Forest Lodge Manor

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  Ce matin-là, le soleil perçait péniblement le brouillard qui régnait sur la lande. L'hiver était redevenu maître de ce paysage naturel, abandonné, loin de toute civilisation. La lande étalait un tapis d'herbe brunie, brûlée par le froid tout au sud tandis que le nord se voyait entravé par les montagnes désertiques, grises et pâles. À mesure que l'on montait, la flore de bruyère se faisait de plus en plus rare et les quelques bosquets déjà chancelant sous les assauts de la saison se laissaient lentement vaincre par la brise d'altitude.

  Une parcelle boisée, cependant, venait trancher d'avec la pauvreté de ce décor, apportant une touche colorée aux highlands. Au pied de la montagne, côtoyant le Loch Tulla, se trouvait le manoir Forest Lodge, unique habitation de la région du même nom. Bâti en 1649, il fut d'abord la demeure du clan Macfarlane quatre générations durant. Mais les rébellions Jacobites qui déchirèrent toute l'Angleterre jusqu'en 1746 eurent raison de cette lignée, si bien que les Macfarlane fuirent la région pour s'exiler dans des contrées plus favorables, où leur nom n'était plus un danger pour leur vie. À l'aube du XIXème siècle, la lignée des Macfarlane s'éteignit à jamais, dans l'indifférence la plus totale.

  Par la suite, la demeure, forte de son implantation géographique et retirée, devint un établissement de soins pour aliénés, refoulés aux portes des grandes villes comme Glasgow ou Edimbourgh. L'institution ferma ses portes vingt ans plus tard seulement, emportant dans son silence, les scandales qui retentirent entre ses murs.

  Après avoir été laissé à l'abandon durant deux nouvelles décennies, il fut restauré puis modernisé afin d'accueillir des voyageurs en villégiature ; le tourisme était alors en plein essor dans ces territoires reculés.

  Et voilà que Forest Lodge Manor devint l'une des destinations les plus prisées de notables anglais comme écossais venus chercher le repos de l'âme dans ses contrées chargées d'Histoire.

  Ce fut le cas de ce nouveau visiteur...

  Après avoir franchi la lourde double porte en chêne, il traversa le hall, sa paire de gants et son haut-de-forme à la main, suivi d'un domestique. Le pauvre était bien en peine de maintenir en équilibre la pile de malles qu'avait emporté ce jeune noble. Il marchait d'un pas vif et le claquement rythmé de ses talonnettes sur le carrelage blanc marbré de noir trahissait une certaine rigueur. Peu après l'aube, c'est tout le hall qui résonna de son arrivée.

  Le réceptionniste, un homme d'âge mûr aux rouflaquettes grisonnantes, leva vers lui un regard attentif et scrutateur, derrière ses lunettes rondes cerclées de métal.

- Bienvenue à Forest Lodge Manor, monsieur.

- Merci, mon cher, répondit le nouveau venu, un demi sourire aux lèvres. Je suis Sir Brett. Je vous avais annoncé ma venue par télégramme.

  Le réceptionniste saisit un registre sous son pupitre et le compulsa énergiquement, son index parcourant les listes de noms calligraphiés.

- Ah, Sir Brett, oui ! dit-il après quelques secondes. Mais nous ne vous attendions pas avant ce midi, ajouta-t-il, embarrassé.

- Une heureuse erreur de correspondance me contraint à me présenter devant vous... avec deux heures d'avance... lança-t-il en signant le registre.

  Le réceptionniste étouffa un rire dans son poing avant de lui présenter un regard gêné.

- Je présume que ma chambre n'est pas prête, reprit le jeune homme impassible.

- Eh bien, malheureusement...

- Malheureusement ? Allons, mon ami ! Il n'y a aucun mal ! Prenez le temps qu'il vous faudra. En attendant, peut-être pourrais-je savourer ce petit-déjeuner qui fait tant la renommée de votre pays ?

  Tandis qu'il parlait, le visage du réceptionniste se détendit.

- Oh, certainement Sir ! Willie va s'occuper de vos affaires... Willie ?

  Le jeune employé qui le suivait s'approcha.

- Amène donc les malles de Sir Brett à la bagagerie, ajouta le réceptionniste. Vous trouverez la salle de restauration juste sur votre droite au bout du corridor.

- Je vous remercie.

  Sir Brett ajusta son chapeau et partit dans la direction indiquée, faisant de nouveau résonner ses bottines contre les murs de bois sculpté, ornés de toiles d'époque. Le mélange des architectures et des diverses rénovations donnait un style tout à fait particulier au manoir. Bien qu'il fût bâti deux cents cinquante ans plus tôt, l'endroit imposait à quiconque le regardait son style néogothique, très en vogue depuis le début du siècle. À l'extérieur, chaque angle de la demeure était orné d'une poivrière dont les fenêtres en lancette donnaient un peu plus de majesté à l'ensemble. Un sentiment qui pouvait cependant être contrebalancé par la présence des lucarnes en pierre taillée, symétriquement placées de part et d'autre de la bâtisse. En effet, ce simple détail donnait une impression de lugubrité ; sentiment renforcé par les toits d'ardoise vétustes par endroits et les chéneaux crénelés dont la pierre avait été usée et noircie par les intempéries répétées de la région. À bien y regarder, la demeure avait un certain charme. Mais elle possédait un "je-ne-sais-quoi" qui la rendait mystérieuse, intrigante et qui amenait inévitablement, à un moment ou un autre, son hôte à la regarder avec perplexité. À moins que ce ne fut la présence de tous ces portraits de Lairds écossais brandis sur les murs du corridor, comme autant de témoins des affres du passé. Un passé empreint de guerres incessantes tant entre les clans écossais qu'avec le royaume d'Angleterre. Assurément, l'armée britannique avait su s'imposer dans le monde au fil des siècles, mais à voir ces figures illustres, Sir Brett se dit que les écossais n'étaient pas en reste. Sans doute était-ce dû à leur kilt... Il ralentit le pas et parcourut, chemin faisant, les descriptions : "Lord Mango Murray, 1683", "Alexander Macdonald, 1st Baron Macdonald, 1769", "Robert Roy Macgregor, 1701" pour ne citer que ceux-là. Bien qu'il ne connût pas l'histoire de chacun, elle devait être sans aucun doute fort intéressante. Mais pour l'heure, il était encore tôt, le voyage de nuit avait été fort remuant et Sir Brett avait une faim de loup.

