Oxelösund

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La roche perce l’eau, recueille la vague d’étrave de l’Antioche. Albert, parce que c’est son prénom, un à la con, certes, se tient les bras croisés, les jambes écartées devant les sabords de la passerelle. Contrôlant l’alignement, guettant la pilotine qui s’approche. Albert en est à son 77ème jour de captivité. Déjà, la fatigue a disparu, n’ayant plus assez de force pour l’être. Le corps se meut, agit, le cerveau lui téléguide, automatise. Albert n’est plus que le passage de lui-même. Déjà plus là. Débarquera à la fin de l’escale, sa relève, elle, embarquera dès l’accostage, le planchon à terre. Il n’attend plus que ça donc. Laisse le temps, les heures filant sur lui.

Se lever, faire le quart, bosser sur le pont, manœuvrer, dormir, se lever, faire le quart. L’infernale routine qualifie le marin, dévergonde l’ennui. L’inverse reste vrai aussi. Albert, c’est le quart de quatre à huit, comme disent-ils. Il dit c’est le quart des possibles. Sans trop plus y croire avec les années. Le soleil se lève. Le soleil se couche. La nuit tombe, la nuit se lève. 03H54, le café ; deux dosettes Senseo Regular, trois petits sucres ; coule. 05H00 , le café ; deux dosettes Senseo Regular, deux petits sucres ; coule. 04H15, première cigarette. 05H15, deuxième cigarette. 06H00, troisième cigarette. 06H30, le café, une dosette senseo regular, un sucre, s’allonge dans la tasse. Le soleil se lève. 07H45, les affaires sont rangées, le journal passerelle rempli. Entre temps, on pense, on diverge on attend que rien ne se passe. Et répétition , chaque jour, chaque nuit.

77 jours, 77 nuits. Depuis donc. La fatigue s’est accumulée, amassée dans son corps, sous le poids du temps. Autoguidé tout juste depuis quelques jours déjà par les automatismes. Rayer les jours un par un, de l’absence de vie dirait-il parfois. La vie de marin, de légende a été un choix. Son choix.

Il n’y a plus de marins, il n’y a plus de légendes. Plus de lettres qui se perdent aux escales. Plus d’escales qui perdent le marin.

Le pilote est à la passerelle, échange quelques amabilités diplomatiques avec le Commandant. Albert, lui, s’écarte désormais, laisse la place aux deux grands, garde un œil dessus, pas fou, l’hibou.

L’ennui est source de sagesse. Le marin s’ennuie par essence. Le marin n’est pas toujours sage. Albert n’a pas toujours été sage. Mais à son âge désormais, rien ne bouge plus. Quarante-cinq dans les bottes. Seize à l’enfance, douze à la maison, douze en mer. Deux en outre. Il ne sait toujours pas si il a réussi sa vie ou si il l’a loupée. Le sait-on vraiment un jour d’ailleurs. Ou alors tout juste peut être avant de crever. Quand les fruits sont bien flétris, blettes.

En attendant ,et ce qui le rassure, c’est sa soif. Les marins ont toujours soif. Soif de revenir, soif de repartir, d’appareiller, d’accoster, de sous, de saoulerie, de filles, de voir ,de découvrir, de filles, de boire…

Un atout. Le mouvement. Se dit-il. Sans doute aucun. Le mouvement amène la soif. La soif, la vie. c’est ce qu’il pense Albert. Il en est et sera toujours ainsi.

Là en l’occurrence c’est la soif du retour qui le meut, qui l’enthousiasme dans le ciboulot. Le retour a toujours été quelque chose d’ambitieux et de paradoxal. Là où se mélangent mille sentiments, mille envies, mille désarrois. Là où le bonheur de revenir se déploie au-dessus de la peur. Dans chaque retour, il y a cette lutte pour que le premier demeure au-delà le second. La vie aura filé 90 jours, 90 nuits pendant son absence. Les gens avec.

