Août - "Fin du monde"

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« Arrête » lut-elle sur le post-it.

Le matin pointait à l’horizon, avec les premiers rayons de soleil et la rosée, résidu de la pluie battant la veille. Evelyne ouvrait difficilement les yeux, la tête encore embourbée dans un nuage de songes, et s’aidait de ses mains pour rejoindre la cuisine, telle une aveugle. Après s’être lavé le visage à l’évier, la première chose qu’elle vit distinctement fut le papier jaune collé au frigo.

« Arrête ».

Un rappel pour elle-même. C’était son écriture, quoiqu’en plus maladroit. Une kyrielle de pensées se frayait un chemin dans sa tête pour terminer de la réveiller quand l’embouteillage relança son mal de crâne. Pas très grande pour ses 45 ans, Evelyne attrapa tant bien que mal l’aspirine dans le tiroir supérieur. En préparant un verre d’eau, elle remarqua une seringue abandonnée sur le plan de travail. Soudain, elle écarquilla les yeux. Un mélange de surprise, de prise de conscience et d’horreur. Elle la saisit vivement, et s’en débarrassa dans la poubelle, d’un geste presque solennel.

*

Affalée dans son canapé, elle écrasait un coussin entre ses bras, comme si sa vie dépendait de ce bout de douceur qu’elle serrait contre son cœur. La scène aurait été touchante sans les veines qui transparaissent sous la peau de ses membres, ses mains crispées au maximum que permet l’anatomie humaine, ses yeux exorbités et son regard fixe persistant dans le vide. Evelyne ne ressentait aucune tristesse, aucune joie : rien que le manque. Elle était en manque.

La sonnerie du téléphone fixe déchira le silence du salon. Evelyne bougea les orbites vers le son, sans cligner des yeux, ni bouger d’un millimètre. La sonnerie coupa net, puis reprit quelques secondes plus tard. Elle n’avait pas compté le nombre de coups de fil de la semaine. Ils devenaient de plus en plus fréquents. Seule une fois, elle a décroché le combiné, sans un mot, avant de le laisser tomber. Ses sclérotiques n’avaient perdu de leur couleur rougeoyante quand l’appel s’arrêta de lui-même. Alors elle se redressa soudainement, comme téléguidée vers le plan de travail. Elle avait rangé son précieux dans les tiroirs les plus élevés, afin d’en limiter l’accès. Mais bien sûr, cela ne servait strictement à rien. Elle saisit une chaise pour la placer devant le tiroir, monta dessus et se servit frénétiquement de son bien. Les mains tremblantes, c’est d’une poigne assurée qu’elle se piqua le bras, et avec délectation qu’elle sentit le produit s’infiltrer dans son organisme.

En descendant de son piédestal, Evelyne perdit l’équilibre et s’effondra pitoyablement sur le carrelage. Elle s’accrocha à la poignée du frigidaire pour redresser son corps à demi-conscient. Les paupières mi-closes, elle bredouilla quelques mots qu’elle lisait sur un fond jaune :

« Arrête, vite. Avant qu’il ne soit… »

Trop tard, elle n’y tenait plus. Sa tête cogna le sol dans sa chute, tandis que la porte volait en éclat.

* *

*

Evelyne reprit conscience dans une brume épaisse. Peut-être était-elle morte. Peut-être l’avait-elle rejoint.

Des bips réguliers, des bribes de conversation. Sous elle, un tissu doux, sur elle une couverture. Après quelques minutes, elle comprit que ce qu’elle avait rejoint, c’était un lit d’hôpital. Elle s’efforça d’ouvrir ses yeux et ses oreilles, et tous ces sens, mais ces derniers la gardaient obstinément dans le flou.

Elle se rendormit.

*

Elle n’eut pas à attendre une troisième fois, la bonne fut son deuxième réveil.

« Evelyne… » murmura une voix grave.

La nommée réagit vaguement au grain de voix. C’est à la vue de ses cheveux bruns hirsutes et sa barbe courte et désordonnée qu’elle reconnut son ami et collègue de laboratoire, Stéphane.

« Bon sang, qu’as-tu fait ? » insista ce dernier.

Il lui laissa le temps de reprendre ses esprits. Elle répondit finalement, dans un filet de voix :

« Merci…

Il parut surpris.

- C’est toi qui a appelé chez moi, pas vrai ? Et défoncé la porte d’entrée.

- Heureux de voir qu’une partie de ta réflexion est intacte, soupira-t-il tristement.

- Et l’autre ?

- À toi de me le dire, qu’est-ce qui t’as pris ?

Elle croisa son regard, à la fois dur et inquiet.

- Je menais une expérience…

- Une expérience ? Tu... (il hésita à continuer)

- Je devais comprendre ! s’écria-t-elle avant de grimacer de douleur.

Ces mots sortaient tout droit du cœur, ouvrant la voie aux larmes qui emplirent malgré elle son champ de vision. Son interlocuteur se radoucit, sans en démordre.

- C’était risqué, Evelyne, et irréfléchi de t’infliger ça, sans encadrement qui plus est. Tu connais aussi bien que moi les effets de ces substances sur l’organisme. On a suivi les mêmes cours à l’université, fait nos recherches ensemble, jusqu’à ce que tu ne viennes plus au travail du jour au lendemain. Alors je dois comprendre aussi, pourquoi ?

« Pourquoi ? ». Stéphane se posait la même question qu’elle-même, cinq ans plus tôt.

- Je voulais ressentir ce qu’il avait ressenti.

Il baissa les yeux, l’air de comprendre avant qu’elle ne conclut :

- Je voulais comprendre ce qui avait emporté mon fils.

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