  Lors de la dernière rénovation, la salle de réception avait été reconfigurée en salle de restauration. Elle disposait de larges baies vitrées savamment disposées afin de laisser pénétrer dès l'aube le soleil rasant les cimes. Cette vision lui donna l'impression d'un palais d'enchanteur où la lumière était reine et la majesté son habit de tous les jours en toute saison. Mais malgré la beauté architecturale qui l'entourait et le froid piquant qui régnait au dehors, Sir Brett choisit de s'installer en terrasse, là où il pouvait admirer et savourer la quiétude de ces collines et les rayons illuminant le Loch Tulla. Il prit place à l'une des tables drapées de broderies fines, un peu à l'écart, déposa son chapeau et ses gants sur une chaise non loin et poussa un soupir de satisfaction.

  Pour la première fois depuis bien longtemps, il se sentait serein.

  Après quelques minutes, une servante ravissante s'approcha. Il ne suffit que d'un instant pour qu'il oublie le paysage qui se dessinait tout autour de lui. Bien qu'elle eût les cheveux attachés en un chignon parfait, Sir Brett put les deviner ondulés. Et incontestablement plus beaux encore lorsque le soleil venait s'y refléter. Mais si sa chevelure savait attendrir ses émotions, la couleur de ses yeux était son plus grand ravissement. Semblables à deux émeraudes dans leurs écrins de blancheur, ils donnaient à la servante une profondeur des plus savoureuse à son regard. De taille moyenne et de physionomie enjôleuse, elle avait su captiver toute son attention.

  À tel point qu'elle dut répéter deux fois sa question.

- ... votre petit-déjeuner, Sir ?

  Le regard de Sir Brett descendit soudain sur ses mains.

- Mais vous avez les mains vides, ma chère ! lança-t-il, pris au dépourvu.

- C'est-à-dire que je venais vous proposer différents choix... dit-elle, gênée.

- Oh... Toutes mes excuses... Vous disiez donc ?

- Lorne sausages agrémentées de Tattie Scone, White pudding ou bien du porridge accompagné d'Arbroath Smokie.

- Hormis le pudding et le porridge, je ne connais rien d'autre. Mais il ne me déplairait pas de découvrir l'un ou l'autre de ces plats...

  Sir Brett réfléchit un instant.

- Allons bon ! Je vous laisse choisir pour moi, déclara-t-il alors.

- Que je... ?

- J'ai toute confiance en vous, mademoiselle.

  La servante devint rouge de confusion avant de s'éclipser vers le manoir en pressant le pas. Sir Brett retourna à sa rêverie et se perdit cette fois en contemplant les ondes à la surface du Loch. Une légère brise avait commencé à souffler sur la cime des grands conifères alentours, amenant jusqu'à lui le chant des oiseaux. À bien y réfléchir, cette "retraite spirituelle" ne commençait pas si mal ; l'ambiance de la région l'envahissait déjà.

  Loin de l'agitation du monde et des grandes villes, il se sentit revivre, là, perdu au coeur des Highlands, au nord du Parc national du Loch Lommond et des Trossachs. Même si l'aube du XXième siècle pointait son nez, la nature était toujours reine dans ces contrées, pour le plus grand plaisir de ceux que n'affectionnaient guère la compagnie de la foule ou, plus simplement, celle de leurs semblables. En somme, Forest Lodge était un lieu vénéré par les être solitaires.

  Et Sir Brett était l'un de ceux-là.

  Déjà adolescent, il ne goûtait guère la vie en société et les événements qu'il traversa dix ans auparavant ne modifièrent point sa vision des choses. Il se promit qu'une fois l'institut quitté, il changerait de vie et entamerait un travail sur lui-même. Aujourd'hui, il était fier de l'homme qu'il était devenu. Ses affaires marchaient modestement mais sa situation financière était au beau fixe. Toujours de bon conseil, il sut se construire au fil des années un réseau de partenaires, de connaissances, d'amis, à qui il prodiguait moult recommandations. Et bien qu'il se voulait toujours modeste, ses amis lui reconnaissaient malgré tout une certaine sagesse d'esprit.

  En cette période cependant, il éprouva le besoin de faire à nouveau le point avec lui-même. C'est la raison pour laquelle il avait choisi cet endroit reculé. Reculé pour échapper à l'inévitable réalité du monde. Reculé pour mieux se confronter aux doutes qui l'assaillaient. Maintes fois il avait discuté avec ses amis les plus proches et nombreux furent les conseils qu'ils lui donnèrent. Mais il avait la certitude que lui seul pouvait trouver la solution à son mal. Ainsi la solitude lui sembla-t-elle le meilleur remède.

  Du moins jusqu'à ce qu'il rencontre cette jeune femme. Cette jeune femme qu'il considérait désormais comme un rêve... Son image se superposa sur le loch et les quelques rayons s'engouffrant par une trouée de nuages formèrent un rai de lumière venant directement embellir la scène qu'il s'imaginait.

  Oui... La réalité ne pouvait pas être plus belle qu'un rêve...

  Il en était à ce point de sa réflexion lorsque la servante refit son apparition sur le seuil de la terrasse, les bras chargés de son petit-déjeuner sur un plateau d'argent.

- Pour vous permettre une découverte en douceur, j'ai pensé qu'il vous plairait de goûter à notre Arbroath Smokie accompagnant le porridge que vous connaissez déjà, déclara-t-elle en déposant les assiettes face à lui. Et comme boisson, voici un Scottish Breakfast, un thé noir bien de chez nous.

  Joignant le geste à la parole, elle déposa sur un coin de table la théière et un petit pot de lait.

- Merci, ma chère mais... je ne prends jamais de lait, dit Sir Brett, un sourire en coin.

- Notre thé est très fort, Sir... Je préfère vous le laisser, lui répondit-elle amusée.

- Soit.

  La servante resta encore quelques tandis que Sir Brett ajouta un sucre et porta la tasse à ses lèvres. Après en avoir laissé refroidir la surface, il prit une petite gorgée qui crispa soudainement les traits de son visage.

- Après réflexion, je vais ajouter un peu de lait...

  La jeune femme ne put réprimer un rire, dévoilant par la même un sourire éclatant qui ravit de plus belle son hôte ; lequel s'amusa de sa propre situation et lui rendit son sourire.

- À votre service, Sir.

  Elle fit une révérence et tourna les talons.

  Lorsqu'il porta son attention sur le plat qui était devant lui, Sir Brett parut intrigué. Cet Arbroath Smokie n'était visiblement pas un plat très consistant. L'assiette ne contenait que deux petits aiglefins fumés, saupoudrés de gros sel avec quelques rondelles de citron. Heureusement qu'il pouvait compter sur le porridge pour sustenter sa faim. Il commença cependant par prendre une bouchée de poisson. Certes, ce n'était pas la première fois qu'il en mangeait, mais celui-ci avait cependant une saveur particulièrement agréable.

- La chair est exquise, n'est-ce pas ?