Il a beau en avoir l’habitude désormais, toujours Albert entame la descente avec cette masselotte accrochée au cœur. Il ne faut pas le faire chier. Il ne faut pas faire chier le marin d’une manière générale. La tension s’empare de l’ensemble de son corps, n’a plus que trois envies : boire, fumer et baiser.

Le retour est plein d’inconnu toujours. Quel que soit-il.

Il a fini par descendre sur le pont, à la manœuvre. Accostage. Le rafiot file doucement vers son poste. Les badeaux le long de la berge bavent bucoliques. Ces marins dessus. Les aussières se lancent comme des tentacules. Agripper à la terre autant se faire que peut. Il y a toujours quelque chose de rassurant à s’amarrer quelque part pour un marin. D’autant quand c’est la dernière.

Une fois tout cela bien fini, il jette dès lors son bleu, ses gants, son foulard de philippin et commence. Va puiser sous sa bannette, son sac. Posé ici depuis. Le redécouvre presque avec saveur, avec délicatesse. Déjà la poussière avait déposé sa fine pellicule du temps dessus. Déjà il avait oublié à quel point son sac était vieux, avait vu tant d’aéroports, tant d’années. Comme lui. Un peu. Ce n’est pas tant le plaisir de faire une valise que l’idée de la faire qui rend les gens heureux. Ce qui se cache derrière et dedans, tout fait. La possibilité d’une liberté conditionnelle. La perspective d’une prison qui reviendra bientôt. Les petits gris-gris qu’il apporte au fur et à mesure de ses départs remis dans la valise. Un recueil de Paul Eluard, le voyage de Céline, une petite pierre chaude. Les petits riens qui rassurent. De façon très globale, le marin a besoin d’être rassuré toujours. Ce n’est pas pour rien que tous les navires aujourd’hui se ressemblent. Quoi de plus ressemblant qu’une cabine d’une autre ? Sans compter les habitudes incalculables, le protocole qui rythme le temps perdu. La tasse personnalisée, l’heure du café, de la douche, du réveil. Presque immuable d’autant que les horaires des trains seraient respectés. Il y a tout ça, les rituels donc. La valise demeure un de ces derniers.

Sa relève est là, lui pose des questions, lui y répond succinctement comme déjà plus là. Déjà plus rien à faire, plus rien à y voir. Le peu qui l’intéresse encore sa valise et l’heure du départ. L’heure de boucler tout ça, en finir. Le marin déteste son métier, déteste le monde entier, souhaiterait que chaque jour soit un débarquement, un retour. Souhaiterait que chaque jour soit un départ. Dans le paradoxe entier. Albert s’bouscule là-dedans. Il n ‘a pas tout à fait fini que déjà il a ce petit picotement dans le cœur. Une sorte de nostalgie, d’incertitude face à ce relatif enfermement et cette liberté à venir. C’est tout comme un syndrome de Stockholm, mais en l’occurrence à Oxelösund. Il y a les minutes gravées à attendre rien qui prennent des aspects de recherche du temps perdu. Faire le tour du navire, des marins qui le bordent, les saluer, leurs souhaiter « all the best for you » ou en une autre langue peu importe. Ne pas y croire parfois. Souvent. Bien heureux de les laisser sur leurs merdes flottantes du cerveau. Acrobate sur le planchon, eux restent là-haut le regarde, envieux, jaloux et heureux aussi un peu.Le débarquement d’un rapproche le débarquement de l’autre, se disent-ils. Ils ne sont déjà plus du même monde et pourtant les uns jettent malgré tout leurs bras droits en l’air bien haut par dessus les batayoles.

Les choses rentrent, avancent ensuite. Dans cette course folle du retour. Dans cette course folle jusqu’à ce moment où la porte s’ouvrira, où sa femme sera là, où il sera là, où la vie reprendra, le couple se réapprendra.

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