Partie 2

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     Je commençai mon examen avec précaution, cet océan d’icônes était vraiment troublant. Je tentais d’en brasser une partie pour évaluer s’il existait différentes couches ou un cloisonnement quelconque. A mon grand désespoir, elles avaient toutes été jetées en vrac dans la malle, sans aucune compartimentation. Heureusement, les dates marquées au dos facilitaient grandement mon évaluation. La seule organisation décelable était une stratification par époque. Les premières photos étaient très récentes alors qu’en piochant dans le fond, je tombais sur des dates et des qualités de plus en plus surannées, passant bientôt du numérique à l’argentique.

     Il était certain que ce n’étaient pas de très belles photos. Le cadrage était plus qu’aléatoire et les sujets tout à fait quelconques. Il y avait assez peu de personnes représentées, et paradoxalement, lesdits sujets étaient principalement des inconnus qui avaient fait irruption dans le décor sans en avoir conscience. C’étaient des paysages, des morceaux de bâtiments, des véhicules… Je reconnus quelques endroits de vacances, et j’en supposai d’autres, m’étant aperçue en arrière-plan. Je conservais surtout le souvenir de ce qu’on m’en avait raconté et il était émouvant de découvrir ces images pour la première fois. Il existait bien entendu des albums-photo dans la maison qui dataient des mêmes années, mais ces photographies-là en particulier, je ne les avais jamais vues et je doutais que quiconque, hormis le photographe, eut déjà posé ses yeux sur elles.

     La première image qui attira vraiment mon attention fut celle d’un anniversaire. Je devais avoir trois ans tout au plus et je portais une salopette verte avec un t-shirt blanc. Devant moi était posé un gros cadeau enrubanné comme on en imagine dans les films : rouge, avec du ruban satin et or, et un nœud démesuré à son sommet. Évidemment, la vue de ce genre d’évènement provoque toujours une pointe d’attendrissement, surtout si c’est un cas personnel. Mais ce ne fut pas ce qui me toucha. Je remarquai que mon regard était assez vide, comme si je ne réalisais pas ce que je faisais là, pourquoi on avait posé cet objet-là, ou ce qu’on semblait attendre de moi. Je réalisai alors que je n’étais absolument pas le sujet de cette photo. Le sujet, c’était le cadeau. C’était lui qui était au centre de la photo, trônant sur la table basse, majestueusement éclairé par l’applique au plafond. Moi, je me tenais simplement assise au sol, dos à l’objectif et j’avais dû tourner la tête au moment de la prise. Je trouvais cette situation assez étrange, mais réalisant que la photographie d’un enfant de trois ans ne devait pas être une chose aisée, je rangeai bientôt la photo dans le carton et continuai mon exploration.

     Les paysages de plage étaient mes préférés. J’observais avec plaisir les vacanciers avachis sur leurs serviettes envahies de sable et j’étais attendrie de me voir, moi ou d’autres enfants, creuser des piscines de mer, bob et lunettes colorés face aux vagues. Ma mère, dans ses rares apparitions, était toujours souriante et sa teinture de cheveux changeait avec les saisons ainsi que ses lubies. Petit-à-petit, elle rajeunissait, et moi je disparus. Tout le monde d’ailleurs au sein de la famille et des proches rajeunissait aussi. Les peaux se déridaient, l’allure redevenait svelte, les cheveux soyeux, l’attitude dynamique et l’œil lisse. Il n’y avait que les inconnus sur lesquels le temps n’avait aucune prise. Jeunes un jour, ils le restaient comme il n’y avait jamais aucun autre cliché pour prouver le contraire. L’image d’un grand-père octogénaire en plein jardin municipal, figé au milieu de sa promenade, me pinça le cœur. Je me demandai ce qu’ils étaient devenus, lui et les différents oiseaux qui le suivaient, ayant probablement aperçu les restes de pains qui dépassait de sa petite besace. Et la réponse logique me sembla trop absurde pour être vraie.

     Je dépassai ainsi la frontière de mon existence et n’ayant que quelques pistes concernant les évènements antérieurs à ma naissance, cela ralentit considérablement ma progression et me mit d’autant plus en difficulté pour en évaluer la valeur. Dans un premier temps je jetai tout ce qui ne représentait que du paysage ou des inconnus. Puis je me ravisai, vidant le sac poubelle pour remettre les photos dans la caisse. Et si quelque chose m’échappait ? Car il y avait une atmosphère commune à toutes ces photos. J’avais le sentiment que la même chose revenait, seulement, elle n’apparaissait pas directement sur l’image. Je souris plusieurs fois en tombant sur des autoportraits, des selfies, comme on dit aujourd’hui. La tête bien rapprochée occupait quasiment tout le cadre, avec un nez qui semblait épaté, toujours surdimensionné par la perspective. Les personnes en tant que sujet étaient assez rares, les poses familiales encore plus. Les selfies, pourtant, revenaient.

     Sur un cliché qui datait des années quatre-vingt, je reconnus le grand-oncle Marcel. C’était un petit gaillard trapu, à la peau tannée, comme les paysans du cru. Il était assis à côté d’une table où étaient étalées des bobines de pellicule. Je n’avais pas connu Marcel mais dans la famille on l’évoquait parfois, surtout pour plaisanter à propos de son étrange caractère. Marcel était un vieux garçon qui avait toujours vécu avec sa mère. On disait qu’il avait l’âme sensible et certaines de ses manières lui avaient valu de nombreuses moqueries. Il était le premier de la famille à avoir jamais possédé un appareil photo mais il ne s’en servait que pour immortaliser les tableaux de chasse. Personne, hormis Marcel, ne comprenait l’intérêt de photographier les évènements du quotidien, encore moins les prises dont on garderait les trophées. Quelques photos plus tard, au lieu d’un visage isolé, je trouvai en gros plan deux têtes côte à côte : c’étaient Marcel et le photographe. Tous les deux avaient une attitude pleine de bonhomie, tout en se gardant de sourire véritablement, ce qui, dans la symbolique masculine, aurait certainement porté atteinte à leur virilité.

     Soudain je compris.

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