  La voix de l'inconnu coupa son coup de fourchette dans son élan. Il se trouvait assis à la table sur sa droite ; un gentleman d'un âge avancé au vu de sa chevelure blanche et finement peignée. Il portait une chemise blanche au col remonté ainsi qu'une cravate noire assortie à son gilet court et sa veste, tous deux noirs également. Et s'eût été vraiment une grossière erreur que de penser cet homme étranger à cette région : il portait sous la taille un kilt dont les motifs vert et bleu nuit s'accordaient à merveille avec le reste de sa tenue. Mais Sir Brett fut bien agacé de devoir engager quelque conversation que ce soit pendant son repas. Lui qui avait pourtant choisi une table à l'écart, comment n'avait-il pas constaté la présence de cet homme ?

- Je vous demande pardon ? lança Sir Brett, résigné.

- Je vous parlais du poisson, jeune homme.

- Oh... oui... Le goût est particulier mais loin d'être désagréable, répondit Sir Brett en prenant une nouvelle bouchée.

- L'histoire veut pourtant que ce plat ne soit pas typique de cette région.

- Vraiment ?

- L'Arbroath Smokie est originaire d'"Arbroath", un charmant village de pêcheurs qui se trouve en réalité sur la côte Est des Highlands. La recette a été importée il y a maintenant... une éternité ! poursuivit-il dans un grand éclat de rire.

  Tout en finissant son poisson, Sir Brett l'écoutait sans le quitter du regard. Pour une raison qu'il ignorait, il avait déjà vu cet homme quelque part...

- Mais pardonnez mon impolitesse, ajouta-t-il en le rejoignant. Sir Ailbeart T. Bain.

  Il lui tendit une main tandis que Sir Brett finit de s'essuyer les lèvres du coin de sa serviette.

- Sir Jamie Brett.

  Les deux hommes échangèrent une poignée de main.

- Enchanté de faire votre connaissance, Sir.

- C'est un plaisir partagé... Sir, dit-il en appuyant le dernier mot tout en souriant.

  Sir Bain prit place à ses côtés, à son grand étonnement.

- Vous ne prenez donc rien ? dit Sir Brett en jetant un oeil rapide à la table qu'il venait de quitter.

- Ne vous en faites pas, j'ai mes habitudes... répondit-il en balayant la question d'un revers de main. Mais dites-moi plutôt, quelle raison vous amène à séjourner dans notre belle région ?

  Sir Brett leva un sourcil.

- Comment diable savez-vous que je compte y séjourner ? demanda-t-il en ajoutant du lait dans on thé.

- À en juger par votre ignorance de notre terroir et le monticule d'affaires qui vous attendent à la bagagerie, j'ai peine à croire que vous ne soyiez que de passage...

  Sir Brett fit taper sa tasse dans la coupelle de porcelaine.

- Serait-ce que vous me surveillez... Sir ? lança-t-il avec un regard noir.

- Allons, allons, n'en prenez pas ombrage, jeune homme... J'admets vous avoir observé, mais par pure curiosité. Il se passe si peu de choses par ici... Et puis, je m'amusais à mettre en pratique les préceptes d'un détective que j'ai découvert dans le Strand il y a plusieurs années...

- En somme, vous me voyez comme une curiosité locale, doublé d'un exercice de réflexion.

- Une fois encore, n'en prenez pas ombrage, Sir...

- Entre gentlemen de bonnes familles, je ne m'abaisserais point à cela, n'ayez crainte.

- Vous m'en voyez soulagé...

- Cependant, je n'ai pu réprimer mon étonnement lorsque je vous ai vu rejoindre ma table, qui plus est sans formuler quelque commande que ce soit et, de surcroît, en tenue traditionnelle... Ces rares éléments me font dire que vous devez vous ennuyer grandement parmi les vôtres, au point que vous êtes prêt à parcourir je ne sais combien de miles pour rejoindre ce centre de villégiature perdu au coeur des highlands où rien ne se passe tout au long de l'an...

  Sir Bain ouvrit des yeux ronds.

- Oui... j'ai également parcouru les histoires de ce détective de papier étant plus jeune...Bien que je n'aie pas la prétention de penser que j'ai vu juste cette fois...

  Son interlocuteur partit dans un grand éclat de rire.

- Mon cher, vous n'y allez pas de main morte ! s'exclama-t-il. Effectivement, je tente désespérément de tromper mon ennui ; ma vie au sein de ma demeure et sur mes terres a fini par ne plus m'apporter le bonheur et la satisfaction d'antan. Que voulez-vous, je me suis lassé...

- Vos terres...?

- Je suis le propriétaire du domaine de Clashgour, à environ trois miles un peu plus à l'Ouest. Une petite région fort vallonnée mais très aride, soit dit en passant. Ma demeure se situe vers le Nord, encerclée par une chaîne de montagnes... Je suis perdu au beau milieu de nulle part, entre l'herbe morte et le vent qui soupire...

- Voilà qui est dit avec tant de poésie.

- Oui... Je tue le temps comme je peux...

- Vous vous promenez souvent par ici ?

- Oui, tous les matins... Mais je m'en veux de vous importuner si longuement. Permettez-moi de prendre congé...

  Cette dernière phrase fut si soudaine que Sir Brett ne put cacher son étonnement. Avant même qu'il ait eu le temps de prononcer un mot, Sir Bain s'éloignait déjà.

- Tout va bien, Sir ?

  Sir Brett tressaillit en laissant échapper sa tasse. Lorsque qu'il tourna la tête, il découvrit la présence de la jeune servante, une lueur d'inquiétude sincère au fond des yeux. Passé cet instant de double surprise, il reprit contenance en lui présentant son plus beau sourire.

- À merveille, ma chère, à merveille, répondit-il.

- Vous... vous êtes sûr ? hésita la jeune femme.

- Ma foi, oui... renchérit-il, perplexe.

  La jeune femme ne parut pas soulagée pour autant.

- Quelque chose semble vous tracasser, ajouta-t-il.

- Pas du tout, Sir, je... je voulais seulement savoir si le petit-déjeuner était à votre convenance...

- Ah. Si cela peut vous tranquilliser mademoiselle, sachez que ces plats autant que le cadre qui les entoure sont en tous points parfaits. J'en profite pour vous remercier de cette découverte culinaire...

- À votre service, Sir...

