Partie 3

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Les photos allaient majoritairement par paire : un décor, puis un selfie. Sur l’une d’elles, un jardin parsemé de mauves avec quelques herbes folles qui couraient sur une vieille souche. Puis quelques brassées dans la malle plus tard, son pendant apparaissait : le visage bloquant presque tout l’espace de la photo, il ne restait qu’un bout d’arbre et quelques touches violettes pour réaliser la proximité entre les deux prises. Mon hypothèse continua de se vérifier au fur et à mesure que je passais en revue les images. Le narcissisme de cet homme m’ébahissait, comment pouvait-on stocker dans sa cave durant tant d’années une caisse remplie de photos de soi ? Cette interrogation était assez accessoire. Après tout, les gens ont de nombreux vices et le fait de conserver des archives de sa propre tronche n’avait rien de bien scandaleux. Je le bénis à cet instant de n’avoir pas laissé d’objets plus compromettants à débarrasser pour ma mère et moi.

Laissant donc cette idée en suspens, je recommençai à envisager un tri. Parce qu’il fallait que je me rende à l’évidence, la tâche n’avançait pas. J’étais curieuse de voir jusqu’où allaient remonter ces archives mais pour accéder au fond de la caisse, il fallait déjà débarrasser les étages supérieurs. Je décidai donc quelques nouvelles règles : les photos avec des membres de la famille, c’était le carton ; les selfies associés, c’était le carton ; le reste, ce serait donc la poubelle. Il était parfois très difficile de former des paires correctes, entre deux scènes de plage, le gros plan était assez semblable. Peu importait, il fallait conserver un seul spécimen, et elles se ressemblaient bien assez pour en jeter une au hasard sans trop d’états d’âme. Remotivée à l’idée d’avoir enfin trouvé une méthode à la fois efficace et sentimentale, je redoublai d’ardeur pour évacuer les clichés.

Je continuai de m’enfoncer dans le passé et bientôt je n’y rencontrai plus que des étrangers. Les photos devenaient impaires, les autoportraits devinrent exceptionnels. Je me perdais dans des paysages de plus de plus en plus inconnus. Des décors d’abord ruraux puis de plus en plus déserts, déserts de toute vie humaine mais remplis de vie. Je collais mes yeux pour en percevoir tous les détails. C’étaient des forêts, verdoyantes et vives ou bien décharnées et rudes, selon la saison. Elles se révélaient à travers des sentiers difficilement accessibles et où plus personne ne saurait aller. Je ne triais plus. La lampe torche entre les dents, j’avais plongé à plein cœur dans la malle et j’évoluais au milieu des photos. Je voyais ce qu’il avait vu, j’étais avec lui dans le temps et dans l’espace. Nous marchions en pleine nature, sentant les odeurs et la fraîcheur des samedis d’octobre, les pieds enfoncés dans la glaise humide, entre les herbes et les fleurs, apercevant parfois quelques secondes le bruissement d’une bécasse cachée dans un fourré. Les chiens allaient au-devant, les sens bien plus aiguisés que nous, sentant précisément la trace de ce qu’il fallait chasser. Toujours le nez au sol, même au printemps quand il fallait laisser les bêtes mettre bas, le petit Griffon reniflait chaque piste, éternuant quelquefois entre les fougères. Nous tombâmes nez à nez avec de jeunes cerfs, les bois encore tout duveteux, partagés entre l’effroi et la fascination de voir des êtres humains. La végétation et les chemins se succédaient, les couleurs changeaient et les chiens perdaient leurs poils avant de le remettre. C’était une succession d’aventures, à chaque fois différentes. Le voyage, à chaque fois, était unique.

La malle à un moment fut vide. De toutes ces années envolées il ne restait plus qu’une dernière photo, la face collée contre le fond en métal de la caisse. Celle-ci n’avait aucun pendant. Celle-ci était absolument unique. S’il ne fallait garder qu’une seule photo, ce serait celle-là. Des larmes chaudes s’échappèrent soudain de mes yeux et roulèrent lentement sur mes joues, jusque dans mon cou. Je frissonnais d’un étrange sursaut, mêlé de douleur et d’amour. Il devait avoir quinze ans. Jeune homme encore dans la douceur de la jeunesse, son expression de triomphe un peu guerrière ne pouvait estomper la candeur de son visage. Il avait une petite barbe et ses cheveux entre deux coupes semblaient hésiter sur la direction à prendre entre les différents mouvements de ses petites boucles brunes. Il était beau. Je pleurai à présent, à gros sanglots, sans arriver à me détourner de cette photo.

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