4-Souffrance de la vie/mort

9 minutes de lecture

 ''Le contrôle de la situation... j'ai le contrôle de la situation...''

  Voilà ce que Sasha se répétait inlassablement, tentant vainement d'y croire. Elle sentait le souffle saccadé de Gavroche dans son cou, elle entendait son cœur qui battait comme jamais. Elle tenait fermement le pistolet dans sa main droite, un doigt tremblant posé sur la gâchette, l'objectif collé à la tempe dégoulinante de sueur de l'homme blessé. Il avait peur, craignait-il la mort ou la vie ? Dans tous les cas, Sasha se promit de le soulager bientôt de ce poids qu'est la douleur. Elle regardait droit dans les yeux l'homme qui semblait être le chef. Il était en effet le plus armé mais surtout son visage semblait plus dur, plus barbare que les autres. Peut-être était-ce dû à la cicatrice qui lui balafrait le crâne, frôlant l'œil et l'oreille. Sasha n'eut pas eu le temps d'imaginer ce qui avait pu lui arriver que déjà il s'était levé. Il parlait calmement, d'une voix effrayante, tel un prêtre au chevet d'un mourant qu'il haïssait silencieusement, ses yeux rivés sur la jeune qui venait pimenter un peu son triste quotidien.

  -Impressionnant... C'est la première fois que j'vois un truc pareil. Laisse-moi imaginer l'histoire... il y eut alors un moment de calme, de silence mortel à la suite de ces paroles. Il avait la voix tranquille d'un homme écouté, suivi, qui est à la fois itelligent et drôle. Ce garçon est probablement ton petit copain et vous vous êtes rencontrés quand, un soir de pleine lune, il t'a sauvé la vie, in extremis ou alors... Ah ! Je sais ! C'est toi qui lui as sauvé la vie parce que lui il a juste l'air d'un lâche. On voit qui porte la culotte hein ? Enfin bon, quand tu l'as vu en train de se faire défoncer, t'as décidé de te jeter dans la gueule du loup. Un remake bas de gamme de Roméo et Juliette. Pathétique. Bon, dis-moi maintenant que j'ai réussi à percer ton histoire.

  Il souriait. Il ne craignait pas Sasha, loin de là, il s'amusait d'elle. Il savait qu'ils étaient dans une situation dont l'issue ne dépendrait que de son bon vouloir il voulait le lui montrer, la déstabilisant avec son sourire. Cela ne marcha pas, enfin pas totalement. S'il souhaitait se battre avec les mots, la jeune femme en ferait de même, s'emportant peut-être un peu trop, le tremblement de sa voix trahissait son hésitation.

  -Premièrement, je ne me suis pas jeté dans la gueule du loup ; je suis venue donner une petite leçon à des imbéciles écervelés, elle improvisait, les mots venaient tout seuls, comme s'ils étaient prêt depuis des années, mais maintenant qu'elle a commencé, elle ne sait pas quand elle s'arrétera. Deuxièmement, désolé pour ton ego surdimensionné mais tu as tout faux. Bien que ce soient des détails personnels dont je n'ai aucunement envie de te faire part, ce n'est pas mon petit copain, on ne s'est pas rencontrés un soir de pleine lune et aucun de nous n'a sauvé la vie de l'autre. Et, pour ta gouverne, tu sembles être de loin un bien plus grand lâche que lui parce que lui, pour montrer son courage, il n'a pas besoin de se cacher derrière une artillerie. Donc maintenant soit vous nous laissez partir sans provoquer plus de morts, soit je tire sur ton copain qui est en train de se pisser dessus. C'est à toi de choisir.

  À la fin de sa péroraison, on pouvait percevoir dans sa voix plus d'assurance que de peur. Elle ne voulait pas être dure, en réalité, elle était terrifiée, elle redoutait la suite, le moment où il souhaiterait une quelconque sanction pour assouvir son besoin de vengeance et de violence. Cette jeune inconsciente avait eu le malheur de le provoquer, elle ne pouvait pas espérer s'en tirer saine et sauve. La main encore ensanglantée de son ami vint se poser sur son épaule. Il savait lui aussi qu'ils étaient foutus mais, au moins, ils mourraient la tête haute, ensemble. Au grand étonnement des deux jeunes gens, l'homme rit. Ce son endiablé n'avait pour rire que le nom. Auparavant, rire était joie, désormais, ce mot était folie annonciatrice de malheur. Ce n'était peut-être pas lui qui avait frappé directement Gavroche mais il avait, selon toute vraisemblance, ordonné ces coups. Sans lui, leurs vies d'adolescents ne seraient pas en danger de mort. La haine que Sasha éprouvait envers lui décupla lorsqu'il s'arrêta de rire pour annoncer, fièrement, désignant les deux bourreaux du jeune Gavroche :