  Sur ces mots, elle desservit les assiettes vides cependant que Sir Brett s'en alla admirer le paysage depuis la balustrade de pierre, sa tasse de thé à la main. Il jeta un regard en arrière, en direction de cette jeune femme qui, il dut bien l'admettre, avait fait chavirer son coeur. Et que dire de cet aristocrate qui avait su, en quelques minutes seulement, piquer sa curiosité. Peut-être pourrait-il projeter de visiter, dans les prochains jours, son domaine ? Clashgour. Quel nom curieux... Décidément, il n'était pas arrivé depuis une heure qu'il avait déjà la certitude qu'il pourrait se changer les idées en peu de temps. La brise environnante le tira cependant de sa rêverie. À l'horizon, les nuages gris se firent plus denses et les rayons du soleil s'éclipsèrent.

  Se changer les idées. Oui, c'était une évidence... Autant que son thé froid était devenu imbuvable.

  Quelques heures plus tard l'on vint le chercher pour lui annoncer que sa chambre était prête et ses bagages déjà montées à l'intérieur. De son côté, Sir Brett avait tué le temps en visitant la demeure et ses jardins. Mais c'est surtout la bibliothèque du manoir qui eut toutes les faveurs de son attention. À en juger par sa décoration et son architecture, cette pièce n'avait jamais été rénovée depuis la construction du bâtiment.

  Confortablement installé dans un Chesterfield au cuir vert et passé, il goûta le plaisir de redécouvrir les mots qui firent la renommée du grand Walter Scott, au travers de sa Dame du Lac et de Rob Roy, sans doute l'un de ses romans les plus connus. Et la saveur de ses lectures fut telle qu'au cours de l'après-midi, il retourna dans ce lieu déserté par les pensionnaires. Au sein de ce lieu, où régnait l'odeur de poussière et de papier jauni, Sir Brett se sentait protégé. Comme chez lui. Mais il fut bien agacé, un moment venu, de manquer de lumière pour poursuivre ses lectures.

  Contre toute attente, Sir Brett était resté auprès de Walter Scott dans le confort de la bibliothèque jusqu'à la nuit tombée et il dut bien se résigner à fermer son livre s'il ne voulait pas manquer le dîner. Dîner qui par ailleurs ne l'enchantait guère plus que cela dans la mesure où cela le contraignait à se mêler à la foule des clients. Mais si la contrainte était réelle, la motivation qui le poussa à rejoindre la salle de restauration était loin d'en être une...

  Au cours de son repas tout aussi traditionnel et savoureux que son petit-déjeuner, Sir Brett guettait du coin de l'oeil les allers et venues des domestiques, dans l'espoir de voir peut-être le doux visage qui le servit en début de matinée. Mais il ne le vit pas de la soirée. En dépit des convenances, il commanda d'ailleurs une viande et un poisson, tant pour goûter aux spécialités du pays que pour retarder le moment où il devrait se lever de table. Et ces commandes, loin d'étonner les domestiques qui le servirent, suscita cependant l'indignation dans le regard des occupants aux tables voisines. Un brin taquin, Sir Brett s'amusa de ce petit effet provoqué. Il n'avait que faire de ces aristocrates aux cols remontés, tirés à quatre épingles et dont l'agacement dans le regard faisait friser à lui seul leurs moustaches en guidon. Bien sûr, du fait de son titre, il appartenait lui aussi à ce monde, mais il avait la conviction que la classe sociale ne faisait en rien la personnalité d'un individu. Ainsi dégusta-t-il son boeuf Angus à la sauce après avoir dégusté quelques tranches de saumon.

  Mais la demoiselle n'avait pas reparu, à sa grande déception. Après avoir terminé son Cranachan, succulent dessert à base de crème fouettée agrémentée de miel, de fruits rouges et de flocons d'avoine, il quitta la salle en direction de la terrasse. Il put alors admirer, dans cette solitude qu'il affectionnait tant, la lune se refléter dans la surface lisse du Loch. Il releva le col de son smoking sous l'effet du vent froid mais ne cessait d'admirer le paysage éclairé par cette lueur argentée.

- Encore un homme qui n'aime pas le monde ?

  Sir Brett se retourna, quittant un instant cette vision de quiétude. Derrière lui se tenait un homme d'allure sportive, entre deux âges, les cheveux légèrement grisonnants et le visage rasé de près. Tenant nonchalamment une cigarette à la main, il ne cessait de le regarder.

- J'ai bien essayé de prendre des cours pour y remédier mais que voulez-vous ? Mes efforts sont restés vains... monsieur... ?

- Mason... Alan Matthew Mason, répondit l'homme en lui tendant une main.

- Jamie J. Brett. Enchanté, enchaîna Sir Brett en lui serrant la main.

- C'est un plaisir "Jamie Gee" !

  Sir Brett ouvrit des yeux ronds.

- Oh, pardon... ! Je suis confus, monsieur. C'est une déformation professionnelle... se rattrapa Mason.

- Et quel est votre travail ?

- Je suis médecin. Avec le temps, j'ai pris l'habitude d'appeler mes patients par leur prénom.

- Je comprends mieux.

- Et vous, quelle est donc votre activité ?

  Il s'apprêta à répondre mais se ravisa aussitôt, comme pris d'un doute.

- Voilà un sujet que j'aimerais mieux ne pas aborder, dit-il après quelques secondes.

- Ah ? Il semblerait vraiment que vous appréciiez peu la compagnie de vos semblables.

- Visite de courtoisie ou acte médical ? lança Sir Brett du tac au tac.

- Absence de tact ?

- Autant que de retenue...

- Sauvage ?

- Intrusif...

- Agoraphobe ?

- Raseur...

- Meurtri ?

- Frustré...

  Un silence s'ensuivit pendant lequel ils se fixèrent du regard, l'un l'autre. Le Dr Mason avait une petite lueur amusée au fond des yeux tandis que Sir Brett avait perdu toute bonne humeur. Ses yeux contenaient, eux, une lueur inquiétante.

- Nombre de médecins diagnostiquent leurs patients en s'appuyant sur des maux. Mais je pense qu'une simple discussion peut en dire beaucoup plus long sur un homme, que les maux dont il souffre...

  Sans qu'il ne s'en soit rendu compte, la lumière de la lune s'était peu à peu tamisée, effacée par le ciel soudain chargé de nuages. Sir Brett ne distingua plus qu'une silhouette se découper grâce aux chandelles de la salle de restauration.

  Il fit un pas de côté, impatient de rentrer, en proie à la fraîcheur nocturne et à un sentiment de colère.

- Que signifie-t-il ce "Gee" ? lança le docteur, amusé, tandis que son interlocuteur s'éloignait.

  Sir Brett marqua un temps d'arrêt, puis répondit sèchement par-dessus son épaule, sans même le regarder :

- Le bonsoir... docteur... !

  Il reprit alors sa marche d'un pas énergique, faisant claquer ses talons sur le sol de pierre grise, sans se rendre compte qu'un orage commençait à gronder. Le docteur, appuyé sur la balustrade le regarda s'éloigner, un sourire en coin, avant de porter son regard vers le ciel lourd. "Voilà qui n'augure rien de bon..."

