celui des bombecs et il n'en a pas les moyens. Mais la tentation est trop forte, il craque lamentablement. Chocolats, caramels et les ours en gelée de son enfance. Il cède à la nostalgie et emplit sa carriole de saloperies. C'est si bon qu'il ne peut pas résister. Que serait une vie sans interdits ? Alors il presse le pas jusqu'aux caisses. Histoire de ne pas changer d'avis. Ne jamais regretter ! Arrivé à hauteur des caisses, il scrute l'horizon en espérant que son hôtesse préférée soit de corvée aujourd'hui. Il l'aperçoit et sourit intérieurement. Il se dirige vers elle. Elle à qui il pense lorsqu'il se masturbe.

Il faut dire qu'elle est jolie. Jeune et jolie, avec ses cheveux noirs ramenés en chignon et ses yeux qui pétillent tout le temps, même si on sent qu'elle n'est pas épanouie dans ce job peu gratifiant. Ça se sent qu'elle mérite mieux et Big espère pour elle. Il pense que ce travail n'est qu'un job en attendant. Un travail alimentaire le temps de finir ses études. Il la verrait bien institutrice pour les tous petits parce qu'elle est gentille et qu'elle sourit, mais pas uniquement parce que c'est inscrit sur sa fiche de poste. Avec elle, il n'a pas l'impression que le miroir soit brisé. Chez les autres personnes, il sent bien que l'image qu'il renvoie est hideuse et difforme. Mais pas avec elle, parce que c'est le regard qu'elle pose qui rend les choses belles. Même lorsque la file est plus longue, il fait l'effort d'attendre à sa caisse. Il supporte le poids de son corps en la regardant passer les produits devant le lecteur de codes barres. Il la détaille et fait le plein d'images pour meubler son vide. Il aime sa façon d'être sexy et les décolletés qu'elle porte. Il lit l'envie sur son visage lorsqu'elle regarde certains hommes. De petites œillades en biais qui en disent long. Qui disent qu'elle aime la vie et qu'elle aimerait bien se faire croquer. Ça ce voit qu'elle est un peu coquine et peu soumise aussi. C'est son jeune âge qui veut ça et son métier aussi. Alors en faisant la queue, il l'imagine à quatre pattes devant lui. Il la maintient fermement par les hanches, son gros bide repose sur son petit cul et il la baise comme un forcené. Puis il jouit dans son innocence. Il éjacule ce trop plein de haine dans son ventre chaud et gentil. Enfin il se sent vidé de toutes les immondices qu'il trimballe.

Mais la rêverie s'arrête. C'est son tour de déposer ses courses sur le tapis. Alors la honte le gagne, car ce sont uniquement des cochonneries qui vont défiler devant elle. Ses courses transpirent la misère et la précarité. C'est tout le gras qu'il ingurgite jours après jours qu'il exhibe devant elle. Il n'est qu'un porc adipeux, un gros tas de saindoux qui dégouline de graisse rance. Quelle fille accepterait de partager un tel repas avec un bibendhomme comme lui ? Pas la jolie caissière en tout cas. Pourtant elle lui sourit et le salue, tandis qu'il baisse les yeux lui répondant à peine, et qu'il fourre rapidement sa bouffe dégueulasse dans son sac de la honte à roulettes. Après en traversant la galerie marchande, il sent tous les regards posés sur lui. Les gens le regardent et le détestent. « Gros porc », « Tas de merde ». Il entend ce qu'ils pensent, tandis que piteux comme jamais il tire péniblement sa charrette.

Une fois dehors, il se sent mieux. Il respire mieux. Dans l'espace non confiné, il a moins l'impression d'être le point de convergence de toutes les curiosités malsaines. Maintenant il s'en fout. Big n'aime pas les gens et les gens le lui rendent bien. Alors il continue son périple. Chaque pas est difficile parce que ses jambes sont lourdes, parce qu'il sue comme un bœuf et parce qu'il a faim. En approchant du coin de la rue, il serre quelques piécettes dans le fond de sa poche. Il sait que le sans domicile fixe sera là. Il est toujours là. Encore plus misérable que lui. Ça le rassure de savoir que plus pitoyable existe. Ça lui procure une sensation de supériorité que de pouvoir lui faire l'aumône de quelques centimes. L'autre c'est l'alcool qui a bousillé sa vie et ravagé son corps. En tant que parias, ils devraient se soutenir. Mais non, ils s'ignoreront comme deux inconnus qui se croisent. Il sera assis par terre et ne remarquera pas Big, il détectera uniquement sa présence. Du fond de son éthylisme, il lui quémandera de quoi manger. Mais c'est un mensonge, ce mec mendie uniquement pour épancher sa soif. Une soif infinie, comme les fringales de Big. « Ce mec est un chien ! », se dit-il en approchant, il mendie comme un clebs réclame un os. Lorsque Big débouche à l'angle de la rue, le mec est là. Il est ivre. Alors il lui jette les pièces dans son chapeau en marmonnant : « A ta santé connard ! » et s'apprête à affronter la grand rue. L'interminable grand rue.

La rue commerçante est difficile à traverser, parce qu'il peut voir son reflet dans les vitrines. Une image qu'il essaie de fuir, même s'il est tenté de regarder pour vérifier que ce qu'il voit n'est pas si horrible. Mais ça l'est. Non seulement parce qu'à travers ses vêtements, on devine le développement anarchique de ses bourrelets qui pendouillent, ses boursouflures de chair, sa peau tombante repliée en accordéon, ses jambes fripées enrobées de cellulite, ses bras boudinés et le quadruple menton qui déborde du col de sa chemise. Mais aussi parce que son laisser-aller est perceptible. Ses vêtements sont vieux, usés, déformés et pleins de taches. Pitoyable ! Comment est-ce possible de se retrouver dans un état pareil ? Qu'est ce qui a bien pu annihiler sa volonté à ce point ? Les gens qui le croisent s'écartent de son chemin pour le laisser passer. Il est comme un Panzer qui avance lentement et tout droit. Les mères de famille détournent leur regard et les enfants s'esclaffent : « T'as vu comme il est gros le monsieur ? ». Les adolescents ricanent. Ces rires le blessent profondément, comme autant de coups de poignards plantés dans ce corps qu'il déteste. Mais il avance tout de même traînant la méchanceté des hommes en plus de sa surcharge pondérale.

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