  -Si c'est à ces gars-là que tu fais référence en parlant de "débiles écervelés" sache qu'ils n'ont pas toujours été comme ça. Ils étaient mes nouvelles recrues, tout juste sorti du cocon. Il y a moins d'un an, ils étaient encore de gentils citoyens, si on peut encore utiliser ce terme-là. Ils vivaient tranquillement avec leurs femmes et enfants dans un coin isolé. Mais un jour, je suis arrivé...

Ce n'était plus seulement Sasha qu'il regardait en souriant, il s'adressait à tout le monde, son regard scrutait sur la foule, cherchant la peur dans chacun.

-Je n'ai gardé comme esclave que le fils du gars que t'es sur le point de tuer. Mais je ne peux pas prendre le risque de le laisser en vie après la mort de la dernière personne de sa famille. Personnellement, j'espérais qu'ils survivraient tous un peu plus longtemps, mais bon, à cause de ta petite intervention... ne t'en fais pas, c'est la vie, pas vrai ?

  Il fixait à nouveau Sasha, attendant une quelconque réponse. Il n'obtint qu'un regard dur, froid, ne montrant pas le moindre sentiment, dépourvu des remords qui accablaient pourtant bien Sasha. La scène se figea un moment, yeux dans les yeux, suspendus dans une autre réalité, ils oubliaient le reste. Une conversation se passait là, au travers d'un simple regard qui durait, Sasha, cachant sa culpabilité derrière sa haine et le bourreau exposant sa folie meurtrière. Voyant la détermination de la jeune femme, il continua.

  -Tu sais quoi ? Malgré le fait que tu m’as publiquement provoqué, je suis prêt à ne pas te tuer, ou du moins pas aujourd'hui.

  Sa tirade fut suivie d'un mouvement de foule. Les spectateurs chuchotaient entre eux, étonnés. Ils conjecturaient la suite des événements. D'un côté, une escroc un peu trop interessée avait déjà lancé les paris, de l'autre, un vieillard impuissant faisait le signe de croix.

Sasha, elle, soupirait, soulagée bien qu'attendant la suite, méfiante, car telle chose ne pouvait se passer qu'avec des conditions et elle présumait que ces dernières ne lui plairaient pas.

  -Pour cela, il te suffit de tuer de sang-froid ce père de famille déjà veuf, d'un coup en pleine tête, condamnant par la même balle son jeune orphelin.

  Silence. Seuls les sanglots du dit-père résonnaient. Sasha culpabilisait d'envisager ce marché mortel comme meilleure solution. Elle avait beau penser à cet enfant bientôt orphelin, elle savait que son père était déjà mort et que sa balle ne ferait que l'achever plus vite. Elle était sur le point de tirer, convaincue de son choix quand un bruit dans son dos, près d'elle, lui permit de déceler une erreur monumentale dans les conditions du bourreau.

  -Et mon ami ? Si je tue cet homme, je veux que la liberté nous soit accordée à tous les deux.

  Dire qu'elle avait pratiquement oublié Gavroche. Elle avait failli presser la détente, tuant ainsi l'homme, son fils et son meilleur ami. Celui-ci avait resserré sa main sur son épaule tressaillante à ce contact, lui-même tentant de cacher ses tremblements. Sasha ne voyait pas son visage mais, en fermant les yeux, elle imaginait les siens encourageants, ses cheveux ébouriffés et son léger sourire. Tous ces détails semblaient la soutenir, faire face au danger avec elle mais ils disparurent lorsqu'elle rouvrit les yeux, la laissant seule. Elle vit alors l'expression de l'homme devant elle, énervée, mais peut-être aussi impressionnée, qu'elle ait su trouver la faille dans son plan. D'ailleurs, il improvisait la suite, s'énervant, tentant de rattraper le coup :

  -Ton ami ? Sérieusement ? Ne me dis pas que tu espères réellement que ton copain survivra à ça. Par sa faute, et la tienne surtout, deux de mes hommes sont morts. Pour cela, je pourrais vous tuer tous les deux, équilibrant ainsi le nombre de tués, mais j'accepte gentiment de te laisser en vie et tu oses te plaindre ! il commença à tourner en rond, tentant de contrôler sa colère, non sans mal. Bien... bien... que proposes-tu ? Tu veux peut-être que je vous laisse tous les deux partir comme ça ? Ce n'est pas ce que veulent les gens, ce n'est pas ce que je veux ! On n'est pas au pays des Bisounours merde !