  Le lendemain matin, Sir Brett se présenta comme la veille, aux aurores, sur la terrasse. Il prit place à la même table et s'assit sur la même chaise, face au Loch. Et comme la veille, il fut servi par la jeune demoiselle qui lui fit découvrir, cette fois-ci, l'Aberdeen Rowie, un délicieux petit pain en pâte feuilletée et au bon goût de beurre dont la texture rappelle le croissant français. En en mangeant seulement un, Sir Brett n'avait quasiment plus faim, et dieu sait que la fraîcheur de la nuit lui avait creusé l'appétit, mais à la fin du second, il se sentit bien incapable d'avaler quoi que ce soit d'autre, à l'exception de son thé, avec un peu de lait, bien sûr.

  Ses pensées furent bien plus confuses que la veille, cependant. Lui qui n'aspirait qu'à la tranquillité. Lui qui n'aspirait qu'à s'éloigner des soucis du quotidien, voilà qu'en l'espace d'une journée il se sentit repoussé dans les retranchement de son âme. Voilà qu'il s'éprenait d'une jeune femme inconnue en un regard, qu'un aristocrate se servait de lui pour combler ses journées d'ennui et qu'un médecin s'invitait à la fête dans l'espoir de sonder son esprit. Sur un point au moins ce dernier avait raison, il dut bien le reconnaître : Sir Brett avait du mal à supporter ses semblables.

  Se pouvait-il qu'il devînt paranoïaque ? Que la seule présence d'une autre personne à ses côtés lui fût insupportable ? Intolérable ? Non. Il ne pouvait se l'imaginer. Après tout, il ne rechignerait pas à passer un peu de temps avec cette demoiselle. Mais pour l'heure, il avait besoin d'être seul. Vraiment seul. Complètement. Les paroles de Sir Bain lui revinrent alors en mémoire : "...Clashgour... Je suis perdu au beau milieu de nulle part..."

  Voilà ce dont il avait besoin : un lieu plus reculé encore que le Manoir Forest Lodge...

  Terminant son thé, il se leva puis mit son chapeau. Tout en enfilant ses gants, il sentit sur lui comme un regard pesant. Machinalement il releva la tête en observant les tables alentour. Son sentiment trouva bien vite sa cause : quelques tables plus loin sur sa droite, à la limite de la terrasse, il croisa le regard de Sir Bain vêtu de cette même tenue qu'il portait la veille. Il lui adressa un sourire en hochant de la tête puis son regard alla se perdre sur l'horizon. Sir Brett, étonné que l'homme pourtant si loquace auparavant ne le soit pas davantage ce jour, se découvrit sommairement en signe de politesse alors qu'il ne lui prêtait déjà plus attention. Puis il tourna les talons et se rendit vers la salle de restauration. En chemin, il croisa de nouveau la servante et lui saisit doucement un bras tandis qu'elle s'affairait à sa tâche d'un pas pressé.

- Mademoiselle ? Peut-être accepterez-vous de me dire à qui j'ai l'honneur de devoir la découverte de ces plats traditionnels ?

  La servante, un instant prise de court par cette question, finit par lui répondre avec un sourire :

- Aleyna, Sir...

  Sir Brett se découvrit à nouveau en répétant son prénom, puis quitta la salle. Il emprunta le long corridor tapissé de portraits avant de déboucher sur le hall d'entrée. Là, il découvrit, non sans un étonnement certain, le Dr Mason en conversation très animée avec le réceptionniste. Le premier frappait frénétiquement la couverture de ce qui semblait être le registre. Lorsque le réceptionniste s'aperçut de la présence de Sir Brett, il s'adressa directement à lui, sans guère plus tenir compte des propos du médecin ; lequel en le voyant se contenta d'ajouter à l'attention du réceptionniste : "Nous reprendrons cela plus tard..." Après quoi il adressa un signe de tête à Sir Brett qui arrivait simultanément au guichet.

- Des ennuis ? demanda Sir Brett, inquisiteur.

- Une légère discordance de point de vue, Sir. Rien d'important, s'empressa de dire le réceptionniste.

- Je vois...

- Vous désirez ?

- Auriez-vous une carte de la région ?

- Certainement, Sir...Un instant.

  Tout en parlant, le réceptionniste se mit en quête de l'objet dans un meuble derrière lui.

- Voilà, Sir...

- Je vous remercie, conclut Sir Brett en empochant la carte.

  Il avait déjà tourné les talons lorsque le réceptionniste lui dit :

- M'est-il permis de vous demander quel coin il vous plairait de visiter ?

- J'ai besoin de m'aérer. Mais il n'est pas impossible que mes pas m'entraînent vers le domaine de Clashgour...

- Le domaine de Clashgour ? À pieds ?

- Je suis un marcheur de nature...

- Vous comptez partir longtemps ?

- Pourquoi cette question ?

- Disons que c'est assez loin d'ici...

- Je vous l'ai dit, j'aime marcher.

- J'ai peur que vous ne puissiez malgré tout être de retour pour l'heure du déjeuner...

- Avec ce qui m'a été servi ce matin, je pense pouvoir tenir un peu plus longtemps, mon cher.

- Acceptez alors au moins d'emporter un petit quelque chose, au cas où...

- C'est une attention fort appréciable. J'accepte, dit Sir Brett en revenant vers le comptoir.

- Je vais vous faire apporter un en-cas.

  Le réceptionniste fit tinter une petite clochette et un domestique apparut aussitôt. Après lui avoir glissé quelques mots, il s'éclipsa et revint une dizaine de minutes plus tard, portant une besace joufflue dans les mains.

- Une dernière chose, Sir... commença le réceptionniste.

- Oui... ? fit-il passablement agacé.

- Essayez de rentrer avant la nuit.

- Mon ami, je ne pars pas en expédition. Il s'agit d'une simple promenade.

- J'entends bien, mais...

- Ne vous sentez pas obligé de me chaperonner comme une mère envers son enfant, mon ami...

  Il enfila sa besace en bandoulière puis prit congé des deux hommes. Il traversa le hall, déposa son haut-de-forme sur une patère à l'entrée et disparut par la double-porte.

