Semaine 3 : cent cinquante cinq bougies

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Assis au bar d'un établissement de campagne français, Rudy méditait. Il était revenu en France trois jours auparavant , par amour du Pays, le but de ce pèlerinage étant de ressentir du positif.

Jamais toutes ses pensées ne furent si vivaces, et, vu leur nombre astronomique, ce n'était pas le whisky qu'il buvait qui lui donnait la migraine. Il en avait vécu des choses; autant qu'un siècle et demi ne peut en offrir.

Il repensa alors à ses vinqt-cinq ans et à la guerre de sécession, à ce fameux jour de 1865 où il cessa d'être un simple mortel. On lui avait dès lors expliqué les règles. S'en était suivi tout un tas d'efforts pour être un bon samaritain, à l'inverse de certains de ses semblables. Fussent-ils tous vains ? Absolument pas. Il pouvait d'ailleurs en être fier. Il avait réussi à sauver, à construire et à accomplir toutes sortes de bonnes actions ; de la protection du piéton des voitures roulant trop vite au démantèlement de réseaux criminels en passant par l'aide à la lutte des classes, il avait parcouru un très grand chemin vers la justice.

Mais tous ces éléments, aussi réussis et de bonnes factures soient-ils, s'étaient accompagnés de malheurs, de déceptions; de certains humains (principalement masculin) indéniablement mauvais jusqu'à la perte de nombreux proches. En passant bien sûr par toutes ces guerres... Tous les humains possèdent un point de rupture en leur sein. Les vampires n'étaient pas différents, les leurs étaient juste plus éloignés.

Mais pas inatteignables.

Le fardeau intérieur de Rudy s'était agrandi au fur et à mesure des années. Ce poids n'avait jamais été aussi insupportable ... Se tenir droit demeurait très dificile.

Le barman, un jeune homme maigre, brun et au visage osseux encore boutonneux, s'approcha de lui.

Il lui adressa la parole, à la grande surprise de l'immortel :

  • Vous n'avez pas l'air en grande forme, monsieur.

Rudy le fixa un bref instant de son oeil sombre luisant avant de souffler un bon coup :

  • Non, en effet.
  • Une histoire de coeur ? tenta t-il au hasard.
  • Ouais... Mais pas que. C'est le moins qu'on puisse dire.
  • C'est-à-dire ?

Ce barman paraissait bien curieux, mais après tout discuter un peu ne ferait pas de mal à Rudy. D'autant plus qu'il sentait émaner de cet homme une grande bonté accompagnée d'une gentillesse compatissante. Il avait appris à "ressentir" les gens tout au long de ces années.

  • Comment tu t'appelles ? questionna le vampire.
  • Jack, monsieur, et vous ?

Il se présenta à son tour, puis lui demanda de laisser tomber les "monsieur" et de le tutoyer.

  • C'est d'accord, dit Jack en souriant, alors pourquoi sembles-tu si désorienté ?

Rudy se frotta la moustache. Il la portait depuis novembre 1991, date de la mort de son chanteur préféré, Freddy Mercury. Il répondit ensuite à Jack:

  • Disons que la coupe est pleine.

Il marqua une pause puis reprit, non sans retenir un sourire malicieux :

  • J'ai vu tant de choses que vous humains ne pourriez pas croire...
  • Rutger Hauer, Blade runner ! s'écria le barman, heureux d'avoir compris la référence.
  • Toi, t'es un bon.

Rudy avait maintenant l'envie folle de tout déballer à son interlocuteur, mais il ne pouvait pas. Trouver une épaule compatissante ne lui était, à son grand dam, pas permis.

Jack ne pourrait jamais le croire. Le vampire pensa alors à se contenter de lui expliquer les ravages intérieurs du temps avant de s'abstenir; il avait toujours le visage de ses vingt-cinq ans, ce qui cassait complètement l'argument. Il allait donc devoir être plus hypothétique:

  • Comment tu te sentirais si tu avais vécu et vu pleins de trucs dont seulement l'un d'eux, inneffable et terrible , suffirait à complètement briser un homme ?

Jack fut surpris par la question. Il arbora très rapidement une moue dubitative puis son visage renvoya une reflexion assez intense. Au bout de quelques minutes de silence, il finit par répondre :

  • Je pense que je ferais tout pour ne pas péter une durite. Tu sais, dans un sens, la vie continue que si tu tiens bon.

« Et si j'en avais marre, de tenir bon ? » Rudy fut très tenté de sortir cette pensée mais se retint. À la place, il continua d'écouter le barman :

  • Je pense que vivre c'est pas qu'un truc personnel. Il y a des gens qui tiennent à nous, qui comptent sur nous.

Des gens qui tiennent à lui... Rudy en avait eu. Il avait même fondé une famille, dont il était aujourd'hui le dernier membre. Enterrer sa femme c'est terrible. Enterrer sa fille c'est bien pire.

Le vampire regarda Jack et lui sourit :

  • Merci de m'avoir un peu écouté, c'est toujours agréable.

Il lui tendit ensuite deux billets pour régler son addition et indiqua au jeune homme, surpris d'une telle somme, de garder la monnaie.

Puis, il s'en alla en direction des toilettes. Une fois à l'intérieur de l'une d'entre elles, il sortit de la poche gauche de sa veste en jean un épais pieux en bois et s'empressa de le mettre au niveau de son coeur. Tout ce qui lui restait à faire, c'était de l'enfoncer profondément; tout serait enfin fini.

Un élément l'empêchait de finaliser son action : les dernières paroles de Jack, un type qu'il connaissait à peine. Elles résonnaient dans son crâne : « Qui compte sur vous », « Qui compte sur vous », « Qui compte sur vous » ...

  • Mais ta gueule, putain... murmura Rudy en serrant les dents de toutes ses forces.

Cette lutte intérieure dura un bon quart d'heure. À la fin de celle-ci, le vampire baissa son crêve-coeur.

Il repensa à toutes ces personnes à qui il avait apporté son aide et tous ceux qui aujourd'hui en avaient besoin.

Elles ne lui permettaient pas de quitter ce monde.

Il avait un jour juré d'être un protecteur, il devait s'y tenir. Pour le meilleur ou pour le pire.

Surtout pour le pire.

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