Natal

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Je m’appelle Ines.

J’ai baisé le monde entier.

Je suis une pute. Pute à marin. On me trouve là à la sortie du port, assise sur mon tabouret, devant le bar.

J’ai baisé le monde entier. Les marins m’ont mondialisée, ont mondialisé mon corps. Je connais quelques mots à peu près dans toutes les langues. Russe, philippin, norvégien, turque, français, anglais. Ma fente est cosmopolite.

Et je bois à leurs santés souvent. Très souvent même. Déjà que j’étais pas glorieuse, mais depuis qu’ils me délaissent petit petit pour les nouvelles, pour les plus jeunes, j’ai le foie qui prend des coups de butoir chaque soir, chaque jour. J’en suis même rendue à payer à boire aux gars pour finir dans leurs bras, autour de leurs bassins. C’est pas glorieux, ouais.

C’est même la tristesse. Du coup, je bois plus encore. Je n’arrive plus à me souvenir de la dernière fois où je fus tout à fait sobre. J’en peux, pour ainsi dire, plus. Tout en bas de la décrépitude, chaque soir, je sombre encore. La vieille peau.

Je vous jure au tout début, j’étais plutôt bien partie pour une vie tranquille. Famille d’ouvriers, certes, mais plutôt pas dans la misère. Etant fille unique, ils avaient même pu m’envoyer faire mes études de commerce . Ils disaient le commerce c’est le futur. Je n’en savais rien ,moi, j’allais où ils voulaient m’envoyer. Et dans un sens, ils avaient bien vu pour l’avenir et le commerce, le seul truc c’est que ce fut de mon corps que j’en fis.

C’est de là où tout a commencé à chavirer. Arrivée à Fortaleza, il y avait eu l’alcool, les sorties en boites, et puis Patricio. Patricio était un peu plus vieux que moi, un peu plus loubard, un peu plus fort, un peu plus tout. Ouais, j’étais in love, quoi. Un petit conte de fée. J’avais arrété l’école, étais venue habiter chez lui. Me payait tout. Me disait que j’avais plus à me soucier de rien. Moi, j’y croyais. Mes vieux, eux, ne comprenaient pas. Ils finirent d’ailleurs par me renier tout à fait au bout de quelques semaines. Je crois qu’ils comptaient sur moi pour leurs payer leurs retraites. De la déception qu’ils disaient. Moi, j’étais tout à fait heureuse.

Mais les comptes étaient faits, déjà. Je n'avais rien ressenti, rien vu, rien senti. Un peu plus pressant, un peu plus de questions sur ma vie quand il partait, un peu moins tendre quand quelque chose n’allait pas, que j’avais fait ou pas fait un truc. Mais rien de bien alarmant pour une relation, pour mon âge, pour la passion que j’avais. Ça arrivait dans tous les couples les trucs comme ça. Je le savais.

Le ciel s’assombrit dès qu’on comprend que passion et souffrance sont synonymes. Par l’aveuglement, le point proche, bien entendu.

C’était arrivé un soir, comme ça, il avait appelé dans la journée, personne n’avait répondu. Oui à l’époque, pas de portable, pas de triche, pas de traque non plus me dira-t-on. Ça l’avait crevé, il me demandait où j’étais, avec qui j’étais, pourquoi je faisais ça. Je n’avais pas le temps de répondre, il faisait la conversation tout à fait seul, l’engueulade tout pareil. Moi, moi, je me refermais sur moi. Moi, au fond, j’étais ce soir devenue froide. J’étais bien entendu restée là quelques temps, presque impassible à ses insultes, à ses coups. J’étais coincée, sous son joug mes joues violacées, mes marques de coups de pied dans le bidon.

Je n’ai jamais très bien su pourquoi un matin, j’avais réussi à partir. Je crois un genre d’instinct de survie, face à mon cerveau déjà mort. Le corps avait pris les choses en main puisque je n’arrivais plus à rien de concret, de raisonnable dans le ciboulot. Le reste, la dégringole, la diagnonale, la solitude, l’arrivée à Natal...N’y a-t-il déjà pas eu mille histoires racontées. S’ressemblent toutes. Je leurs ressemblais toutes.

Aujourd’hui, c’est la fin. Je crois c’est ma dernière pige, ma dernière tige. Il y a toute une bordée d’ukrainiens puant déjà la bière, la caïpirinha mais surtout la vodka qui vient d’arriver. Je suis déjà plus saoule qu’eux.

Ce soir ça sera sûrement plus facile qu’hier encore.

Sera-t-il Vladimir, Sacha ou Vitalijs. Peu m’importe. Demain, demain, je partirai. Vers le Sud, sûrement. Il paraît qu’une de mes anciennes a ouvert un cabinet d’esthétique. Elle y fait, m’a t on dit, gonfler les fesses. C’était la mode. Elle injectait un genre de silicone et ça leur faisait des culs à la Kardashian. Elles étaient toutes heureuses du coup. Surtout qu’elles y payaient trois fois moins qu’en clinique. Parce que oui, ses affaires de cul, de gonflement, ça restait là aussi sous le manteau. On ne se refait pas. Il paraît, en tous cas, que ça marchait vraiment top. Aura-t-elle le bon souvenir de moi, et un ptit truc gentil gentil à me filer, histoire que je finisse un peu ma vie doucement doucement…

Les marins sont tous comme des putes. Vendent-ils leurs corps dans la solitude des océans. Ont-ils dans le regard le même vide que celles comme moi ? Ou était-ce uniquement mon reflet dans leurs yeux vitreux ?

Ce matin, ce matin, le canot a appareillé, je l’ai entendu à son coup de sifflet en passant les digues. Mille fois j’ai entendu les mêmes partir pour rejoindre l’Europe. Je crois qu’il a récupéré son pognon quand je me suis endormie.

J’ai déjà envie de chialer, j’ai déjà envie de picoler, de me prendre mes petits cachetons.

La journée va être longue, ce soir, d’autres marins arriveront.

Je m’appelle Inès

J’ai baisé le monde entier.

Mais c’est le monde entier qui m’a baisé.

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