D'étranges dons

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Quand Arse se réveilla, il était seul dans la maison ; aucune trace de Saylin ou de son père. Le feu qui brûlait dans l'âtre était éteint, mais la pièce s'emplissait de sa douce odeur. Par la lumière qui filtrait à travers les murs de pierre, le lézard déduit que le jour s'était déjà levé, il y a plusieurs heures.

Alors qu'il se redressait, il remarqua le fin tissu blanc, à peine taché de sang, enroulé autour de son abdomen. Mi-étonné, mi-reconnaissant, il effleura du bout des doigts le bandage, titilla un instant ce qui avait failli être une blessure mortelle. Plus de douleur. Quel que soit le moyen de guérison, il avait été efficace. Il n'avait même pas perturbé son sommeil. Son sommeil... Depuis combien de temps n'avait-il pas aussi bien dormi ? Trop longtemps sans doute... Cette seule pensée lui arracha un bâillement.

Tandis qu'il quittait à pas de loup sa couchette de fortune et se dirigeait vers la porte, toujours aux aguets, la primarité de l'habitat lui sauta enfin aux yeux. Le foyer de Sayli se résumait à une cheminée où rougeoyaient encore les dernières cendres du feu de la nuit ainsi qu'à quelques paillasses et tas de fourrures. Rien d'autre. Dans un coin étaient entreposés les restes de viande et de fruit, dans un autre le tas de bois,et dans un dernier les quelques armes utiles à la chasse. Bien qu'il n'avait pas pour habitude de vivre dans l’opulence, ce manque de biens le frappa tel un coup de fouet. Il ne l'avait pas remarqué à son arrivée, trop absorbé par sa fatigue, et le découvrait désormais comme une mauvaise surprise. Après avoir balayé les quelques tiges de pailles encore agrippées à ses jambes, il poussa la porte de bois dans un grincement sinistre, témoin des années qu'elle avait traversées.

L'intensité de la bourrasque qui l'accueillit au dehors le surprit tant qu'il dut réprimer un hoquet d'étonnement. Mais bien vite, le Vent se dissipa et alla danser dans les cimes des sapins alentours, comme désintéressé par le nouvel arrivant qu'il était. L'air pur qui s'était engouffré dans ses narines esquissa un sourire serein sur son visage. Malgré le froid qui lui grimpait sur les écailles, le Vent qui bourdonnait encore à ses oreilles, et le bandage qui entourait son ventre, il n'avait qu'une envie : rire aux éclats. Il était en vie. Après tout ce qu'il avait vécu, il était en vie. Le paysage qui lui faisait face ne cessait de lui donner raison. La hauteur du mont lui prodiguait l'impression d'être sur le toit du monde, de presque toucher du bout des doigts l'anneau supérieur, seul ciel, de roche et de terre. Il repéra le Rideau, à nouveau lumineux, comme en pleine après-midi, et à son pied, les prés où il avait atterri. Ce n'était pas un rêve, ce n'était pas la mort, c'était la vie.

Quand enfin son regard de braise se détacha du paysage au loin, il remarqua, à quelques mètres de lui, une silhouette fine dont les pans de la cape battait ses flans au rythme des bourrasques. De dos, assise en tailleur sur une longue pierre plate. Avec le contre jour, il ne parvint pas à distinguer la couleur de son habit, mais son intuition la lui souffla sans difficulté : violet.

Sans un bruit, il s'avança de quelques pas sur le sentier de roche et plissa les yeux, gêné par la lumière éclatante du Rideau. Jamais il n'était si brillant sur sa terre natale... Ses yeux s’accommodèrent doucement à la lumière et, enfin, il distingua nettement Saylin, en pleine méditation. Sa capuche, baissée, dévoilait un crâne nu, découvert de tout cheveu. Cela n'étonnait pas le lézard. Chez lui, personne n'avait de cheveux. Mais, après avoir observé la tignasse des bergers et de son père, il eut le sentiment que cette absence n'avait rien de normale. Sa contemplation terminée, il s'approcha doucement de son hôtesse.

À peine avait-il fait un pas qu'elle tournait brusquement la tête vers lui et plantait son regard dans le sien. Le lézard s'arrêta net et crut s'y noyer, s'y perdre. Ses yeux étaient étonnamment grands mais ne comportaient ni pupille, ni iris. Leur totalité était emplie d'un bleu si pâle qu'il paraissait blanc, clair et limpide comme le Rideau. Le lézard se sentait happé par ce regard déstabilisant, qui semblait lire en lui comme dans un livre ouvert, lui perçant le cœur et l'esprit. Jamais il n'avait vu une telle étrangeté, si perturbante et pourtant incroyablement fascinante. Arse se sentait si faible par rapport à ces yeux, véritables perles de la nature, mais aurait voulu les contempler pour l'éternité, dans un état second.

Pourtant, quand un battement de paupières coupa leur contact, Arse se sentit libéré d'un poids, d'une présence en lui, pas malveillante, seulement pénétrante. Bouleversé, il s'effondra au sol, sans opposer la moindre résistance. Du coin de l’œil, il distingua Saylin rabattre sa capuche jusqu’à son menton puis s'approcher de lui à pas feutré.

"Je pense que tu comprends mieux ma situation maintenant, lâcha-t-elle d'une voix douce, tout en s'asseyant à côté de lui."

Le tutoiement sembla naturel à Arse après ce qu'il venait de se passer.

