Murmures dans le vent

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Saylin tendit l'oreille, heureuse de percevoir le sifflement familier du Vent qui soufflait sur ses joues puis s'engouffrait dans sa capuche. Tandis qu'un sourire frais s'esquissait sur ses lèvres, ses paupières s'ouvrirent avec douceur. La simple vision du paysage qui lui faisait face suffit à faire vibrer de joie son être entier. Ses prunelles cristallines caressèrent le Rideau, cascade d'eau scintillante et immortelle, si éblouissante que sa vue se brouilla derrière une myriade de taches blanchâtres et ondulantes. Elle dirigea ensuite son regard vers le pied du mont où elle était perchée. Des centaines de mètres en contrebas, une multitude de moutons, silhouettes cotonneuses au cœur de grands prés verdoyants, profitaient du retour des beaux jours sous la surveillance fébrile de quelques bergers et leurs chiens.

Avec une inspiration apaisée, Saylin descendit de la roche où elle était assise en tailleur et attrapa son bâton d'un geste fluide. Alors qu'elle se mettait en marche, elle ressentit sous ses orteils nus le moindre petit caillou qui composait le sentier.

Descendant d'un pas tranquille le long du chemin escarpé, la jeune fille épousseta sa lourde cape de laine, couleur de violette et en retira toutes les saletés qu'elle avait amassées durant la matinée. Décidée à laisser libre cours à ses pensées volatiles, Saylin songea qu'elle pourrait suivre sa route les yeux fermés, tant elle la connaissait. En effet, elle avait pris pour habitude de l'emprunter chaque jour afin de s'éloigner du village. Elle continua donc à avancer, les paupières closes, seulement attentive aux murmures du Vent qui bourdonnaient encore à ses oreilles.

Lorsque le souffle perdit de son intensité, elle devina que son trajet touchait à sa fin : la brise se faisait moins présente dans la vallée, préférant la compagnie des montagnes à celle du Rideau. Saylin ne comptait plus le nombre de fois où le Vent lui avait partagé l'exaspération qu'il ressentait envers le manque de délicatesse de la cascade, dont l'éternel écoulement se traduisait par un tumulte continu, disgracieux comparé aux doux bruissements de l'air. La jeune fille ne partageait pas l'opinion de son ami. Le Rideau était la plus belle chose que son regard avait pu admirer, et elle ne se souciait que bien peu du fracas des gouttelettes lumineuses qui le composaient.

Quand ses pieds fourmillèrent au doux contact de l'herbe de la plaine, Saylin rouvrit les yeux. Elle ne percevait désormais que les bêlements des moutons et le tumulte de la cascade. D'un regard, elle jaugea la distance qui la séparait du Rideau, tout en évaluant l'itinéraire qu'elle emprunterait pour éviter la présence des bergers. Ces derniers semblaient s'être rassemblés à l'ombre d'un arbre, un œil sur le troupeau, et discutaient gaiement.

Saylin ne s'attarda pas sur eux, mal à l'aise. Elle préférait en général éviter la compagnie humaine, qui ne la comprenait pas et n'acceptait pas ses différences. Parmi les bergers, elle avait reconnu un ou deux visages de jeunes de son âge, avec qui elle n'avait jamais entretenu de bonnes relations.

Bien que cet événement datait d'il y a plusieurs années, Saylin parvenait presque à ressentir à nouveau la douleur provoquée par leurs pierres, lancées sur son visage quand ils étaient enfants. Ces pierres lancées par la même main que celle qui flattait maintenant l'encolure d'un chien de berger, aux poils longs et soyeux, la langue pendante. Ce souvenir la conforta dans son envie de les éviter et c'est avec les poings serrés qu'elle commença à longer la frontière entre roche et herbe dans la direction opposée.

Quand elle fut assez éloignée, la jeune femme bifurqua et s'engagea à travers les hautes herbes, entre quelques moutons, mais invisible aux yeux des bergers. Plus elle se rapprochait de sa destination, plus le fracas du Rideau se faisait assourdissant à ses oreilles. D'une main, elle releva suffisamment sa capuche pour lever les yeux, pleine de l'espoir illusoire d'y distinguer la source de la cascade.

Au-dessus d'elle, ce qui faisait office de ciel ressemblait à une immense roche, parfaitement alignée sur la terre qu'elle foulait. Comme si deux anneaux de terre et de roche flottaient, l'un au-dessus de l'autre, identiques par la taille et la forme. C'était de là-haut que venait le Rideau, voire plus loin encore.

Cependant, Saylin baissa la tête avant d'avoir fini son analyse, trop éblouie par la lumière pure et cristalline qui se dégageait de la chute d'eau. Le Rideau, qui entourait tel une barrière l'anneau de terre et de montagne où elle vivait, représentait son unique source de lumière, et son intensité variait au fil du temps. D'un coup d’œil, elle nota que la matinée avait laissé place à l'après-midi : la clarté avait délaissé sa douceur et sa légèreté matinales pour une puissance impressionnante, envahissante.

Peu après, Saylin atteignit le bord de l'Anneau, où quelques gouttes du Rideau couvraient les herbes alentours de leur scintillement délicat. En silence, elle retroussa les amples manches de sa cape, dévoilant ses bras fins à peau d'albâtre, et mit ses mains en creux dans le filet d'eau. Le liquide se déposa doucement sur ses paumes, comme doté d'une volonté propre. Puis, souriante, elle remonta les mains vers son visage, se mouilla le front et, bien que l'eau ne fût pas particulièrement froide, se sentit rafraîchie, vivifiée. D'un coup d’œil, elle crut se noyer dans le vide qui séparait la cascade du bord de la terre. Un vide dévorant et mystérieux, où personne ne s'était jamais aventuré.

