Un autre monde

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Alors qu'ils marchaient, Arse se décida à jeter un coup d'œil vers Saylin. La jeune fille ressemblait légèrement aux gnomes de son pays. Cependant, sa peau était bien plus claire, presque blanche, et aussi lumineuse que le Rideau. Elle était également plus grande, plus fine. Elle se déplaçait avec aisance dans la haute végétation et, malgré son aspect frêle, ses gestes trahissaient une volonté de fer. Sa grande cape violette, aux manches amples, masquait totalement ses formes et lui tombait jusqu'aux chevilles.

À la vue de cette couleur si familière, le lézard s'efforça de détourner le regard, de chasser cette vague de souvenirs qui s'apprêtait à engloutir.

Il ne parvenait pas à distinguer les traits du visage de la jeune fille, volontairement dissimulés derrière la large capuche de son habit. Pas un instant, il n'avait croisé son regard, aperçu son front ou ses joues. Il ne possédait qu'un nom : Saylin, Saylin Fir. En dépit de tous les mystères qui l'entouraient, Arse se surprenait à apprécier le son de sa voix, calme et apaisante. Par l'hésitation qui y avait tremblée, il se doutait que la parole n'était pas son domaine. Poussé par la curiosité, il entrouvrit légèrement les lèvres, prêts à la questionner, puis les referma. Il ne voulait pas troubler ce silence délicieux par des questions indiscrètes.

Le lézard détourna son regard et observa le paysage, si différent de sa terre natale. Il aimait la prestance de la majestueuse montagne vers laquelle ils se dirigeaient. Ses flancs escarpés semblaient incroyablement pentus mais il aperçut un discret chemin qui serpentait sur un versant du pic. Malgré cela, le jeune blessé s'inquiétait de sa capacité à grimper sur un sommet aussi haut, compte tenu de son état pitoyable. Il ressentait ses forces diminuer au fur et à mesure de son effort, et ne souhaitait pas alourdir le poids qu'il représentait pour la jeune fille. Celle-ci regardait droit devant, les mâchoires serrées, toujours un bras sous ses épaules. Par son attitude radicalement différente, Arse se douta que l'objet de son attention l'inquiétait. Mais Saylin ne paraissait pas envisager un retour en arrière.

Enfin, alors qu'il tentait de relever légèrement sa tête devenue lourde, le lézard aperçut un petit groupe d'êtres sous un arbre, semblables à Saylin, mais plus grands, plus larges et moins discrets. Si leur apparence était similaire, leur nature semblait n'avoir rien en commun. Devant eux, d'autres créatures, au pelage touffu et disparate, des animaux sans doute, paraissaient surveiller les nuages sur pattes. Avec un bref coup d’œil vers Saylin, il acquit la certitude que trônait en face d'eux l'objet de ses inquiétudes.

Alors qu'ils se trouvaient à une vingtaine de mètres de l'arbre où les hommes bavardaient, une de leurs bêtes, son regard bleuté fixé sur eux, émit un grondement rauque avant de tourner avec affolement autour des bergers. Ces derniers stoppèrent leur conversation et, tel un seul, se tournèrent vers eux, un sourire aux lèvres. Saylin ajusta sa capuche et continua à avancer, d'un pas plus déterminé encore. Arse comprenait que les hommes au loin la connaissaient mais, encore une fois, garda le silence.

La cadence de Saylin s'accéléra, entraînant Arse dans sa course. Alors qu'ils passaient devant eux, les bergers éclatèrent d'un rire gras, suite à une remarque d'un de leur plus jeune membre. Celui-ci, un bond élancé, emmitouflé dans un gilet de laine crasseux, accueillit avec une fierté narquoise le succès de sa réflexion. Enhardi par le soutien de ses compagnons, il avança d'un pas vers Saylin, la pointa du doigt, et, toujours hilare, répéta sa pique :

" Alors la Cinglée, t'as réussi à trouver chaussure à ton pied ? Entre monstres vous allez bien vous entendre !"

Aussitôt, une seconde remarque, de la part d'un homme plus âgé mais au regard haineux fusa :

" Qu'est-ce que c'est cette horreur ? Je te préviens, si ce reptile immonde s'approche de mes moutons ou de ma maison, c'est la tienne qui brûlera ! La Terre des Vents n'est pas un refuge pour ce genre de créatures cauchemardesques !"

Arse se retint de hausser les sourcils tant ces paroles lui semblaient puériles. Malgré la colère qu'elles lui inspiraient, il préféra attendre la réaction de la jeune fille avant de riposter, les mâchoires serrées.

***

Celle-ci, ne comprenant pas cette cruauté sans source ni raison, malgré l'habitude qu'elle avait à recevoir des moqueries, décida de ne pas entrer dans le jeu des hommes médiocres qui avaient pris la parole. Elle accéléra encore le rythme, sans jeter un regard vers ses agresseurs. Elle non plus ne savait pas les origines du lézard, mais avait bien une certitude : il avait besoin d'aide. Et seul ceci importait, quoi qu'en disent ces hommes bourrus.

Sous sa capuche, une larme roula le long de sa joue. Pas une larme de tristesse, ni de colère. Une perle, témoin de sa pureté et de son incompréhension.

***

En apercevant la gouttelette s'écraser au sol, Arse se sentit brusquement bouillonner de rage. Il n'appréciait guère que l'on s’attaque à son honneur, et encore moins d'une manière aussi lâche. Il savait que la moquerie avait touché Saylin, qu'il en était la cause. Sans lui, elle aurait pu aisément les éviter, ou mieux, se défendre. Mais avec un blessé à soutenir, elle était impuissante.

