Semaine 13 - La chute de la blague

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Pierre ne peut détacher le regard de son écran de télévision. Le jeune homme se délecte de la retransmission en direct du one man show de son humoriste favori : Cloclaude. Aucune autre personnalité ne parvient à le faire rire de la sorte. D’autres comiques réussissent à créer chez lui l’esclaffement, mais jamais de la même manière et jamais en quantité égale.

Cloclaude avait selon Pierre « CE TRUC » qui lui était propre.

« CE TRUC » consistait en ce qu’il aimait appeler « le naturel comique ultime ». L’humoriste n’avait pas à se forcer, ni même à balancer de vannes particulièrement fines (ou même drôle) pour déclencher chez Pierre une réaction. Ses grimaces, ses mimiques, son phrasé sur scène suffisait à le faire rire, ou au moins sourire de bon cœur. Alors quand il se mettait à balancer de vraies bonnes blagues, ça devenait magique : l’allégresse, la joie, la gaieté, la jubilation… En somme, tout ce que l’humour et le rire avaient de meilleur à offrir.

À l’approche de la fin du spectacle, Pierre se met à réfléchir. Il parvient à la conclusion suivante : Il n’a jamais été aussi fan de quelque chose qu’il ne l’est de Cloclaude. Il se surprend même à fantasmer une journée avec lui. L’éclate totale que ce serait !

Rire à s’en tenir les côtes garanti.

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CloClaude, Carl de son vrai nom, lance un dernier sourire chaleureux à son public avant de se retourner et de se diriger vers les coulisses.

Le rideau tombe, un autre spectacle se finit. À l’instant même où l’humoriste quitte le champ de vision de ses spectateurs, son sourire disparait pour laisser place à une expression de lassitude, d’ennui et par-dessus tout d’immense tristesse. Il n’en peut plus. Faire le pitre devant tout ce monde, toutes ces caméras… Sa véritable humeur demeure en réalité aux antipodes de tout ça, ce qui n’arrange en rien ses névroses. Le joyeux compagnon est en réalité un clown triste. Cet état de quasi-léthargie résulte de nombreuses déceptions de vie, de surmenages et de faux semblants.

Carl avait toujours voulu être comédien. Au départ, il voyait l’humour et la scène comme une porte d’entrée vers des projets qui lui tenaient réellement à cœur, comme le théâtre et le cinéma. Tout ne s’était pas goupillé comme prévu. Dès son premier one man show, le public francophone tomba sous le charme de cet humour et surtout de ce personnage, Cloclaude. À tel point que tous ses gens n’appréciairent guère de le voir ailleurs que sur scène à faire rire. Quand il tenta sa chance au théâtre, le public et la critique le tailladèrent, idem pour les deux comédies dramatiques dans lesquelles il apparut. Après tous ces flops, il se rendit compte que la destinée le contraignait : toute sa carrière ne se résumerait qu’à la même chose, aux mêmes expériences artistiques. Ne pouvant avoir ce qu’il voulait, il se mit à détester ce qu’il avait.

Heureusement, pendant un temps sa vie privée fut prospère. Il vécut cinq années luxuriantes avec la femme de ses rêves. Cette partie de sa vie le faisait relativiser sur l’autre : oui, il n’aimait pas son travail, mais il était tout de même grassement payé pour le faire ! Cela lui permettait de mener une vie géniale avec sa concubine.

Puis vint la maladie. Puis vinrent les adieux. Puis vint l’enterrement. C’est quand le dernier petit morceau de terre recouvrit le cercueil de sa femme que Carl se rendit compte qu’il n’avait plus rien pour alimenter sa joie et son envie de continuer. Les seuls vrais amis qu'il lui restait s'appelaient Jack Daniel et Heineken.

Mais tout cela n’a maintenant plus beaucoup d’importance tant Carl, « CE PUTAIN DE CLOCLAUDE », est persuadé que rien n’ira jamais mieux.

Une fois dans sa loge, il fixe son reflet un long moment dans la glace située au-dessus de son grand bureau grisâtre. Celui qu’il observe dans ce miroir n’est plus le Carl jovial et bout en train, mais Cloclaude, le bouffon pitoyable. Il se hait de tout son cœur.

On toque à sa porte.

  • Entrez, lâche-t-il avec autant d’ardeur possible.

La porte s’ouvre. C’est Sarah, sa manageuse, vraisemblablement là pour les félicitations routinières :

  • Encore un grand moment ! gazouille-t-elle, tu les as encore fait hurler ! J’suis sûr qu’il y en a un ou deux qui ont pas pu retenir leurs vessies !

Carl se force à sourire à la phrase de son interlocutrice. Cette dernière ramène ses longs cheveux de jets en arrière, entoure de ses bras le comique et lui dépose un long baiser dans le coup.

  • Tu veux qu’on fête cette nouvelle victoire maintenant ? lui chuchote-t-elle à l’oreille en plissant légèrement les yeux et en arborant un sourire malicieux voulant tout dire de son envie actuelle.

Carl se retient d’envoyer Sarah se faire voir. Il n’est définitivement pas d’humeur pour la gaudriole. À la place, il prétexte une dernière chose à faire :

  • J’en ai pas pour longtemps. Va m’attendre dans ta loge, s’teuplais .
  • D’accord beau gosse, glousse Sarah en fermant la porte derrière elle.

Enfin seul à nouveau.

Cloclaude ouvre le tiroir droit de son bureau. Il en sort un révolver colt python 357 magnum catégorie B, souvenir d’un voyage aux USA. Il le pointe et l’enfonce sous son menton.

À l’ instant où il presse la détente, Cloclaude rejoint l’éternelle échéance.

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