  La situation semblait alors inextricable, sans espoir pour les deux jeunes. Sasha comprenait maintenant la fatalité qu'elle espérait retarder : Gavroche et elle ne pourraient pas s'en sortir sains et saufs. Tant pis. La vie doit bien s'arrêter un jour ou l'autre. Elle ne mit que quelques secondes avant de prendre sa décision qu'elle énonça à haute voix sans y avoir réellement réfléchi.

  -Ok. Tu veux équilibrer les morts ? Tue-moi mais laisse-le en vie.

  L'étonnement pouvait se lire sur chaque visage. Sur l'homme qui faisait face à cette adolescente qu'il ne comprenait pas, sur l'otage blessé qui continuait de trembler et de sangloter et sur chacun des passants désemparés, attendant impatiemment la suite. Ils pensaient probablement tous qu'elle avait perdu la tête. Peu lui importait. Gavroche était son seul ami et elle n'aurait pas supporté de le voir mourir. D'ailleurs, celui-ci, aussi étonné que les autres, émit une sorte de borborygme qui s'apparentait à un refus de cette idée. Ses blessures le faisaient toujours souffrir. C'était en partie pour cela qu'elle devait faire vite, en plus du fait qu'elle ne voulait pas attendre la mort indéfiniment.

  -Chut ! Ne t'occupe pas de ça !

  Le tortionnaire riait à pleins poumons, tellement qu'il semblait qu'il ne s'arrêterait jamais avant d'avoir rencontré le diable en personne. Il ne le fit que pour demander, reprenant sa voix de dur à cuire :

  -Est-ce vraiment ce que tu souhaites ? Mourir contre la vie de ce p'tit gars comme il en existe des centaines dans le pays ? Tiens-tu donc si peu à la vie ?

  -Non. Je tiens à la vie. Mais je tiens encore plus à mes amis qui se font si rares dans cette terre Libre. Moi je l'emmerde cette liberté qui a créé des gens comme toi mais tu sais quoi ? Je te plains parce que toi, tu ne dois même pas savoir ce que c'est que d'avoir des amis sur qui compter, avec qui rire et pleurer. Et puis, à quoi bon vivre si c'est pour endurer souffrance ? À quoi bon mourir si c'est pour provoquer souffrance ? Lequel des deux est-il le mieux ? Entre vie ou mort, lequel des deux contient le moins de souffrance ? Dis-le-moi, toi qui n'as l'air de n'avoir peur de rien, qui semble profiter d'une vie pleine de mort. J'ai déjà essayé de vivre, ça n'a pas marché donc maintenant autant tenter la mort.

  Un discours de souffrance, de désespoir, qui criait à l'honnêteté. Mais ces mots ne signifiaient rien pour un homme qui avait laissé ses sentiments dans un passé oublié. Il ne mit que quelques secondes avant de répondre, comme un juge corrompu à l'allure impartiale.

  -Ainsi soit-il.

  Gavroche s'agita alors, essayant de prendre la place de la condamnée mais, quand celle-ci se retourna pour lui dire d'arrêter, il était maintenu par deux des membres du gang. Il se débattait sauvagement malgré ses douleurs. Sasha se permit un dernier sourire, admirant son ami une dernière fois.

  Le bourreau s'approcha d'elle, arme à la main. C'était un petit pistolet, semblable à celui que Sasha avait volé, qu'il maniait avec bien plus d'aisance qu'elle. L'arme et lui étaient complémentaires, l'un avait la puissance physique de tuer, l'autre n'attendait que de pouvoir l'utiliser. L'otage que la jeune femme détenait toujours, le père de l'orphelin, s'agenouilla en ne cessant de souffrir, impatient d'accueillir la mort. L'homme passa à ses côtés sans même le regarder avant de se placer juste à côté de Sasha. Il leva lentement son arme jusqu'à ce que l'objectif soit orienté vers sa tempe. Elle fermait alors les yeux.

  -On se retrouvera en Enfer.

  Trois...

  Deux...

  Un...

  Il y eut un coup de feu...

  Puis le silence...

Annotations

Vous aimez lire Sagittaire ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0