Partie 4

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Mon père ne parlait jamais de son passé. Nous passions la plupart des fêtes du côté maternel et les retrouvailles avec la famille de Lozère étaient toujours mitigées. Les repas commençaient avec des plaisanteries, mais les esprits s’échauffaient progressivement et le rouge se mettait à imprégner les visages. Il en résultait toujours de grands scandales et la tablée se séparait avec fracas, promettant de ne plus jamais vouloir entendre parler de quiconque. Ce que je savais de la vie de mon père était surtout ce que ma mère m’en avait raconté. A de nombreux égards, son histoire restait lacunaire. Mais pour la première fois, je m’étais sentie proche de lui, j’avais ressenti sa véritable nature et j’avais partagé sa manière de voir le monde. Cette ultime photo apparaissait comme le pivot autour duquel tout le reste s’était construit.

Il avait dû utiliser un mur pour positionner l’appareil car il se tenait à environs cinq mètres de l’objectif. Après plus de mille photographies en gros plan, il me sembla presque grotesque. Je n’avais plus l’habitude de sa stature et il me sembla tout petit, son nez aussi paraissait rétréci en ayant retrouvé ses proportions normales. Il portait un bermuda gris et un simple t-shirt sous une chemise à carreaux bleus, rien d’extraordinaire. Mais il posait à côté d’une mobylette flambant neuve, le visage illuminé d’un grand sourire, une expression que je ne lui avais jamais vue, pleine de dents asymétriques et rayonnant de bonheur.

Un jour, ma mère m’avait expliqué qu’il avait eu une enfance difficile. Ses parents ne lui offraient rien, à peine lui achetaient-ils de quoi s’habiller. « C’est pour que tu comprennes que rien n’est acquis dans la vie », lui avaient-il dit. Alors il avait travaillé tôt et sans jamais abandonner l’école. Jusqu’au bac, il avait enchainé les cours avec divers petits jobs tels que garçon de ferme, gardien de bétail ou encore équarisseur. Ses parents et lui vivaient dans une campagne très isolée et montagneuse. Alors chaque matin, il partait à pied jusqu’à la ville la plus proche pour suivre ses cours et il revenait le soir par le même chemin. C’était un trajet de quarante minutes en marchant à bonne allure et avec de la pente. « Tu es assez grand maintenant, je n’aurai plus besoin de faire un détour en voiture pour aller t’emmener au village, tu iras seul », lui avait dit un jour son père quand qu’il eut dix ans. Et à partir de cette date, il ne l’emmena plus avec lui que pour faire des commissions ou pour aller à la chasse en fin de semaine.

Toute sa vie n’était qu’une illusion. Il se réveillait aux aurores pour partir sur les routes de l’Aubrac, encore un peu endormi, et ne se recouchait qu’à la nuit tombée pour subir un sommeil sans rêves. Chez lui, il n’y avait pas de temps pour les rêves. C’était seulement dans de rares moment de calme, alors qu’il marchait ou regardait distraitement son enseignant expliquer des sujets abstraits, qu’il se laissait imaginer une autre vie. Une vie qu’il se serait fabriquée de toute pièce, une vie idéale. Ce n’était pas un rêve, c’était son avenir qu’il programmait ainsi dans sa tête.

Son jour préféré était le dimanche, parce qu’ils allaient déjeuner avec ses parents chez la grand-mère. Il aimait bien la grand-mère mais elle était un peu effrayante avec ses cheveux hirsutes et sa voix de crécelle vieillie par le tabac. S’il adorait les dimanches, c’était surtout parce qu’il voyait son oncle. Marcel avait offert à mon père son premier appareil photo alors qu’il était encore adolescent : un modèle Leica MP-4 que j’avais toujours vu trôner sur une étagère de son bureau. Marcel parlait peu et montrait encore moins de marques d’affection, ce n’était pas le genre de la famille. Mais il suffisait qu’il lui fasse un clin d’œil et mon père se sentait immédiatement heureux.

Un vendredi de mai, après trois jours à faire les foins, le corps hagard de la nuit passée à faucher pour éviter que la récolte ne soit perdue par les intempéries annoncées, mon père reçut son salaire. C’était bien plus que le simple dédommagement de ses efforts, c’était la somme qui lui manquait pour acquérir un petit morceau de rêve. Le soir même, malgré la fatigue, il courut jusqu’au garage du village. Je l’imaginai tendre sa liasse de billets, guettant le hochement de tête du mécanicien avant de sauter en selle pour partir sur les routes, jubilant à l’idée de sa liberté. C’était ce premier bonheur qu’il avait capturé. La mobylette représentait tout ce qu’il avait rêvé, c’était le début d’une toute autre existence. A partir de la mobylette, il put enfin élargir son univers, trouver d’autres travails et ménager un peu plus de temps pour ses études. Il y eut ensuite le baccalauréat, puis le départ pour la ville et son engagement dans la gendarmerie. Ensuite sont venues les rencontres et les amis, une fiancée puis une femme, l’achat d’une maison, les voyages, les enfants… Je pouvais à présent retracer la vie de mon père dans le bon sens, depuis le début. Je fus prise de vertiges. Les images encore fraîches dans mon esprit défilaient en accéléré sous mon crâne.

Durant toutes ces années, mon père avait cru au bonheur. Mois après mois, années après années, il avait assemblé les pierres de son royaume, et bientôt il eut tout ce qu’il avait imaginé. « Rien n’est jamais acquis mon fils » lui avaient-ils dit. Et cela, mon père l’avait oublié.

Au fil des années, sa relation avec ma mère s’était étiolée. Je ne sais pas à quel moment il s’en était rendu compte, ni s’il l’avait seulement réalisé, mais du premier amour il ne resta bientôt plus que la collaboration d’un couple au sein d’une grande maison. De l’extérieur, tout fonctionnait pour le mieux, ma mère s’occupait de nous la semaine tandis que lui accomplissait son travail avec succès, gravissant progressivement les échelons, passant des concours, recevant des récompenses pour son mérite. Il jouait avec nous les week-ends, nous construisait des cabanes et faisait le monstre des mers dans la piscine. Mais dans l’intimité de son couple, quelque chose n’y était plus. Ma mère finit par le quitter définitivement.

Mon père était un homme réservé et souvent même sévère. Il riait peu mais s’énervait beaucoup. Je crois qu’il n’avait jamais réussi à faire le deuil de son enfance malheureuse et à chaque fois que quelque chose le contrariait, il y voyait une menace à son bonheur, un obstacle à détruire pour continuer d’avancer. Mon père était un homme solitaire, ce qu’il faisait toutes ces journées passées dans la forêt avec ses chiens, personne ne le sut jamais et en-dehors de ces quelques photos, il n’en restait aucune trace.

En reprenant les photos dans l’ordre, je vis progressivement le bonheur fuir de son regard. Les forêts avaient laissé place à des endroits bondés de monde, emplis d’individus obéissant à leurs propres rêves sans aucune considération pour ceux de mon père. Il pensa probablement s’amuser au début, à prendre en photo sa tronche tout en montrant les dents. Mais les selfies ont pris une autre signification. Ils étaient de plus en plus fréquents alors que son visage prenait une attitude sombre et devenait de plus en plus gros. Comme pour trouver un sens à son existence, il s’était petit à petit refermé sur lui-même, ne sachant pas comment se décharger de ses sentiments. Sa vie, peu à peu, s’était refermée autour de lui, perdant de sa lumière et elle commença à l’étouffer.

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