"Je suis le Monstre, la Cinglée, la Bizarre..."

— Qu'est-il arrivé à tes yeux ? rétorqua-t-il au bout d'un instant.

— Rien. Il ne leur est rien arrivé. Ils ont toujours été comme cela, et je ne sais pas pourquoi."

Elle fit une longue pause, où seul le murmure du Vent venait troubler le silence.

"Certains... Certains disent que c'est la mort de ma mère qui les a rendu ainsi. Qu'en la privant de la vie, j'ai dû payer en retour."

Sa phrase s'était évanouie dans un chuchotement, comme une honte à dissimuler.

Arse ne put s'empêcher d'enfoncer ses griffes dans la terre et de serrer les dents de colère. Il n'y croyait pas. Bien qu'il ne connût pas le monde de Saylin, il était sûr d'une chose, jamais une mère ne se vengerait de son enfant. Il se doutait que l'hypothèse de la jeune fille lui avait été soufflée et qu'elle avait fini par y croire, au moins en partie.

" Je suppose que ces gens disent aussi que tes yeux sont ceux de la mort ou du mal, soupira Arse."

En guise de réponse, la jeune fille hocha légèrement la tête.

" C'est donc cela que tu caches sous cette capuche, tes yeux ?

— Moi... Je me cache moi, car personne ne saurait rester de marbre à la vue de mon crâne chauve ou de mes yeux souffla-t-elle."

Le lézard resta quelques instants silencieux. S'il n'avait pas réagi à son absence de cheveux, son regard pénétrant ne l'avait pas laissé insensible. Elle avait raison.

" Difficile de ne pas réagir à la vue de telles merveilles... souffla-t-il finalement. Qu'as-tu vu en moi ? Je sais qu'il s'est passé quelque chose tout à l'heure."

Sans bouger d'un cil, Saylin murmura, la gorge serrée :

" J'ai vu de la douleur... de la douleur et du chagrin. Un désir de vengeance aussi, qui te consume de l'intérieur..."

Elle fit une courte pause, cherchant ses mots.

"Ton... Ton cœur est un brasier qui n'arrêtera de crépiter que lorsqu'il sera en paix. Je ne connais pas ton histoire mais je sens que tu as perdu, que tu as perdu plus que tu n'avais."

Les sourcils froncés, Arse déglutit difficilement. Saylin avait bel et bien lu en lui.

" Je viens d'une autre terre, bien différente d'ici. Mon peuple est en guerre, et se fait exterminer à petit feu. Je suis sans doute l'un des derniers survivants, probablement le dernier des Calcinés... J'ai fui, je suis parti chercher de l'aide..."

Ces quelques phrases suffirent à remuer un tourbillon de souvenirs, de regrets, de souhaits dans l'esprit du lézard. Ces événements, vieux d'une journée, et pourtant ancrés dans sa mémoire tels des légendes anciennes.

"Qu'est ce que la "guerre" ?

— Tu ne sais pas ce qu'est la guerre ?"

Cette question lui semblait si inimaginable qu'il peina quelques instants à trouver des mots pour décrire ce concept si familier, et pourtant si complexe.

"Imagine deux peuples, qui s'affrontent, se battent, se chassent, sans aucune pitié, sans aucun remord. Pour des territoires, des richesses, du pouvoir... De la folie... La guerre dont mon peuple est victime n'a ni raison, ni justice. C'est uniquement un immense massacre. Des soldats meurent au combat, mais des civils aussi, chez eux. Ma... Ma famille est morte, sous les décombres de mon foyer. Ne te frotte jamais à la guerre, elle est trop puissante, imprévisible, cruelle et aveugle..."

A nouveau, une vague de souvenirs l’assaillit, qu'il tenta de refluer. Ces vérités lui faisaient si mal, si mal... Et pourtant, il en avait été témoin, victime, acteur...

" Et toi, Calciné, qui es-tu ? chuchota Saylin, la voix tremblante."

Arse ouvrit la bouche, prêt à lui expliquer ce qu'était un Calciné, puis se ravisa. La jeune fille n'attendait pas ce genre de réponse.

" Je ne sais pas vraiment qui je suis, je ne sais plus. Toutes mes certitudes se sont effondrées et j'ai maintenant l'impression de nager en plein brouillard... Il y a quelques heures, je croyais être Arse le Sombre Écaille, l'un des meilleurs Calcinés de ma génération. Je m'étais entraîné durement pour obtenir ce rang et ne me voyais aucun autre avenir que celui de guerrier qu'il me promettait. J'étais destiné à me battre contre les gnomes, pour sauver mon peuple, protéger la justice, mais l'avenir en a décidé autrement..."

Le lézard crut qu'un étau compressait son ventre au fur et à mesure qu'il parlait. Comment de simples mots pouvaient-ils faire aussi mal ?

"J'ai fui, comme un lâche. Tant de mort, tant de désolation... J'étais blessé, tous mes compagnons étaient tombés, je n'avais plus le choix. Je me suis précipité vers le Rideau, prêt à tenter le tout pour le tout. Je me suis évanoui alors que l'eau m'entourait, me transportait... Et maintenant, me voilà, dans un pays étranger, seul, perdu, blessé et possesseur d'un unique objectif. Je n'aurais jamais dû partir, j’aurais dû mourir auprès de mon peuple. Je ne suis plus que le fantôme d'un Calciné en quête de vengeance et de justice."

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