Saylin profita ensuite d'être venue ici pour se désaltérer, ne pouvant s'empêcher de penser, comme à son habitude que l'eau séparée de la cascade perdait sa luminosité, devenait transparente et potable, sans goût ni odeur mais délicieusement apaisante.

Rassérénée, la jeune fille s'assit au bord du vide, les genoux repliés contre elle et la tête dans les bras, confiante et détendue. Elle se souvenait pourquoi elle était venue jusqu'ici et avait la certitude que son ami ne s'était pas trompé lorsqu'il l'avait prévenue. D'un instant à l'autre, ce qu'il lui avait murmuré devait arriver. Elle resta donc immobile, en silence, tâchant de percevoir chaque mouvement sur ce qui l'entourait. Le balancement des herbes sous les légères gouttes d'eau qui les effleuraient ainsi que les minuscules tremblements de terre provoqués par les pas des moutons. Elle ferma les yeux et n'eut pas conscience du temps qui s'était écoulé quand elle sentit une masse s'écraser dans l'herbe à son côté.

Avec un calme inadapté à la situation, Saylin rouvrit ses paupières et jeta un regard dans la direction de ce qui était tombé. Elle se doutait que la créature serait étrange et différente de ce qu'elle connaissait, mais jamais elle n'aurait imaginé un tel être. L'individu allongé au sol, la tête dans l'herbe, était recouvert d'écailles noires comme la nuit, à l'apparence étrange, comme brûlées. Il n'était vêtu que d'un pagne relié à une ceinture, d'un matériau inconnu, semblable à du cuir. Du pagne, qui ne lui arrivait qu'au genou, dépassait une queue, similaire à celle d'un lézard, aussi longue que ses jambes et pareillement couverte d'écailles carbonisées. Les yeux de Saylin glissèrent placidement vers les membres inférieurs de la créature, deux jambes puissantes aux muscles saillants, et terminées par de longs pieds à quatre orteils, pourvus de griffes aussi blanches que la neige. Lorsque son regard remonta vers le haut du corps, Saylin remarqua que ses bras étaient très semblables à ses jambes, dotés de mains à cinq doigts, comme les siens, mais griffus également.

Poussée par la curiosité, la jeune fille se leva, saisit son épaule et le fit basculer sur le dos, veillant à ce qu'il ne tombe pas dans le vide. Elle retint un hoquet de surprise en voyant l'état désastreux de ce qui semblait être un jeune homme-lézard. Un cercle quasi parfait perçait son abdomen d'où suintait un épais filet de sang. Sa chair avait été lacérée par quelque chose qu'elle n'arrivait même pas à imaginer. Sa blessure sentait le brûlé et, à l'intérieur de son ventre, Saylin entrapercevait un reflet mystérieux, comme si un objet était logé dans la plaie. De plus, sur tout son corps, de nombreuses coupures recouvraient ses sombres écailles de sang.

Avant d'agir, Saylin préférait avoir connaissance de toutes les informations en sa disposition. Elle n'agissait jamais sous l'impulsion de ses émotions, contrairement à ses pairs, et veillait à toujours conserver le contrôle de ses sentiments.

Elle continua donc son inspection, et se concentra sans doute sur l'élément le plus étrange de cette créature, sa tête. Il n'avait pas de cheveux, de sourcils ou de barbe, pas d'oreilles ou de nez, juste deux grands yeux clos et un museau reptilien. Ce dernier était surmonté de deux fentes, sûrement ses narines. De sa bouche légèrement ouverte dans une expression de souffrance, elle distinguait de longs crocs bestiaux. Trois cornes, immaculées comme ses griffes et de plus en plus longues se dressaient, l'une entre ses deux yeux, la seconde au milieu de son front et la dernière, la plus imposante, au sommet de son crâne. Deux autres rangées de minuscules pointes blanches faisaient office de sourcils, lui donnant une expression de douleur silencieuse.

Après cet examen, Saylin décida d'agir, pressée par les faibles battements de cœur du lézard. Jamais elle n'avait procédé à une opération de telle envergure, et encore moins sur un être humanoïde. Pourtant, au fond d'elle, la jeune fille était convaincue qu'elle pouvait y arriver.

Elle se pencha au-dessus de la monstrueuse blessure et, avec une moue écœurée, plongea sa main à l'intérieur pour retirer l'objet. À ce contact, le blessé se cambra, releva la tête avec un hurlement de douleur, tandis que la jeune fille, surprise retirait sa main. Ses paupières s'ouvrirent en un sursaut et dévoilèrent deux yeux aux pupilles reptiliennes, dont la noirceur absolue contrastait avec leur iris rouge-orangé. Lorsqu'il planta son regard sur elle, Saylin eut l'impression qu'un brasier crépitait à l'intérieur. Il leva un de ses bras, posa sa main sur la sienne, lui saisit le poignet puis reposa sa tête au sol, trop faible pour bouger davantage. Son étreinte sur Saylin s'affaiblit jusqu'à la lâcher complètement. Le jeune souffrant avait à nouveau sombré dans l'inconscience.

Tout cela, mis à part le cri du lézard, s'était passé en silence.

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