Le temps qu'il réfléchisse, la jeune fille l'avait entraîné une dizaine de mètre plus loin, mais les gloussements des hommes dans son dos atteignaient encore ses oreilles.

N'y tenant plus, il tourna sa tête vers eux, repéra en une fraction de seconde ceux qui avaient parlé et planta ses yeux dans les leurs. Quand leurs regards se croisèrent, celui braisé et plein de colère d'Arse faillit enflammer par son simple éclat celui empli de goguenardise du jeune berger ainsi que celui dur et implacable de celui plus âgé. Leur visage devinrent livide, les rires s’interrompirent net.

Arse esquissa un sourire puis se retourna vers Saylin. Sa capuche rabattue jusqu'au menton, il ne parvint pas à déchiffrer la moindre de ses émotions avant que leur progression ne s'arrête, au pied du Pic.

Le lézard en profita pour se laisser aller doucement au sol, sur une grosse pierre en bas de la pente. Il tâchait de le dissimuler, mais, intérieurement, il se sentait essoufflé, fatigué. Le sang avait arrêté de couler de sa blessure mais vu sa profondeur, il savait pertinemment qu'elle prendrait du temps à guérir complètement.

***

Saylin, elle, s'éloigna sans un mot et s'assit quelques mètres plus loin, dans ses pensées. Trop de choses s'y bousculaient à la fois. La remarque des bergers, leur simple existence et sa propre douleur. Une souffrance qui ne venait pas d'elle, ni des bergers. Une tristesse qui provenait de ce lézard. Elle percevait le chagrin immense et silencieux qui le rongeait. Inconsciemment, elle le partageait, le subissait et en allégeait le poids en son cœur.

Émue, elle releva les yeux vers le Rideau. Sa lueur était devenue tamisée, légèrement orange, ce qui annonçait la fin de la journée et la tombée de la nuit. Préférant ne pas avoir à faire toute l'ascension dans l'obscurité, la jeune fille se releva et rejoignit le lézard, sans un mot. Celui-ci comprit et, avec son aide, se releva pour marcher de plus belle.

Monter le sentier s'avérait bien sûr plus difficile que le descendre et malgré l'expertise de Saylin, leur progression restait très lente. Arse allait de moins en moins vite, souffrant de sa blessure. Elle sentait qu'elle le portait, qu'il ne tenait plus mais continua à aller de l'avant. Arrivée dans les hauteurs, le Vent retourna auprès d'elle, pour lui donner force et persévérance. Saylin accepta son aide avec plaisir et se sentit revigorée, entraînant son camarade dans son sursaut d'énergie.

***

Quand ils aperçurent une petite bâtisse de pierre, la lumière du Rideau s'était totalement évanouie, seules quelques gouttelettes étincelant d'une blancheur cristalline traversaient la cascade. Arse ne parvint pas à en détacher son regard. Chez lui, ces fragments de pureté se faisaient appeler les Étoiles... Encore une fois, assailli par la douleur de ses souvenirs, il les balaya furieusement, les yeux embués de larmes.

Ces pensées lui donnèrent la force de se traîner jusqu'à l'habitation de Saylin. Elle était adossée à une paroi rocheuse qui menait au sommet du pic. D'un maigre interstice entre les blocs de pierre qui la composait, Arse aperçut une lueur dont la teinte lui était familière. Sur le toit, une petite cheminée laissait un mince filet de fumée s'échapper et tournoyer dans les airs.

Alors que Saylin poussait la lourde porte de bois, Arse respira avec joie l'odeur délicieuse du bois léché par les flammes. La jeune fille passa la tête dans la porte et, dans un coin de l'unique pièce, contempla son père assoupi dans une paillasse. Un léger ronflement, régulier et apaisant, s'extirpait de sa gorge. Il était enrobé dans une épaisse cape de fourrure brune, fermée par une simple broche, en forme de croc. Ses cheveux longs et emmêlés, noirs comme la nuit, était parsemés de gris-gris en tout genre et lui tombaient inégalement sur les épaules. Son épaisse barbe, plus soignée que sa chevelure, mais tout aussi décorée s'ornait de deux tresses qui se rejoignaient à leurs extrémités.

Saylin fit un signe de la main au lézard et s'engagea à pas de loup dans la petite salle. Elle s'assit dans une couchette rudimentaire, de fourrure et d'herbes sèches, puis lui indiqua de faire de même. Celui-ci la remercia d'un signe de tête et s'allongea immédiatement, épuisé physiquement comme mentalement. Il ferma les yeux, soupira de fatigue puis profita de ce lit de fortune.

Cela faisait trop longtemps qu'il n'avait pas dormi, qu'il n'avait pas eu l'occasion de faire le tri dans ses pensées. Refusant de songer à la catastrophe qui avait entraîné son départ, il tourna sa méditation vers la jeune fille qui l'avait sauvé, et qui lui offrait désormais un abri et du repos. Après une après-midi à ses côtés, il s'avoua qu'il aimait sa compagnie discrète et apaisante. Elle ne parlait pas quand il n'y avait rien à dire et remplaçait les longs discours par sa seule présence.

Bien que le mystère qui l'entourait restait entier, à commencer par son visage, il s'en voulait de ne pas l'avoir défendu davantage face aux bergers. Il ne souhaitait pas se faire intrusif mais cette cruauté l'avait profondément troublé. Leurs deux univers si différents par bien des aspects se trouvaient tout de même quelques points communs, dont certains que le jeune lézard aurait préféré ne jamais rencontrer à nouveau.

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