  Après avoir parcouru un mile sur la piste de terre qui faisait office de route dans cette contrée reculée, Sir Brett renoua enfin avec ce sentiment de quiétude qui l'avait envahi le matin précédent. De part et d'autre, il admirait la forêt clairsemée qui, en cette froide saison, était gorgée d'humidité. Hormis la brise, seul le chant des oiseaux troublait le silence. Dieu seul savait à quel point il se sentait heureux en cet instant. La plaine tout autour de la forêt envoyait jusqu'à ses narines le doux parfum de l'herbe sèche, ravivant dans sa mémoire les souvenirs de son enfance à la campagne. Lorsqu'il atteignit la lisière de la forêt, la matinée était déjà bien avancée. Soucieux de parvenir au domaine de Clashgour avant midi, il sortit sa carte et l'étudia durant quelques minutes. Le domaine se situait au nord, à la naissance de la deuxième rivière qu'il rencontrerait sur son chemin. Il en aurait encore pour une petite heure à un rythme soutenu. Il reprit donc sa marche tout en rangeant la carte.

  Sir Brett découvrit enfin la rivière en question qui remontait en pente douce sur sa droite. Le décor étant désormais nettement moins fourni, il ne pourrait pas compter sur quelque arbre pour s'abriter de la pluie. Le temps en effet sembla fort incertain,bien qu'il ne fut pas si différent depuis son arrivée. Devant ses yeux s'étendait une petite colline à la végétation aride.

  Les écossais avaient parfois de drôles d'idées. En effet, même s'il aimait la solitude, c'était bien là le dernier endroit qu'il aurait choisi pour bâtir une demeure digne de son rang. Le chemin qui y menait était d'ailleurs fort mal entretenu.

  Le tonnerre gronda une première fois.

  Sir Brett accéléra le pas ; il n'en avait plus que pour quelques minutes. Lorsqu'il regarda sa montre, il était déjà bien plus de midi et l'atmosphère s'était sérieusement rafraîchie, en dépit de l'altitude peu élevée. Voilà qui n'arrangeait pas son affaire : il n'avait pas pensé à se prendre une veste plus chaude, ou même une écharpe. Mais qu'importait ? Le fait d'accentuer la cadence lui procurerait suffisamment de chaleur jusqu'à ce qu'il atteigne la demeure de Sir Bain. Le vent, cependant, redoublait ses assauts. Et les premières gouttes commencèrent à tomber.

  Après trente minutes de marche supplémentaires, Sir Brett parvint enfin au bout de la piste, signalée par cette unique pancarte au bois miteux plantée à même la terre, au milieu des herbes folles : Clashgour Manor.

  Sir Brett en était dépité. Devant ses yeux se dressait la silhouette du manoir... ou de ce qu'il en restait. Seuls subsistaient les façades de la demeure trouées de de fenêtres aux verres éclatés et à la pierre noircie. Plus en hauteur, il pouvait encore deviner les restes de la toiture effondrée par endroits. Cette vision de désolation ne fit qu'accroître son étonnement, sa stupéfaction. Il s'en rendit bien compte en cet instant : plus encore que la demeure, c'était toute la zone autour du manoir qui dégageait un sentiment de mort. Un peu plus loin, il put apercevoir les restes des écuries. Assailli par la pluie battante qui commençait à se manifester, il se rua dans leur direction. Arrivé à l'entrée, il fit le tour des box.

  La tristesse l'envahi soudain.

  Les carcasses squelettiques des équidés jonchaient le sol dans chaque box. Il flottait encore dans l'air des résidus de décomposition sans doute imprégnés dans la charpente et les cloisons de bois vermoulu.

  Les pauvres bêtes devaient être mortes depuis plus de vingt ans.

  Bravant à nouveau les intempéries, Sir Brett courut à toutes jambes vers la demeure et s'engouffra par la porte d'entrée entrebâillée qui grinça sous son coup d'épaule. Emporté par son élan, il renversa sur son passage les restes d'un vieux guéridon brûlé qui s'affaissa simultanément. Cette irruption fracassante et le bruit causé provoqua l'envol de quelques oiseaux venus nicher dans les recoins de la charpente mise à nu. Puis, tout autour de lui, le silence. Seuls persistaient les battements d'ailes, le vent qui s'engouffrait par les fenêtres éventrées et les portes grinçant sous les courants d'air froid. Malgré la curiosité qui l'animai depuis la découverte de ces lieux, Sir Brett ne put ignorer la fatigue qui commençait l'envahir. Même ses jambes avaient du mal à supporter son propre poids. Aussi se chercha-t-il un endroit au sec pour s'asseoir un peu. Restant dans le hall, il alla s'asseoir sur premières marches de l'escalier menant aux étages supérieurs. Ses narines étaient saturées par l'odeur de moisissure et d'humidité qui régnait dans l'air, mais il n'en avait cure.

  À n'en pas douter, il aimait la solitude, mais il dut bien reconnaître à ce moment qu'il se sentait un peu trop seul, voire oppressé par tant de solitude.

  Afin de se changer les idées, il commença à fouiller l'intérieure de sa besace ; ce n'est pas que la faim le tenaillait, mais il devait bien manger quelque chose s'il voulait reprendre des forces ; qui plus est, il devait tenir compte du trajet de retour. Il y trouva une demie miche de pain, plusieurs morceaux de fromage enveloppés dans des carrés de tissus, une bouteille d'eau claire, une autre de vin -ils avaient été chiches sur les quantités- et deux Aberdeen Rowie. Ce détail changeait la donne ;il était sûr de ne pas mourir de faim... Puis, lorsqu'il plongea la main tout au fond, il découvrit un objet long et lourd entouré d'un vieux bout de chiffon. Sa forme ne l'inspira guère. Malgré tout, il défit le tissu. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il vit entre ses mains un revolver. Mais pourquoi diable lui en avoir donné un ? Une question qu'il n'hésiterait pas à poser en retournant au manoir. Sa surprise ne fit qu'accroître en s'apercevant que l'arme ne contenait qu'une seule balle dans le barillet... De plus en plus curieux... Mais l'heure n'était pas à la réflexion. Ainsi mangea-t-il un morceau de fromage avec du pain, se réservant la pâtisserie beurrée pour plus tard.

  Une fois achevé son maigre repas, Sir Brett tira sa montre de sa poche. Quatorze heures trente trois. Il était encore relativement tôt, il pouvait donc se permettre de rester encore un peu. De toute manière, le temps au dehors était loin d'être clément et l'idée de marcher sous une pluis battante durant plusieures heures n'aurait été que pure folie. Sir Brett se mit donc en tête de visiter la demeure sitôt que ses jambes pourraient à nouveau le porter. Las... Il fut bien plus éreinté qu'il ne voulut se l'admettre, si bien qu'il sombra dans le sommeil, allongé à même la moquette déchirée...

  Il lui sembla n'avoir dormi qu'une poignée de minutes et il aurait poursuivi son repos plus longtemps si un son ne l'avait pas tiré de ses rêves, si profonds furent-ils. Un son, ou plutôt un air de musique qui s'élevait dans l'air. Quelques notes de piano, à la fois mélodieuses et lancinantes, accompagnées par moment d'une voix féminine et douce modulée en un chant.

  Dieu que cette musique était belle...

  Sir Brett ne put réfreiner davantage sa curiosité. Il se leva lentement, comme craignant qu'un bruit maladroit ne vienne interrompre cette mélodie envoûtante. Traversant le hall d'entrée, il rejoignit une grande porte sur la droite. Le son se fit un peu plus fort. Il la fit pivoter tout doucement sur ses gonds. La musique continuait toujours, comme si elle l'appelait. Comme s'il était hypnotisé. Mais qui pouvait bien encore habiter cette ruine ? Il cessa de pousser la porte. Par l'entrebâillement, il pouvait voir en droite ligne un long miroir, au mur, à l'éclat terni et mutilé par endroits, ajoutant un peu plus de sinistre à ce qu'il avait découvert en arrivant sur les lieux. Cette pièce avait dû être une salle de fêtes par le passé. Dans le reflet morcelé que lui offrait le miroir, il put distinguer un piano et, assis à ses côtés, une femme à la robe d'une blancheur qui tranchait avec l'obscurité ambiante. Mais le miroir étant incomplet, il ne put juger de l'entièreté de la scène. Aussi se décala-t-il un peu pour en voir davantage, tout en restant dans le hall. À cet instant, il en avait la conviction : cette femme était jeune, sans doute avait-elle son âge. Peut-être moins... Les notes s'envolaient toujours dans l'air chargé de tristesse et de mort qui planait dans la demeure.

  Sir Brett ne tint pas plus longtemps. Bercé par la musique, il poussa complètement la porte du plat de la main et fit deux pas sur sa gauche pour voir enfin cette jeune femme sans intermédiaire.

  Son sang ne fit qu'un tour...

  Devant le piano, la silhouette flottait en position assise sur les vestiges d'un tabouret réduit à l'état de cendres. Mais il ne vit pas de jeune femme. Seulement un être squelettique à la chevelure abondante, totalement décharné et vêtu d'une robe noircie, brûlée... et toujours incandescente. Des flammèches s'élevaient lentement, au son de ses notes. Et au son de ses notes se mélangeait le bruit repoussant de ses os qui s'entrechoquaient, au gré de la valse de ses doigts sur le clavier. Pris de dégoût, Sir Brett détourna le regard. Ses yeux se posèrent alors à nouveau sur le miroir. Il y vit à nouveau la jeune femme dans toute sa splendeur. Mais derrière son piano, c'était bien une créature d'un autre monde qu'il pouvait voir. Se pouvait-il que le miroir avait gardé en mémoire le passé de la demeure et de ses occupants ? Machinalement, il fit un pas en avant... et fit craquer maladroitement une latte du plancher.

  Sir Brett se figea sur place. Une goutte de sueur perla sur sa tempe. Sa respiration s'arrêta. Le claquement sec des doigts squelettiques achevèrent leur valse mélodieuse sans détruire cet instant d'harmonie. La créature tourna alors son crâne complètement mis à nu vers lui en le fixant de ses orbites sombres et creuses. Pris d'effroi mais toujours poussé par la curiosité, il ne cessa de faire aller et venir son regard de la créature au miroir. Puis, sans quitter la défunte du regard, il se dirigea vers le miroir. Dans les débris qui jonchaient le sol, il en ramassa un morceau. À peine avait-il relevé la tête que la créature se tenait déjà devant lui. Par reflex, il recula d'un pas et se retrouva dos contre le mur. La créature aux traits inexpressifs tendit un main vers son visage dans un froissement de tissu incandescent.

  Trop tard, il était acculé.

  La main squelettique entra en contact avec sa chair puis, simultanément, elle inclina sa tête dans un craquement qui lui glaça l'échine.

- Quelque chose ne va pas, Sir ? demanda-t-elle.

  Sir Brett reconnut sans mal la douce voix qui avait accompagné la mélodie au piano, mais voyant de qui -ou de quoi- elle provenait, il n'en était que plus surpris. Et davantage même, car cette voix éveillait en lui d'autres souvenirs. La créature remonta de sa joue jusqu'à ses cheveux, comme en un geste d'affection sincère. Il pouvait sentir la paume décharnée caresser sa tempe puis son oreille sans qu'il ne fasse un quelconque mouvement. Pour une raison qu'il ignorait, il ne se sentait pas en danger et l'inéluctabilité de la mort ne l'avait jamais effrayé. Plus encore, il se sentait davantage en harmonie avec le monde des défunts qu'avec celui des vivants. Un instant, il lui sembla que le cadavre lui sourit. Prit de gêne, il baissa la tête et réalisa qu'i tenait toujours en main l'éclat de miroir. L'image qu'il lui renvoya l'étonna un peu plus. Il leva alors sa main à la hauteur du visage squelettique, lequel se tourna pour observer le miroir.

  Sir Brett défaillit.

  Dans le petit morceau qu'il tenait à la main, il vit se refléter... deux yeux d'émeraude... dans un écrin de blancheur, devant lesquels passait une mèche ondulée. Balayant de haut en bas le miroir, il n'eut pas de peine à la reconnaître. De sa main libre et tremblante, il essuya une larme au coin de ses yeux. Il fut envahi, à cet instant, par de vives émotions allant du chagrin au bonheur, en passant par l'amour sans cesser de fixer l'éclat de miroir. Devinant ses pensées, la défunte posa un doigt sur ses lèvres. Instinctivement, il recula sa tête brusquement, avant de se laisser faire.

- Vous n'aurez pas à supporter cette vision bien longtemps, Sir... dit-elle tendrement. Dans quelques minutes tous rentrera dans l'ordre.

- Comment... ? demanda Sir Brett, perplexe.

  Sans ajouter un mot, elle fit de nouveau pression de son doigt sur ses lèvres, puis tourna lentement la tête vers une vieille pendule. Le silence régnait dans la salle. Rien ne le troublait. Le balancier ne bougeait pas, mais elle continuait de fixer son cadran. L'instant d'après, une bourrasque de vent s'engouffra par la porte et les fenêtres éventrées. Simultanément, le balancier se remit en mouvement et la défunte retira alors sa main de son visage.

  Un premier coup tinta. Puis un deuxième. En tout cinq coups résonnèrent dans la demeure et la défunte sous ses yeux se métamorphosa un peu plus à chaque seconde en la demoiselle qu'il admirait depuis son arrivée...

  Aleyna...

  Et tout autour d'elle, le manoir retrouva son faste d'antan sous le regard incrédule de Sir Brett. Le miroir redevint d'une pièce, un lustre de cristal illumina toute la pièce en des rayons de lumière immaculée, les murs perdirent leur noirceur et le plancher retrouva sa brillance d'origine.

- Comment cela se peut...? commença Sir Brett.

- Voilà bien des années que la vie a quitté ces lieux... Mais il nous est permis de revenir lorsque la nuit tombe et jusqu'au petit matin pour nous mêler aux vivants. Ou tout du moins pour tenir compagnie à ceux qui nous ont connus...

- Mais je ne vous ai jamais rencontré, mademoiselle ! lança Sir Brett confus.

- Bien sûr que oui, Sir. Mais vous êtes encore trop tourmenté pour vous en rendre compte...

- Je n'y comprends rien ! Tout ceci ne peut pas être réel...! Je suis victime d'une hallucination, il n'y a pas d'autre explication ! s'emporta-t-il.

  À ces mots, sa vue se brouilla soudainement. Puis il fut pris de vertiges, au point de mettre un genou à terre.

- Vous devriez vous ménager, mon cher. De trop vives émotions sont mauvaises pour la santé... !

  Cette voix qui provenait de la porte ne lui était pas étrangère non plus. Sir Brett tourna vivement la tête dans sa direction mais sentit à ce moment quelqu'un l'agripper par le bras pour l'aider à se relever. Lorsqu'il fut à nouveau debout, il se trouvait nez à nez avec Sir Bain, portant toujours cette tenue traditionnelle et son kilt à carreaux.

- Non ! s'exclama-t-il en le fixant. C'est impossible !

- Quoi donc, mon ami ?

- Je deviens fou... ! Oui... ! Voilà... Voilà l'explication ! Je suis fou... !

- Vous exagérez, mon ami.

- JE NE SUIS PAS VOTRE AMI ! hurla Sir Brett, chancelant.

- Allons reprenez-vous, dit calmement Sir Bain en voulant le soutenir.

  En pleine confusion, Sir Brett vida sans ménagement sa besace et en sortit le revolver.

- N'approchez pas, monstre ! beugla-t-il.

  Sous son injonction, Sir Bain fit un pas en arrière.

- Il voulait simplement vous aider, intervint Aleyna.

  Sur le point de craquer, Sir Brett, la main tremblant dangereusement se mit à pleurer, puis il s'enfuit à toutes jambes de la demeure. Courant comme si sa vie en dépendait, il pouvait sentir la pluie fouetter son visage et les éclairs zébrer le ciel sombre. Son coeur battait à tout rompre, si bien qu'il s'attendait à ce qu'il s'arrête prochainement. Mais il courait toujours. Jetant un oeil par-dessus son épaule, il voyait déjà le domaine de Clashgour s'éloigner et la demeure rétrécir. Il n'avait plus qu'une envie désormais, rejoindre le manoir Forest Lodge et quitter définitivement cette région de folie.

  Mu par la peur, Sir Brett se sentait pousser des ailes malgré l'essoufflement qui le guettait à chaque enjambée. Tout ce qu'il venait de vivre n'avait de cesse de le torturer. Ces événements défiaient l'entendement. Il avait besoin de repos et de temps pour repenser à tout ça. Mais pour l'instant, il voulait se retrouver aussi loin que possible de cet endroit.

  Après presque deux heures d'une course effrénée, il arriva hors d'haleine à la réception du manoir. Le réceptionniste ne put cacher sa surprise et haussa un sourcil en voyant ce qu'il tenait dans sa main.

- La journée fut bonne, Sir ? demanda-t-il impassible.

- Horrible... Vraiment horrible... répondit Sir Brett entre deux souffles.

- Je n'en doute pas, Sir...s'exclama-t-il. Lorsque vous aurez repris votre respiration, peut-être pourrez-vous rejoindre la salle de restauration ? Il y a là-bas un gentleman qui désire vous parler...

  Sir Brett, accoudé à la réception tâcha de reprendre le contrôle de ses nerfs ainsi que de son souffle. Quelques minutes plus tard, il prit la direction indiquée d'un pas mal assuré. Empruntant à nouveau le long corridor, il laissa son regard errer de toile en toile. Jusqu'à ce qu'il s'arrête net devant l'une d'elles. Voilà donc pourquoi le visage de Sir Bain lui était si familier : son portrait ornait une partie du mur.

Voilà un mystère de résolu... se dit-il. Poursuivant son chemin, l'arme toujours à la main, il arriva dans la grande salle. Déserte.

- J'espère que vous allez mieux, mon cher...

  Sir Brett se tourna d'un bloc. Dans un coin de la pièce se tenait Sir Bain, aussi frais qu'il l'avait quitté deux heures auparavant. Mais comment avait-il pu arriver avant lui ? Et à ses côtés se tenait toujours la belle domestique aux yeux d'émeraudes...

  Sentant que son coeur et son esprit lui jouaient à nouveau des tours, il s'approcha lentement d'eux en levant son revolver d'une main hésitante.

- Ce n'est pas possible... dit-il à mi-voix.

- Tirez sur moi si vous le souhaitez mon cher, mais laissez-moi, avant, vous poser une question..., reprit Sir Bain.

- Laquelle..., sanglota Sir Brett.

- À quel prénom renvoie le "J" de "Jamie J"... ?

  Lorsqu'il entendit ces mots, Sir Brett ouvrit des yeux ronds, totalement perdu. Ce n'est que quelques instants après qu'il parvint à articuler :

- Je n'ai croisé qu'un homme qui m'a déjà posé cette question...

  Il observa alors Sir Bain avec insistance, mais celui-ci n'avait plus les traits qu'il lui avait connu. Sous le choc et le visage livide il dit :

- Docteur Mason... ?

- Bienvenue parmi nous, "Jamie J"... Tu peux arrêter de me pointer avec ton index, maintenant ?

  Comme si ces mots avaient eu l'effet d'un électrochoc, Jamie tomba à genoux sur le sol et s'aperçut qu'il n'était nullement dans quelque manoir abandonné. Encore moins dans le fin fond de l'Ecosse... Autour de lui se dressaient quatre murs à la faïence immaculée. Au centre de la pièce se dressait une table, autour de laquelle étaient installés le Dr Mason ainsi qu'une infirmière aux yeux verts.

- "Jamie J" ? répéta Mason.

-...

- Jamie... quel est ton deuxième prénom... ?

  Le regard de Jamie allait de l'infirmière au médecin, nerveusement. Il était incrédule, abasourdi.

  À bout...

- Jamie... ? répéta encore Mason.

  Jamie ouvrit à nouveau de grands yeux vides, en proie à la plus profonde panique, avant de s'affaler d'un coup, d'un bloc, sur le carrelage, les joues baignées de larmes tandis que résonnaient dans sa tête ces paroles lointaines :

"Jamie J"

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